La résistance par
la parole : portrait de Pramoedya Ananta Toer.
L´incarcération d´un écrivain par un pouvoir intolérant et despotique vise
non seulement à mettre sous le boisseau toute pensée divergente, à néantiser
toute œuvre qui ose poser des questions qui dérangent, mais aussi à effacer
toute trace de résistance. L´incarcération d´un écrivain qui se sert de sa
plume pour créer des mondes imaginaires, mais aussi pour dénoncer les atrocités
d´un pouvoir ignominieux peut avoir souvent le but de montrer à ceux qui
ébauchent ne serait-ce qu´une timide contestation que même l´intelligence n´est
pas en mesure de défier l´autorité et la toute-puissance du chef, du manitou,
du commandant suprême.
En Indonésie, à l´arbitraire du pouvoir colonial néerlandais ont succédé
des dictatures qui ne se sont pas accommodées, cela va sans dire, d´une pensée
libre et humaniste. Aussi- les écrivains ont –ils payé le prix de leur liberté
et de leur anticonformisme, en premier lieu desquels celui qui est aujourd´hui
tenu pour un des plus grands-peut-être le plus grand et sans doute le plus
connu à l´étranger-écrivains indonésiens du vingtième siècle : Pramoedya
Ananta Toer.
Né le 6 février 1925 à Blora, dans l´Île de Java, celui qui était
d´ordinaire surnommé simplement «Pram» était le fils aîné d´une marchande de
riz et d´un instituteur proche du Budi Utomo(«intelligence suprême», en
javanais), le premier mouvement organisé indigène des Indes Néerlandaises qui soit
parvenu à obtenir des représentants au Volksraad(«Conseil du Peuple»)et dans
les conseils régionaux à Java avant de se dissoudre en 1935. Pramoedya Ananta
Toer a fréquenté l´école professionnelle de radio de Surabaya et a travaillé
comme dactylographe pour un quotidien japonais pendant l´occupation du pays par
les troupes nippones.
Encore jeune, il est devenu journaliste juste avant la proclamation de
l´indépendance de l´Indonésie. Cette proclamation, les Pays-Bas ne l´ont pas
vue, bien entendu, d´un bon œil, et pendant quatre ans un conflit a opposé le
pouvoir colonial à la jeune république, période dénommée révolution
indonésienne pendant laquelle Pram-qui écrivait déjà des nouvelles et avait
rejoint un groupe de pemuda (jeunes) à Java- a connu son premier séjour en
prison (entre 1947 et 1949) sous des chefs d´accusation d´espionnage. Cet
emprisonnement aussi douloureux fut-il lui a quand même permis d´écrire une de
ses toutes premières œuvres de référence : Le fugitif, roman où l´auteur
fait dire à l´un de ses personnages que le monde n´est fait que d´oppressions
de toutes sortes et que si quelqu´un s´avise de s´opposer à l´oppression qui
pèse sur tout le peuple et sur chacun, il aura contre lui le monde entier.
Après l´indépendance, proclamée définitivement et reconnue par les Pays-Bas
en 1950, Pramoedya Ananta Toer a pu assoir sa réputation en tant qu´écrivain et
développer son œuvre imprégnée d´une pensée humaniste et inscrite dans la
lignée des grands maîtres d´une littérature occidentale réaliste, sociale et
engagée. Si dans la plupart de ses œuvres il s´est beaucoup penché sur les
problèmes et l´histoire de son pays, son message a une portée universelle.
