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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mercredi 29 décembre 2021

Chronique de janvier 2022.

 



La lucidité et l´esprit critique de Julien Green.

  Il y a une quinzaine d´années, en lisant le brillant Dictionnaire égoïste de la littérature française  de Charles Dantzig –que j´ai déjà cité à maintes reprises dans mes chroniques-, je  n´ai pu m´empêcher de sourire devant les multiples ironies dont se tisse notre sort. Charles Dantzig y écrit qu´il a longtemps renâclé devant l´œuvre de Julien Green qu´il n´a vraiment découverte que sur le tard, en se décidant à lire un livre qui avait appartenu à sa grand-mère. Ce livre s´intitulait tout bonnement La fin d´un monde-juin 1940 où l´auteur retraçait la débâcle de la France, les premières heures de l´occupation allemande et son «exil» américain. À la différence près que mes grands-mères n´auront probablement jamais entendu parler de Julien Green, moi aussi, j´ ai longtemps rechigné à lire les œuvres de cet écrivain que j´avais pris pour un de ces académiciens poussiéreux et bigots, au style amidonné et plat. Et, tout comme Charles Dantzig, ma découverte de Green s´est également amorcée par la lecture de La fin d´un monde. Et, j´en ai conclu que je m´étais énormément trompé, regrettant on ne peut plus ma découverte tardive d´un écrivain aussi complet et au style concis, rigoureux et très classique.    

 Né le 6 septembre 1900 à Paris, de parents américains, Julian Hartridge Green (son nom civil) a toujours gardé la citoyenneté américaine jusqu´à sa mort, le 13 août 1998, déclinant la proposition que lui avait faite Georges Pompidou en 1972 pour qu´il obtienne la nationalité française. Il a choisi le français pour s´exprimer littérairement (1) pour la beauté et la musique de la langue, mais sa sensibilité a toujours été anglo-saxonne. Romancier, dramaturge et essayiste, Julien Green a traversé le vingtième siècle sans avoir jamais appartenu à aucune des confréries littéraires qui ont essaimé le tout –Paris. Ayant fréquenté Gide, Cocteau, Maritain, Mauriac, Jacques de Lacretelle ou Gabriel Marcel, il s´est toujours singularisé par une indépendance d´esprit qui a forcé l´admiration de ses pairs. Son œuvre témoigne d´une quête intérieure et des déchirements d´une personnalité tiraillée entre ses aspirations religieuses et son homosexualité. Parfois sombre et désespérée, elle étonne par son étrangeté à notre monde, ce qui lui a souvent valu l´incompréhension de ses contemporains. Lui-même a reconnu, un jour, s´être trompé de siècle «comme on se trompe d´étage», comme nous le rappelait en 1998, l´année de la mort de l´auteur, Philippe Derivière dans un article paru dans le magazine Lire(2). Moïra, Adrienne Mesurat, Léviathan, Si j´étais vous, Épaves, Mont-Cinère ou Dixie sont quelques-uns des nombreux  titres qui ont assis la réputation de cet écrivain qui a su allier la sérénité à l´inquiétude. Élu à l´Académie Française en 1971, il y a néanmoins renoncé en 1996. Son fauteuil est pourtant resté vacant jusqu´à sa mort.

 Ces jours-ci, plus de vingt ans après sa mort, l´œuvre de Julien Green défraie à nouveau la chronique avec la parution d´une nouvelle édition de ses Journaux chez Bouquins. Commencé en 1919, le Journal, qu´il a tenu pratiquement jusqu´à sa mort, constitue une des parties les plus riches de son œuvre. Toujours est-il qu´il n´avait jamais été publié dans sa version intégrale et définitive, l´auteur en ayant délibérément écarté les pages les plus intimes, celles qui avaient trait à l´évocation de sa vie amoureuse et à certains portraits littéraires dans lesquels il livrait une opinion sans fard sur quelques-uns de ses pairs.

De cette nouvelle édition du Journal Intégral, Bouquins a déjà publié trois tomes. Le premier (1919-1940) est paru en septembre 2019, le deuxième (1940-1945) et le troisième (1946-1950) en octobre 2021.  Cette édition est organisée par Guillaume Fau, conservateur en chef du Département de Manuscrits de la Bibliothèque Nationale de France ; Alexandre de Vitry, agrégé de lettres modernes et docteur en littérature française de l´Université Paris-Sorbonne, et Tristan de Lafond, devenu, à la mort d´Éric, fils adoptif de Julien Green, l´ayant droit de l´auteur.   

Dans cette nouvelle édition, Julien Green livre, parfois de façon assez crue, le récit de ses rencontres et aventures homosexuelles, de ses rapports avec des amants de passage comme avec son compagnon de l´époque Robert de Saint-Jean. Ces pages étaient difficilement publiables du vivant de l´auteur. Il n´ignorait nullement qu´elles pourraient scandaliser le jour où elles seraient révélées, mais comme on nous l´annonce dans la présentation de cette édition, il tenait les exigences de la chair indissociables de celles de l´esprit. Je vous précise que Julien Green, dès sa conversion au catholicisme dans l´adolescence, a toujours vécu sa croyance d´une façon très personnelle, dénonçant d´ordinaire l´hypocrisie d´une certaine hiérarchie catholique, comme dans son livre paru en 1924 Pamphlet contre les catholiques de France, publié sous le pseudonyme de Théophile Delaporte.  

 Ce qui me saisit en lisant ses Journaux c´est l´extrême lucidité intellectuelle dont Green fait toujours preuve. Certes, je ne partage pas certaines vues qu´il exprime sur les sujets les plus divers, mais l´important c´est que cet homme ne reculait pas devant les écueils qui se présentaient sur son chemin, il refusait tout conformisme et toute hypocrisie. Avant tout, il était un homme pour qui la liberté de parole et celle qu´a tout un chacun de mener sa vie comme bon lui semble étaient sacrées. Devant l´évolution du monde, Green portait un regard parfois désabusé, mais sa lucidité et son esprit critique, il les a conservés jusqu´à sa mort. En témoigne par exemple ce registre du 2 janvier 1923 (Tome I), alors qu´il n´avait que vingt-deux ans : « La solitude est une région inexplorée pleine de vallées où s´arrêtent et se reposent les méditations humaines, et de sommets où la contemplation s´exalte. Le silence est une terre inconnue au cœur de laquelle tonne la voix de Dieu ; plus on s´éloigne de ce point central où si peu abordèrent et plus la voix du monde, qui est à l´autre pôle, envahit notre âme et vibre dans notre cerveau ; et la percussion de ce bruit détestable nous tue. Lorsque Dieu veut parler à une âme, Il fait la solitude autour d´elle et le silence en elle, car il faut un désert pour ce terrible et passionné colloque, quelque lieu ignoré des autres hommes. La matérielle solitude de Moïse quand il se présenta devant Dieu n´est qu´une figure de la solitude spirituelle, qui était nécessaire. Le charme infini de la solitude matérielle n´est pas indispensable, pas plus que la figure n´est indispensable à la vérité qu´elle représente et qui existe en dehors d´elle. À preuve que certains ont trouvé, dans les foules et l´agitation d´un siècle éperdu de néant, Dieu».

Ces lignes faisaient déjà partie de la version tronquée publiée du vivant de l´auteur, mais on trouve dans les trois tomes force passages que la pudeur de l´époque eût sans doute condamnés, non seulement des passages où il exprime son amour pour Robert de Saint-Jean, son amant, mais aussi où il évoque des rencontres fortuites, des rêves érotiques, et où il livre des impressions sur des hommes voire des garçons qu´il a retrouvés dans la rue, comme ce registre du 8 août 1929 (Tome I) : «Acheté quelques photos passables chez Giraudon(Saint-Sébastien de Michel-Ange et Caracci) et rue de Seine(jeunes garçons nus). Boulevard Saint-Germain, j´ai croisé un marin basané, bien fait, mais petit, ce qui m´a empêché de le suivre malgré un coup d´œil assez éloquent de sa part. Il portait un béret blanc et un imperméable noir, serré à la taille par une ceinture ; ce vêtement luisait dans la pluie et montrait admirablement le dessin des épaules, les omoplates et les fesses. Marc Allégret en a un du même genre, mais plus luisant et plus flottant. Ces imperméables noirs m´ont toujours beaucoup excité (il y en a un dans Three Soldiers de Dos Passos qui m´a fait rêver souvent)».

Le tome II comprend les années où il est retourné aux États-Unis –il y avait étudié dans sa jeunesse dont on peut trouver maintes références dans le tome I -, c´étaient les années de la seconde guerre mondiale où la France était sous occupation nazie. En 1941, il semblait désabusé et il écrivait dans son journal le 23 mai des lignes inédites avant cette nouvelle édition : «je ne comprends plus, je ne veux plus comprendre. Ce que je reproche à l´état de choses actuel, c´est la quantité d´idées stupides qu´il nous met en tête. Régler des différends à coups de canon est en soi tout à fait absurde et tout ce qui découle de ce procédé n´est pas d´une qualité meilleure du point de vue de l´intelligence. Ce qui réchappera de l´humanité va sortir de cette épreuve dans un état d´abrutissement sans égal. Déjà ce que Malraux appelait si bien le déferlement d´imbéciles atteint une ampleur considérable». Pendant ce séjour en Amérique, la France lui manquait, mais elle lui était rendue par son imagination, comme on peut s´en apercevoir par ces lignes du 5 octobre de la même année : «Chaleur étrange tous ces jours-ci. J´ai tiré mes volets et ma chambre est plongée dans une demi-obscurité que traverse un rayon oblique. Ces volets fermés derrière lesquels je me plais à imaginer qu´il y a un paysage de France, l´île d´Andrésy, par exemple, ou simplement la petite allée du Champ -de –Mars, où jouaient les enfants, il me semble, à certains jours, qu´ils m´aident à souffrir un peu moins. Je rentre en moi-même et je trouve la France».  Plus loin, il est un extrait du lendemain qui traduit on ne peut mieux que le catholicisme de Green était celui des évangiles et non pas celui de l´hypocrisie bigote : «Pensé ce matin à ce passage de l´Évangile dans lequel le Christ nous dit qu´un verre d´eau donné à celui qui a soif est en réalité donné au Christ. Par ces paroles, il s´identifie à tout ce qui souffre sur cette terre. Il est le pauvre, le prisonnier, le malade ; et celui que les Allemands enferment dans un camp derrière du fil barbelé, c´est le Christ».

 Le 9 du même mois, nous avons droit à un jugement plutôt sévère de Julien Green vis-à-vis d´Oscar Wilde et du Portrait de Dorian Gray : «J´ai feuilleté ces jours-ci Dorian Gray avec le désir d´y trouver de bonnes pages, mais je n´y ai guère trouvé que de bons mots. L´histoire en elle-même est admirable, aussi riche, aussi profonde qu´un mythe grec, mais l´action est des plus faibles et se désagrège entre les mains de ces brillants causeurs que sont les personnages. On ne croit pas à l´assassinat du peintre, ni au suicide de Sybil Vane, ni aux mortelles angoisses du héros. Tout est faux, mais à un tel point que ce faux même finit par atteindre à une sorte de vérité âpre et cruelle. On a beau jucher ce joli garçon sur un socle comme un Antinoüs, il n´en demeure pas moins la pauvre tapette aux gestes exquis et à la voix aiguë ; et n´y font rien ces concerts étranges donnés dans des salons de laque, cette bijouterie rare, ce bric-à-brac Moyen Âge dont il amusa sa solitude quand il ne court pas les bouges de marins (…) À vingt ans, j´admirais le livre de Wilde. Il était fait pour éblouir de jeunes nigauds, comme moi, et tout ce clinquant de style et de fausse érudition m´agrandissait les yeux d´étonnement. L´œuvre de Wilde diminue d´importance avec les années (exception faite pour De Profundis et The Balad of Reading Gaol). La guerre de 1914 a déferlé comme une vague sur cette époque de pourriture et d´oaristys ; la guerre de 1939 ne peut que l´enfouir un peu plus profondément dans la grande fosse commune de l´oubli». La postérité ne semble pas avoir donné raison à Julien Green concernant l´œuvre d´Oscar Wilde. À noter encore, à propos de cet extrait, que l´expression «pauvre tapette aux gestes exquis» et le mot« pourriture» sont en italique puisqu´ils ne figuraient pas dans la première édition.        