Pramoedya Ananta Toer a dépeint dans ses romans et ses nouvelles non
seulement la lutte des indigènes contre la mainmise coloniale hollandaise, mais
également les difficultés des indonésiens à se dépêtrer du carcan d´une
féodalité qui marquait encore des pans entiers de la société. Dans un roman de
1962, La fille du rivage-Gadis Pantai,
Pram nous raconte l´histoire de la jeune fille d´un pêcheur de la côte nord
–est de Java qui fut demandée en mariage par un aristocrate local, fasciné par
sa grande beauté. N´ayant que quatorze ans, elle n´a guère le choix dans cette
Java féodale du début du vingtième siècle. Ce mariage arrangé a fait basculer
la jeune fille d´une vie certes pauvre et rude mais naturelle dans une existence
cloîtrée dans la vaste demeure ceinte de murs de son époux, le Bendoro. La
jeune fille, malheureuse et devant s´adapter à sa nouvelle vie, va lutter
jusqu´au bout pour rester libre. Dans un roman précédent, Corruption, paru en
1954, dans les premières années de l´ère Sukarno, nous sommes témoins des
illusions qui s´évanouissent après l´effervescence de l´indépendance à travers
le parcours d´un petit fonctionnaire qui, un beau jour, faisant fi des
principes moraux dont il se réclamait jadis, touche des pots-de-vin. Il s´en
donne à cœur joie, mais la peur le talonne…
Les premières années après l´indépendance ont été plutôt tranquilles pour
Pramoedya Ananta Toer. Il a séjourné aux Pays-Bas dans le cadre d´un programme
d´échanges culturels et il a effectué d´autres déplacements, notamment en
Birmanie, au Turkménistan, en Inde et en
Chine. Il a rédigé aussi des chroniques pour un journal proche des communistes
et a traduit des œuvres d´auteurs russes dont Gorki et Tolstoï. Néanmoins, en
écrivain engagé qui n´a jamais dérogé à ses principes et en journaliste
non-conformiste qui ne faisait pas de concessions au style tiède et peu incisif
de ses contemporains, Pramoedya Ananta Toer fut derechef jeté en prison, cette
fois-ci pour un an et pour avoir dénoncé la politique de discrimination
politique à l´encontre de la communauté chinoise dans son essai Les Chinois en
Indonésie. Un livre qui n´a pas plu au président nationaliste Sukarno.
Au bout d´un an
donc, Pram a recouvré sa liberté et a continué à dénoncer les compromissions
historiques de l´élite indonésienne avec le colonialisme. Sa voix avisée qui s´insurgeait
contre toute inégalité était de plus en plus entendue et partant son audience
s´accroissait au fil du temps.
En septembre
1965, l´Indonésie a sombré dans la terreur du pouvoir discrétionnaire du
général Suharto qui a organisé des massacres d´une violence inouïe. Cette
répression s´est soldée par plus d´un
million de morts, des nationalistes et des communistes pour la plupart. Pram a
payé les frais de ses engagements politiques et sociaux. Dans la nuit du 13
octobre 1965 il fut enlevé par des militaires cagoulés qui l´ont emmené à l´île
de Buru, un bagne qui n´avait rien à envier à l´île de Sakhaline que le
romancier russe Anton Tchékhov avait su si bien décrire dans son livre-
reportage publié en 1895. Pram y est resté quatorze longues années où, pour ne
pas sombrer dans le marasme, il faisait aux autres prisonniers le récit des
légendes javanaises. C´est pendant le séjour dans ce sinistre pénitencier qu´il
a imaginé son chef-d´œuvre-dont il a fixé plus tard le texte quand il a obtenu
du papier-en cours de publication maintenant en français chez Zulma : la
tétralogie Buru Quartet. Fouillant dans ses mémoires et dans l´histoire de
l´Indonésie coloniale, Pram a rédigé une vaste fresque politique et historique,
incroyable machine romanesque.
Les deux
premiers volumes de la tétralogie, Le monde des hommes et Enfant de toutes les
nations se lisent à la fois comme le portrait de la génération des luttes
anti-impérialistes et comme l’histoire d’un intellectuel indonésien oscillant
entre les valeurs de l’Asie et celles de l’Occident. Les colons hollandais
régnaient sans partage sur les Indes néerlandaises, mais les jeunes révoltés
–comme Minke, étudiant en journalisme- se trouvaient devant un dilemme qui les tourmentait
énormément: si d´une part ils étouffaient dans une société indigène qui ne leur
offrait guère de perspectives, d´autre part, ils ne pouvaient nullement adhérer
sans rechigner aux mirages proposés par le monde occidental, symbole du
colonialisme qui oppressait leur pays. Minke, qui est fils d´un régent, épouse Annelies
la fille d´un colon hollandais et de sa concubine javanaise, mais ce genre de
mariages, comme on l´avait déjà vu dans La fille du rivage-Gadis Pantai,
risquent de charrier nombre de problèmes du fait des barrières entre les races
et les classes sociales. Tout s´achève par un drame puisque Minke et Annelies
ne pourront vivre ensemble…
Dans le
troisième volet, Une empreinte sur la terre, on voit Minke changer de vie.