Du tome III, celui du retour en France après la fin de la guerre, on pourrait dire que l´on y trouve Julien Green, approchant la cinquantaine, au sommet de son art. Très émouvant entre autres un extrait, inclus dans cette nouvelle édition et daté du 30 août 1946, sur le visage de sa mère sur le lit de mort : «Beaucoup pensé au visage de maman sur son lit de mort. Deux fois, j´étais allé la regarder. Seul avec elle. Elle m´a paru si loin de moi, de nous tous. Elle avait l´air d´avancer vers des régions inconnues, d´avoir reçu un secret en dépôt. Son extraordinaire gravité, sa grandeur inexprimable en langage humain firent sur moi une impression que je n´ai jamais oubliée et qui m´a marqué à tout jamais. Je crois que c´est à ce moment-là qu´elle m´a vraiment appris ce qu´elle savait de tout l´invisible, de toute la religion, beaucoup plus qu´en m´enseignant mon catéchisme. Ce visage était d´une très grande noblesse, le front surtout, haut et un peu bombé (les cheveux en désordre, écartés du front), la bouche un peu mystérieuse, souriant, semblait-il parfois, mais pas toujours. Elle ne me faisait pas peur, mais il y avait autour d´elle un silence énorme. Elle m´a instruit sur son lit de mort».

Ces trois premiers tomes (il en manque trois autres) du Journal Intégral de Julien Green, écrits dans un style impeccable, sont non seulement le témoignage de tout un siècle, mais aussi les réflexions clairvoyantes et profondes d´un grand écrivain de langue française.

 


Julien Green, Journal Intégral, (tomes I, II et III) édition établie par Guillaume Fau, Carole Auroy, Alexandre de Vitry et Tristan de Lafond, Bouquins, Paris, septembre 2019(tome I) et octobre 2021(tomes II et III). Trois autres tomes paraîtront prochainement.

 

(1)Il a quand même écrit trois romans en anglais dont The Apprentice Psychiatrist.

 

(2) édition de juillet-août  1998

 

dimanche 12 décembre 2021

Bicentenaire de Gustave Flaubert.

  Le jour où l´on signale le bicentenaire de sa naissance, lisons et relisons Gustave Flaubert, un des plus grands écrivains français de tous les temps.




jeudi 9 décembre 2021

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur l´édition Lisbonne du Petit Journal ma chronique sur le livre Les Bourgeois de Calais, de Michel Bernard, publié aux éditions de La Table Ronde:

 https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/les-bourgeois-de-calais-un-roman-de-michel-bernard-326963



dimanche 28 novembre 2021

Chronique de décembre 2021.

 


 

Varlam Chalamov : expérience de vie ou expérience du vide ?

 La langue, courante ou littéraire, peut-elle traduire fidèlement l´expérience concentrationnaire ? Cette question a taraudé l´esprit même de ceux qui nous ont laissé les témoignages les plus poignants sur les camps de la mort nazis: de Primo Lévi à David Rousset, de Robert Antelme à Jorge Semprún, de Tadeusz Borowski à Imre Kertész, sans oublier Elie Wiesel, Boris Pahor, Jean Cayrol ou Jean Améry. Mais la question se pose aussi, bien entendu, pour ce qui est de l´expérience du Goulag soviétique, mise sous le boisseau pendant longtemps. Si L´Archipel du Goulag, de Soljenitsyne, est devenu un classique, -non seulement grâce à ses qualités littéraires, mais aussi en raison de l´attribution du prix Nobel à l´auteur- Les récits de la Kolyma, de Varlam Chalamov, n´ont malheureusement pas acquis la même notoriété, alors qu´ils n´ont rien à envier, bien au contraire, au chef-d´oeuvre d´Alexandre Soljenitsyne.

Varlam Chalamov est né le 18 juin 1907 selon notre calendrier grégorien (5 juin dans le calendrier julien encore en vigueur à l´époque en Russie, calendrier qui avait treize jours d´écart avec le calendrier grégorien) à Vologda, ville du grand Nord russe où il a passé son enfance et son adolescence. Il était le cadet de cinq enfants qui ont survécu. Ses premières années ont été dominées par la figure de son père, prêtre orthodoxe autoritaire qui dans une rare attitude de courage et de défi a osé dénoncer les pogroms contre les juifs en pleine cathédrale, ce qui lui a valu d´être muté dans une église plus modeste. En 1924, Varlam Chalamov, alors un jeune de dix-sept ans, est parti à Moscou. En pleine effervescence révolutionnaire et suivant l´enseignement de Lénine selon lequel «le marxisme est une doctrine créatrice qui s´instruit à l´école pratique des masses», il a d´abord cherché un emploi dans une fabrique artisanale des environs de Moscou où il a expérimenté la vie du prolétaire russe tant au goût du jour. Deux ans plus tard, il a pourtant fait le constat d´avoir gâché son temps et il a décidé de s´inscrire à l´université de Moscou pour y étudier le droit. Il a alors vécu l´une des périodes les plus libres et enthousiastes de sa vie en se ruant dans les bibliothèques, les théâtres, les clubs, les lieux de débats. Il s´est épris des mouvements artistiques qui bouillonnaient dans la ville dont les innovations du futurisme russe et les formes qu´il a générées en art et en littérature. Ayant participé à un mouvement trotskyste et critique de Staline, Varlam Chalamov fut arrêté une première fois en 1929, à l´âge de vingt-deux ans, alors qu´il était encore étudiant à l´université de Moscou. Envoyé dans le camp de travail à la Vichera (expérience qu´il raconterait plus tard dans un livre éponyme), dans l´Oural central, il fut d´abord condamné à cinq ans, mais a fini par être libéré au bout de trois ans. Rentrant à Moscou, il est devenu journaliste et écrivain, mais en 1937, nouvelle arrestation. C´était l´année des Grandes Purges et la sentence indiquait que le juge d´instruction ne s´était même pas donné la peine de trouver un chef d´accusation un peu consistant. En 1942, la détention de Chalamov fut prorogée et en 1943 un nouveau dossier fut monté contre lui pour avoir affirmé qu´ Ivan Bounine –prix Nobel de Littérature en 1933, réfugié en Paris, écrivain proscrit par les bolcheviques - était «un classique de la littérature russe». Il fut alors condamné à dix ans de camp pour «agitation antisoviétique».

La fin de sa détention a coïncidé avec la mort de Staline. Il a pourtant fallu à Chalamov plusieurs années de lutte pour obtenir le droit de quitter la Kolyma. Enfin rentré à Moscou, à l´âge de 50 ans, il avait passé au camp la moitié de sa vie. Que peut éprouver un homme à cet âge-là après être descendu en enfer ? Sa vie conjugale n´a pas résisté à une si longue séparation et l´on ne peut à vrai dire imaginer les pensées d´un homme avec une biographie pareille. L´écriture aura été un de ses refuges : de la poésie et d´autres écrits parfois refusés par les maisons d´édition soviétiques, mais surtout Les Récits de la Kolyma qui ne pouvaient pas voir le jour en Union Soviétique. Parvenus néanmoins en Occident, ils étaient en quelque sorte tronqués puisqu´ils n´ont pas été publiés en volume, mais sous forme d´extraits –au hasard et rarement «corrigés»- s´étalant sur plusieurs années. À ce propos, Michel Heller (1922-1997), historien et dissident russe a dressé dans son essai Le dernier espoir (traduit par Anne Coldefy-Faucard) une comparaison assez intéressante : «C´est un peu comme si un tableau de Rembrandt, retrouvé dans un grenier, était découpé en petits morceaux, puis exposé sous la forme d´un tas de fragments. Il n´est pas à exclure, au demeurant, que la simple vue des morceaux –ici un œil, là une main –permettrait de comprendre qu´il s´agit d´une grande œuvre d´art. Mais le tableau lui-même manquerait…».      

  En France, il y a une remarquable édition des Récits de la Kolyma, parue en 2003 chez Verdier avec une préface de Luba Jürgenson et une postface de Michel Heller (justement l´essai que je viens de citer). Composé de récits très courts, de fragments de souvenirs, de poèmes en prose, le livre, qui traduit aussi l´expérience de l´auteur, est une véritable descente aux enfers de la condition humaine, où l´on côtoie des prisonniers politiques aussi bien que des criminels de droit commun. Mais à côté de la cruauté qui sévissait sur ces camps de concentration, Chalamov nous livre d´autres témoignages: celui de la mainmise des criminels sur les autres prisonniers, et celui de la corruption qui touchait tous les degrés de la hiérarchie du camp. Dans ces portraits, Varlam Chalamov - mort le 17 janvier 1982 - préfigurait déjà la corruption généralisée qui allait empoisonner la société russe. Ce monde cruel décrit par Chalamov est bien notre monde.

Chalamov a vu naître l´empire des camps en purgeant sa première peine à la quatrième section du SLON (Camps de Solovki à Affectation Spéciale), puis au camp de la Vichéra. Il a en outre passé dix-sept ans au pôle de la Haine, la Kolyma. Les conditions étaient particulièrement dures dans les camps. Par-dessus le marché, on y était encore plus rude vis-à-vis d´un paysan, un ouvrier ou un intellectuel qu`à l´égard d´un criminel, comme l´auteur lui-même nous le rappelle dans Essais sur le monde du crime inclus dans Les récits de la Kolyma : «Le jeune paysan, ouvrier ou intellectuel en a le vertige. Il voit que dans les camps, les voleurs et les assassins vivent mieux que tout le monde, qu´ils jouissent d´un relatif confort matériel et se distinguent par la fermeté de leurs convictions, un aplomb et une hardiesse enviables».

Les truands étaient maîtres de la vie et de la mort dans les camps : «ils mangent toujours à leur faim  et savent «se démerder», alors que tous les autres sont affamés. Un voleur ne travaille pas, il se soûle, même au camp, tandis que le jeune paysan, lui, doit «marner». Ce sont les truands qui l´y obligent(…) Tous les vêtements civils ce sont eux qui les portent. Ils s´installent aux meilleures places sur les châlits, près de la lumière, du poêle. Ils ont des matelas et des couvertures ouatinées, tandis que le jeune kolkhozien, lui, dort à même les rondins taillés dans le sens de la longueur. Et le jeune paysan commence à se dire que, dans les camps, ce sont des truands qui détiennent la vérité, qu´ils constituent ici la seule force, tant matérielle que morale, mis à part les gradés qui, dans la plupart des cas, préfèrent ne pas entrer en conflit avec eux(…) Le poison de la pègre est effroyable. Il a pour effet de corrompre tout ce qu´il y a d´humain dans l´homme. Tous ceux qui côtoient cet univers respirent ce souffle pestilentiel. Quels masques à gaz faudrait-il donc ?».

Alexandre Soljenitsyne -qui a tenu une correspondance avec Varlam Chalamov-  a reconnu la singularité de la Kolyma : «L´expérience carcérale de Chalamov fut plus amère et plus longue que la mienne, et je reconnais avec respect que c´est à lui, et non à moi, qu´il échut de toucher ce fond de sauvagerie et de désespoir vers lequel nous tirait tout le quotidien des camps».

La réalité de la Kolyma que Chalamov a su traduire par ses récits ressemblait à un cauchemar ou à un songe monstrueux et le monde souterrain qu´il décrivait fut souvent associé à l´enfer. Chalamov a d´ailleurs lui-même écrit qu´il était revenu de l´enfer. Néanmoins, Michel Heller, dans l´essai cité plus haut, considérait que la Kolyma ne pouvait être l´enfer, du moins dans l´acception religieuse du terme puisque l´enfer est le lieu où l´on châtie les pécheurs, le lieu du triomphe de la Justice alors que la Kolyma était le triomphe du Mal absolu : «La Kolyma n´est pas un enfer. C´est une expérience soviétique, une usine qui fournit au pays de l´or, du charbon, du plomb, de l´uranium, nourrissant la terre de cadavres (…) Un cheval a infiniment plus de prix à la Kolyma qu´un esclave zek. Une pelle y a plus de valeur. La cruauté sans limite témoignée aux esclaves s´explique par des motifs idéologiques –le désir d´anéantir tous ceux dont le Grand Guide * a décrété qu´ils n´étaient pas des hommes –et économiques : un réservoir de main-d´œuvre inépuisable».