Laissant derrière lui Surabaya, il entre à la Stovia, l´école de médecine de
Betawi, seul établissement supérieur ouvert aux indigènes. La notoriété qu´il
avait acquise en rédigeant ses articles font de lui un élève à part. Néanmoins,
il ne peut aucunement échapper au système en place :Minke doit renoncer à
ses vêtements européens pour s´habiller à la mode javanaise et marcher pieds
nus. Où qu´il se tourne, même dans les cercles hollandais réformateurs-qui semblent
respecter cet indigène brillant et cultivé-, il se heurte au mur de la mainmise
coloniale. Il décide alors de passer à l´action avec une poignée d´hommes et
une femme exceptionnelle, Mei, professeur et activiste chinoise. Il crée un
syndicat, une association pour l´éducation des masses et un journal indépendant
en malais.
Dans le
quatrième et dernier volet, La maison de verre, qui paraîtra en France en
novembre, c´est en homme de main du pouvoir que le commissaire Pangemanann
reprend le récit de Minke. Chargé par le Gouverneur de contrôler et neutraliser
ses activités, Pangemanann, qui admire Minke ne s´embarrasse pourtant pas de
scrupules pour le détruire, lui qui est vu comme une menace à l´ordre colonial…
En 1971, encore
détenu à l´île de Buru, Pramoedya Ananta Toer a déclaré à Amnesty
International : «J´ai perdu ma liberté, j´ai perdu ma famille, j´ai perdu
mon travail. Je suis écrivain. C´est tout. Je veux écrire et un jour j´écrirai.
C´est mon travail et ma vocation.»
En 1979, Pram
fut enfin libéré –après une vaste pression internationale-mais il est resté soumis
à un contrôle judiciaire jusqu´en 1992. En 1980, il a fondé avec d´autres
anciens prisonniers politiques une maison d´édition, Hasta Mitra, qui a publié
les deux premiers volets de Buru Quartet qui ont été peu après interdits par la
censure gouvernementale.
Cet immense
écrivain qui avait indiscutablement l´envergure d´un Prix Nobel (prix qu´il n´a
jamais obtenu, mais pour lequel il fut pressenti) était admiré dans plusieurs
cercles littéraires de par le monde et a reçu de prestigieuses distinctions
dont le titre de docteur honoris causa par l´Université du Michigan, aux
États-Unis, en 1999.
Il s´est éteint
à Jakarta le 30 avril 2006, à l´âge de 81 ans, et aujourd´hui les Indonésiens
sont fiers de cet écrivain majeur- auteur d´une œuvre composée d´une
cinquantaine de titres, traduits dans plus de quarante langues-qui a donné à
leur culture une portée universelle. L´année dernière, son œuvre a fait l´objet
d´une exposition à Jakarta intitulée Namaku Pram(Mon nom est Pram). Ses
brouillons, écrits, recherches, photos et livres ont été exposés pour la
première fois, son bureau a même été recréé pour l´événement, enfin, des vidéos
et des témoignages de ses proches ont été projetés. Tout ceci afin que les
jeunes générations apprennent à découvrir cet auteur.
Comme l´a écrit
un jour l´hebdomadaire allemand Die Zeit : «Pramoedya Ananta Toer est un auteur comme il n´en existe qu´un par
siècle dans un pays».
Livres cités de
Pramoedya Ananta Toer, traduits de l´indonésien:
Le fugitif,
éditions 10/18, 1997, épuisé.
La corruption, traduit
par Denys Lombard, Philippe Picquier, 1997(repris dans la collection Picquier
Poche, 2001).
La fille du
rivage-Gadis –Pantai, traduit par François-René Daillie, Gallimard, 2004(repris dans la collection de poche Folio, 2017).
Le monde des
hommes : Buru Quartet I, traduit par Dominique Vitalyos d´après une
traduction initiale de Michèle Albaret-Maatsch, Zulma, 2017(édition de poche du
même éditeur en librairie le 4 octobre 2018)
Enfant de
toutes les nations : Buru Quartet II, traduit par Dominique Vitalyos, Zulma, 2017.
Une empreinte
sur la terre : Buru Quartet III, traduit par Dominique Vitalyos, Zulma, mars
2018.
La maison de
verre : Buru Quartet IV, traduit par Dominique Vitalyos, Zulma, en
librairie le 22 novembre 2018.