Certes, à la Kolyma, il n´y avait pas de chambres à gaz, un crime monstrueux qui a  singularisé le nazisme vis-à-vis d´autres crimes contre l´Humanité. Dans les camps nazis, on était tué parce qu´on était juif, non aryen ou adversaire politique. Dans les camps soviétiques, on ne savait pas pourquoi on mourait.  Pendant les années trente, on avait arrêté des gens au hasard : des professeurs, des travailleurs du parti, des militaires, des ingénieurs, des paysans ou des ouvriers. Ils n´étaient ni ennemis du pouvoir ni criminels d´Etat. Evgueni Zamiatine, l´auteur de Nous autres, affirmait en 1922 que l´art issu de la réalité de l´époque ne pouvait être que fantastique, semblable à un rêve, la synthèse du fantastique et du quotidien. Or, à la Kolyma, selon Michel Heller, le fantastique c´était le quotidien lui-même. La réalité de ce fantastique-là était plus fantastique que tout ce que pouvait imaginer Evgueni Zamiatine lui-même.

Pour exprimer tout ce qu´il voulait, Varlam Chalamov a crée un genre nouveau, une forme de prose adaptée à son sujet, une prose qui mêle le récit, l´essai physiologique et l´étude ethnographique. L´écriture est simple, évitant tout pathos et jugement catégorique.  Le plus souvent, les textes ne comptent guère que deux ou trois pages et le titre ne comprend qu´un ou deux mots. L´auteur lui-même a écrit qu´il était pareil à ces fossiles qui ressurgissent par hasard pour livrer au monde la clef des mystères géologiques.

Dans la préface citée plus haut, Luba Jürgenson met en exergue  l´éparpillement des faits biographiques dans les Récits qui crée une structure répétitive. Les épisodes relatés plusieurs fois ne le sont jamais de la même manière. Un même épisode se trouve d´ordinaire attribué à des personnages différents ou survient dans des situations différentes. Toujours selon Luba Jürgenson, Chalamov utilise souvent le personnage du double pour l´authentification d´une expérience terrifiante comme preuve tangible d´un séjour au tombeau.  Ainsi, la création d´un double qui meurt permet de raconter la descente au tombeau. Dans le récit «Cherry –Brandy», par exemple, en décrivant la mort du poète Ossip Mandelstam, Chalamov parle en fait de la sienne. Tout au long des récits, affirme encore Luba Jürgenson, «le survivant qu´il est apparaît plutôt comme un revenant, un personnage qui a traversé la mort». Les récits ne sont pas des textes au sujet de quelque chose, mais en quelque sorte, une sépulture pour les morts anonymes du Goulag».

Comme nous le rappelait encore Michel Heller, Varlam Chalamov  évoque l´homme au stade ultime, l´homme face à une mort inéluctable, au terme d´humiliations et de tourments qui anéantissent tout ce qui est humain en lui : «Des centaines d´ouvrages ont déjà été écrits sur les camps de la mort, nazis ou staliniens. Mais seul un petit nombre d´entre eux rapporte la vérité du camp. Il est plus simple de relater des horreurs. Or, ces dernières ne sont pas toute la vérité. Le récit des horreurs est celui des bourreaux et des victimes. La vérité du camp est celle que dévoile Chalamov : la victime se fait souvent bourreau à son tour, l´homme s´accommode facilement de sa condition d´esclave et l´on peut faire n´importe quoi de lui».

Peut-être la littérature peut-elle nous aider à alléger nos souffrances, car, comme Varlam Chalamov l´a écrit lui-même, «Les livres sont ce que nous avons de meilleur en cette vie, ils sont notre immortalité»...

*Il s´agit, bien entendu, de Staline.

 

 

 

 

 

samedi 27 novembre 2021

Almudena Grandes(1960-2021)

 

Une nouvelle très triste pour les lettres espagnoles et internationales: l´écrivaine Almudena Grandes  vient de mourir à l´âge de 61 ans, victime d´un cancer.

Né le 7 mai 1960 à Madrid, elle a étudié la géographie et l´histoire à la prestigieuse université Complutense à Madrid. Elle a remporté en 1989 le prix  La Sonrisa Vertical pour Les Vies de Loulou un roman aux accents érotique qui a été traduit en plusieurs langues et adapté au cinéma par le réalisateur Bigas Luna sous le même titre. D'autres réalisateurs ont également adapté ses livres au cinéma : Gerardo Herrero, Malena es un nombre de tango et Juan Vicente Cordoba, Aunque tú no lo sepas (adapté du roman El lenguaje de los balcones).

Ses œuvres témoignent d'un grand réalisme et d'une pénétrante analyse psychologique des personnages.

Son roman Inés y la alegría (2010), avec lequel on commence la série Episodios de una guerra interminable – qui a gagné au Mexique le Prix Elena Poniatowska –  a été qualifié d'être « une œuvre narrative prodigieuse, liée à la tradition de Benito Pérez Galdós, écrit contre vents et marées, contre la tendance générale de nos temps, qui marche à toute vitesse, tant du côté de celui qui la crée comme de celui qui veut le lire ».

Son œuvre fut récompensée par de nombreux prix dont le prix Jean Monnet de littérature européenne. Ses livres sont disponibles en français, nombre d´entre eux en éditions de poche(Le Livre de Poche).   

 

 


vendredi 5 novembre 2021

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur l´édition Lisbonne du Petit Journal ma chronique sur le livre Carnet de mémoires coloniales d´Isabela Figueiredo, publié aux éditions Chandeigne:

https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/livre-carnet-de-memoires-coloniales-disabela-figueiredo-324203

  


mercredi 3 novembre 2021

Prix Goncourt 2021 attribué à Mohamed Mbougar Sarr.

 


Le prix Goncourt 2021 a été attribué ce mercredi 3 novembre au romancier sénégalais Mohamed Mbougar Sarr pour son roman La Plus secrète Mémoire des hommes, édité chez Philippe Rey. Il a reçu ce 119ème prix Goncourt avec six voix au premier tour. Curieusement, ce prix tombe l´année où l´on signale le centenaire de l´attribution du prix Goncourt pour la première fois à un écrivain noir, René Maran, un Français de Martinique, pour son roman Batouala, sujet de la chronique de novembre de ce blog. 

On signale également l´attribution du Prix Renaudot à la romancière belge Amélie Nothomb pour Premier sang, aux éditions Albin Michel.

vendredi 29 octobre 2021

Chronique de novembre 2021.

 

La voix humaniste de René Maran.

Le 14 décembre 1921, un mercredi,  il y a donc pratiquement cent ans, les jurés du prix Goncourt ont surpris tout le monde en annonçant chez Drouant, comme d´habitude, le lauréat de cette année-là. A une époque où nul n´osait douter du bien-fondé du colonialisme, porteur de civilisation et de paix, les jurés du Goncourt ont couronné le roman Batouala de l´écrivain antillais René Maran (qui a battu au finish Épithalame de Jacques Chardonne), paru en mai aux éditions Albin Michel grâce à l´aide de Henri de Régnier et de Jacques Boulenger, un roman qui dénonce les excès de l´administration coloniale dans l´Afrique –Équatoriale Française. Qui plus est, René Maran (né à Fort de France, en Martinique, le 5 novembre 1887) était noir, fonctionnaire au Ministère des Colonies et exerçait justement ses fonctions en Afrique où il a appris son couronnement le vendredi 16 décembre. Comme nous le rappelle Amin Maalouf dans la préface –intitulée «René Maran ou les dilemmes du précurseur» -  à la nouvelle édition de Batouala, publiée en septembre aux éditions Albin Michel, René Maran était –on le sait grâce à sa correspondance – à la fois ravi et accablé par ce qui lui arrivait : «Je suis surmené, impaludé, malade de fatigue. La joie est venue m´étreindre davantage…». C´était peut-être une coquetterie, comme le croit aussi Amin Maalouf lui-même, puisque dans les lettres adressées à ses amis dans les jours et les semaines qui suivent il semble savourer son succès et prédire la fin de ses ennuis. Or, les choses se sont passées tout autrement. Ceux qui avaient été indignés par ses attaques contre la politique coloniale se sont emportés davantage quand son livre fut couronné, tirant à boulets rouges sur celui qui pour certains avait mordu la main qui l´avait nourri (on a entendu ces propos à la Chambre des députés, notamment). D´autres estimaient que pareil prix littéraire ne devrait pas être donné à un ouvrage critiquant, dans sa préface ainsi que dans deux chapitres, la politique coloniale française en Afrique Subsaharienne. Henri Bidou comptait parmi ceux-là. Il estimait par –dessus le marché que Maran avait effectué des considérations fort discutables en imputant à tous les officiers français les comportements qui ne seraient imputables qu´à une minorité d´entre eux. De plus, il considérait que la civilisation avait un prix, compensé par les bénéfices de cette dernière. Selon lui, Maran n’évoquait pas ces avantages liés à la colonisation. Mais les critiques ne s´arrêtaient pas là. Littérairement, le roman serait de piètre qualité. Sous cet aspect, les paroles d´Henri Bidou rejoignaient celles d´Edmond Jaloux. Celui-ci reprochait à René Maran de prendre la place d’auteurs plus méritants, tels François Mauriac, André Gide ou Jean Giraudoux. ll considérait que Batouala était un roman profondément médiocre, pareil à tant d´autres romans banals paraissant chaque année, qui serait vite rangé dans le tiroir aux oubliettes par son manque de qualités littéraires. Il attaquait le style de René Maran, qualifié de « naturalisme puéril » et estimait que l’académie Goncourt l’avait choisi pour son sujet exotique plutôt que pour sa manière de l’aborder, loin d´avoir quoi que ce soit de novateur. Edmond Jaloux décrivait le roman comme « une série de peintures de mœurs que termine un accident ». À l´étranger, cette polémique fut analysée par le correspondant à Paris du quotidien canadien Toronto Star, un certain Ernest Hemingway, futur Prix Nobel de Littérature, qui faisait état du tollé que le livre avait suscité et apprenait à ses lecteurs que l´auteur de Batouala travaillait pour le gouvernement français en Afrique Centrale, à deux jours de marche du lac Tchad, et à soixante-dix jours de voyage de Paris. Contrairement aux voix critiques citées plus haut, Ernest Hemingway considérait Batouala un grand roman («a great novel»).

Néanmoins, une question se pose : qu´est-ce qui a vraiment choqué ceux qui ont invectivé Batouala ? Le roman est-il aussi critique que ça à l´égard de la France en tant que pays ? Quelle est l´étendue de sa diatribe contre le pouvoir colonial ? Plutôt que le roman, ce qui a le plus indigné ses détracteurs c´est la préface. L´auteur s´y est attaqué à la civilisation et à l´impérialisme européens : « Civilisation, civilisation, orgueil des Européens, et leur charnier d’innocents, Rabindranath Tagore, le poète hindou a, un jour, à Tokio, dit ce que tu étais ! Tu bâtis ton royaume sur des cadavres. Quoi que tu veuilles, quoi que tu fasses, tu te meus dans le mensonge. A ta vue, les larmes de sourdre et la douleur de crier. Tu es la force qui prime le droit. Tu n’es pas un flambeau, mais un incendie. Tout ce à quoi tu touches, tu le consumes… ».

Les réactions déchaînées contre son roman et à fortiori contre sa préface ont étonné René Maran puisque comme l´écrit si bien Amin Maalouf dans le texte cité plus haut, «dans l´esprit de l´auteur son ouvrage était bâti sur deux équilibres fondateurs : dans le corps du roman un dosage subtil entre l´observation ethnographique d´un village africain et une histoire d´amour et de mort entre les protagonistes ; et dans la préface, un autre dosage, plus rugueux, entre une protestation de fidélité totale à la France- la nation, son histoire, sa langue, ses valeurs – et une condamnation sans appel de ce qui se pratiquait dans les colonies. Tous ces éléments se mélangeaient, s´opposaient et se répondaient, faisant de Batouala une œuvre dense, inventive et ample. L´auteur espérait sans doute que, grâce au prix Goncourt, un certain consensus se formerait autour d´elle ; sinon en approbation de ses thèses, du moins en appréciation de ses qualités littéraires et de son honnêteté intellectuelle. Mais ses adversaires ne se sont pas laissé désarmer. Ils ont choisi d´ignorer à la fois ses protestations de patriotisme et son projet romanesque, pour ne voir dans son livre qu´une charge «ingrate» contre la France».

Pour en revenir à la préface de René Maran, sa préface originale de 1921, l´auteur a ajouté quelques lignes, en guise de notes, à une nouvelle édition du roman parue en 1937. Il y a écrit qu´il ne regrettait nullement les injures qui lui avaient été adressées à cause de cette préface : «Je leur dois d´avoir appris qu´il faut avoir un singulier courage pour dire simplement ce qui est». Il rappelait également que Paris ne pouvait ignorer que Batouala n´avait fait qu´effleurer une vérité qu´on n´avait jamais tenu à connaître à fond. À ce propos, il ne manquait pas non plus de faire référence à une inspection au Tchad en 1922, après que la polémique concernant son roman eut éclaté, et qui n´était pas allée droit à l´essentiel, se contentant de questions superficielles, sa seule satisfaction morale étant que d´autres auteurs entre-temps s´étaient eux aussi penchés sur la situation des colonies, notamment André Gide (Voyage au Congo) et Denise Moran(Tchad).  René Maran terminait son texte de façon éloquente : «Il ne me reste, de tout ce passé si proche, que d´avoir fait mon devoir d´écrivain français et de n´avoir jamais voulu profiter de mon brusque renom pour devenir un patriote d´affaires».  

Premier roman de son auteur, Batouala est écrit dans un style naturaliste et expose les mœurs et traditions d'une tribu noire d'Oubangui -Chari, dirigée justement par Batouala, il est un puissant chef d´un village au cœur de la brousse africaine et leader moukoundji du pays banda. D’un bout à l’autre du pays, sa force légendaire, ses exploits amoureux et guerriers aussi bien que ses talents de chasseur suscitent de l´admiration. Le récit suit ses considérations ordinaires, comme celle de savoir si se lever vaut la peine, mais présente aussi son point de vue personnel sur la colonisation et la vie en général. Alors qu'il est responsable d'une importante cérémonie, il doit se méfier d'un concurrent amoureux en la personne du fougueux Bissibi'ngui qui cherche à séduire sa favorite, Yassigui'ndja. Au terme de tensions consécutives à la mort du père de Batouala lors de la fête des « Ga'nzas », Yassigui'ndja se voit attribuer la mort de celui-ci, hâtant ainsi le projet d'assassinat que Bissibi'ngui nourrit à l'encontre de son rival. C'est finalement au moment de la chasse que Batouala se voit porter le coup fatal par la griffe d'une panthère. À la suite de cette blessure, Batouala agonise longuement et est témoin de la dilapidation de ses biens ainsi que du départ de ses femmes, dont sa favorite fuyant avec Bissibi'ngui.

L´action du roman se déroule en l´actuelle République Centrafricaine, en pays Banda dans la subdivision de Grimari entre les hauteurs (Kagas) que sont le Kaga Kosségamba, le Kaga Gobo et le Kaga Biga. Le roman est nourri de références très détaillées sur les lieux précis de l'action. Les personnages évoluent dans des villages ainsi que dans la brousse omniprésente. Le paysage se compose de vallées, de grands fleuves ainsi que de différents monts. Le récit est émaillé d’expressions et de mots de la langue banda, de contes et de légendes, de sagesses et d’anecdotes populaires. René Maran nous restitue ce monde dans ses moindres détails y compris pour ce qui est des animaux, décrivant avec précision les tribulations de Djouma, le chien domestique, les termites, les cabris ou un singe à gueule de chien.

Comme l´a rappelé à juste titre Yann Solle dans son essai «Roman nègre, noir roman», publié en août 2013 dans la revue Zone Critique, c’est la première fois qu’un homme noir est au centre d’un roman, qui plus est dans une situation de puissance et de pouvoir. Néanmoins, le narrateur ne célèbre en aucun moment la supériorité – morale ou tout autre –des noirs sur les blancs. Il n´y a aucun manichéisme dans la description des choses, comme l´écrit Yann Solle : «Blancs, noirs, indigènes, colons, tous sont célébrés pour leurs grandeurs, et mis face à leurs bassesses : jalousie, lâcheté, alcoolisme, vénalité, indolence. Nulle complaisance, juste une peinture fidèle de la nature humaine et de ses faiblesses, qui sont finalement, qu’on soit noir, blanc, ou que sais-je encore, la chose au monde la mieux partagée.».

Aussi est-il fort discutable -quoi qu´on en dise- de considérer Batouala comme un roman précurseur voire fondateur de la négritude. Yann Solle affirme à juste titre qu´il s´agit là –dessus d´une facilité de réflexion que l´on ne peut attribuer qu´aux choix formels de René Maran. Son œuvre n´était comme il l´a d´ailleurs écrit dans sa préface qu´un «roman d´observation impersonnelle». Il a raconté des réalités qu´il avait vécues en tant que fonctionnaire colonial, mais s´il a critiqué la politique française en Afrique, il n´en était pas moins profondément attaché à la France, son pays, et à l´excellence de sa culture. S´il est vrai qu´il a un temps fréquenté les cercles de la négritude et fut tenu pour un précurseur du combat anticolonial par des écrivains comme Léopold Senghor ou Aimé Césaire, il le faisait en tant que Français, en humaniste et en homme s´insurgeant contre toutes les injustices*.  Il faut souligner d´ailleurs que certaines voix  de la négritude ont considéré comme plutôt timide sa dénonciation du colonialisme, malgré la préface de Batouala qui ne prête aucunement le flanc au doute.

René Maran a continué à publier des ouvrages –romans, contes, poèmes et biographies-  dans les années qui ont suivi la parution de son premier roman et ce jusqu´à sa mort survenue à Paris le 9 mai 1960 (à l´âge de 72 ans). Pourtant, la polémique autour de Batouala a offusqué ses livres ultérieurs. Ces dernières années, quelques ouvrages de l´auteur ont été réédités, dont bien sûr Batouala, mais de façon encore insuffisante pour lui accorder la place qu´il mérite dans l´histoire de la littérature française. Ce que l´on ne peut que regretter étant donné que cent ans plus tard Batouala demeure d´une indiscutable actualité, tant pour les préjugés tenaces qu´il continue de mettre à mal que pour le droit à la liberté qu´il revendique, comme on nous le rappelle dans la quatrième de couverture. René Maran rêvait d´un monde où le fait d´être noir ou blanc serait devenu sans objet, mais il n´est toujours pas dans l´esprit du temps à une époque où les appartenances ethniques, raciales et religieuses sont exacerbées. Un message d´espoir nous est néanmoins laissé par Amin Maalouf à la fin de sa préface à cette nouvelle édition de Batouala : «…il n´est pas interdit de penser que l´attitude qui prévaut de nos jours, selon laquelle chacun doit clamer à voix haute ses appartenances particulières, sera à son tour dépassée, et que la vision universaliste, œcuménique, réconciliatrice, qui paraît aujourd´hui si naïve, si pathétique, si anachronique, reprendra le dessus. C´est certainement ce qu´aurait espéré l´auteur de Batouala».



René Maran, Batouala, préface d´Amin Maalouf de l´Académie Française, Albin Michel, nouvelle édition, septembre 2021(première édition, mai 1921, Prix Goncourt attribué en décembre de la même année).   

*Lire à ce propos les études de Lilyan Kesteloot (1931-2018) chercheuse belge spécialiste des littératures négro-africaines francophones.

jeudi 7 octobre 2021

Abdulrazak Gurnah, Prix Nobel de Littérature 2021.

 

 Abdulrazak Gurnah, né le 20 décembre 1948 à Zanzibar, est un romancier tanzanien écrivant en anglais et vivant au Royaume Uni. Ses plus célèbres romans sont Paradise (1994), présélectionné pour le Booker et le Whitebread Prize, Désertion (2005) et By the Sea (2001), présélectionné pour le Booker et pour le Los Angeles Times Book Prize.

Le comité Nobel lui a attribué aujourd´hui le Prix Nobel de Littérature pour son œuvre mettant en lumière le colonialisme et pour « son récit empathique et sans compromis des effets du colonialisme et le destin des réfugiés pris entre les cultures et les continents».

vendredi 1 octobre 2021

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur l´édition d´aujourd´hui du Petit Journal Lisbonne ma chronique sur le roman La femme et l´oiseau d´Isabelle Sorente aux éditions Jean-Claude Lattès:

https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/femme-oiseau-roman-isabelle-sorente-321373




mercredi 29 septembre 2021

Chronique d´octobre 2021.

 



Felipe Alfau, le mystérieux.

 

Dans un article publié le 21 décembre 1990 dans le quotidien Le Monde, l´écrivain et critique littéraire Hector Bianciotti qui, ayant quitté son Argentine natale -et sa famille d´origine piémontaise -pour l´Europe, a fini par échanger l´espagnol contre le français, langue qu´il maniait somptueusement, Hector Bianciotti donc a poussé l´ironie jusqu´à écrire ce qui suit sur Felipe Alfau : «D´aucuns vont jusqu´à affirmer que Felipe Alfau existe pour de bon et que, né en Espagne, à Guernica, en 1902, il a émigré, seize ans plus tard, aux États-Unis où il vivrait toujours». Au fait, il est des écrivains si mystérieux, si discrets, qui s´échinent quasiment à effacer leurs traces que l´on en vient à douter s´ils existent vraiment ou s´il ne s´agit pas plutôt d´un immense canular.

Felipe Alfau, décédé le 18 février 1999, à New York, à l´âge de 96 ans, a vécu sa vie presque dans l´anonymat. J´ignore si le lieu de naissance mentionné par Hector Bianciotti –qui a en commun avec Felipe Alfau le fait d´avoir surtout écrit dans une autre langue que sa langue maternelle- est le fruit de l´ironie ou pas. Toujours est-il que toutes les sources disponibles font état de Barcelone comme la ville où Felipe Alfau est né le 24 août 1902. À l´âge de quatorze ans, il est parti avec sa famille aux États-Unis, pays où il a vécu jusqu´à la fin de ses jours. Il a gagné sa vie comme traducteur à la Banque Morgan à Manhattan -où dans les pauses de son boulot il griffonnait des textes sur des morceaux de papier -et l´on n´évoquerait pas aujourd´hui son œuvre assez brève si ce n´était l´intérêt qu´elle a suscité parmi certains critiques et écrivains. Il n´a écrit de sa vie que deux romans (Locos : a comedy of gesture et Chromos) et un livre d´histoires pour enfants (Old tales from Spain) en anglais, traduits en Espagne dans les années 90, en plus d´un livre de poésie en espagnol : La poesía cursi.

Felipe Alfau était si discret qu´il n´a jamais mis en valeur ses livres. Son premier livre Locos : a comedy of gesture, il l´a soumis à une maison d´édition new-yorkaise pour des raisons financières, mais ayant entre-temps décroché un emploi stable, il s´est rendu chez l´éditeur pour récupérer le manuscrit qui était presque sous presse. Le roman a quand même fini par être publié en 1936 par Farrah & Rinehart et Felipe Alfau a reçu à l´époque autour de 250 dollars pour le bouquin. Il a été plutôt bien accueilli par la critique, mais boudé par les lecteurs. Il ne fut redécouvert qu´en 1987 chez un bouquiniste de Massachusets par Steven Moore des éditions Dakley Archive Press qui l´a republié. Le roman, inclassable, fut salué par la critique.  L´écrivain Mary McCarthy y a vu une sorte de roman policier nouvelle manière et une préfiguration de l´œuvre Si par une nuit d´été un voyageur d´Italo Calvino. En effet, les analogies sont on ne peut plus évidentes. En effet, Le Café des fous (titre en français) développe sa narration en faisant alterner des chapitres qui contiennent parfois leur propre commentaire à propos des thèmes les plus ressassés comme le temps dans lequel les personnages se déplacent à leur gré, plantant là, à l´occasion, leur interlocuteur, ou le moi qui soudain ne sait plus s´il est bien lui-même ou l´une des innombrables images que sa propre rêverie a engendrées(1). On pourrait aussi établir comme parentés littéraires, revendiquées par Felipe Alfau lui-même, Le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jan Potocki ou Histoire du roi de Bohême et ses sept châteaux de Charles Nodier, bouquins où les histoires s´imbriquent les unes dans les autres. Dans sa rubrique «La boîte à bouquins» dans Bibliobs François Forestier dépeignait de la sorte ce roman : «Dans un café de Tolède, « ville des rêves effrayants du passé, des terribles cauchemars de l’histoire », passent des personnages en quête d’un destin, d’une solution ou, simplement, de quelques lignes dans un livre. Certains s’adressent directement à l’auteur, lui demandant de « m’anéantir ou me refaire » afin de « devenir un être humain ». D’autres proposent de faire toucher un grain de beauté d’une jeune fille (pour deux pesetas) ou racontent des souvenirs invraisemblables. L’auteur précise, au détour d’une page, qu’il a « la mauvaise habitude d’essayer de convaincre les lecteurs qu’ils ont la possibilité de s’insinuer dans l’esprit de leurs personnages », et qu’en conséquence, « on me pardonnera lorsqu’on saura qu’ils me laissent constamment en plan, ces personnages, refusant de parler ou même de bouger, et qu’il m’est tout de même difficile de laisser un blanc. » Préfets, enquêteurs, mendiants, fripouilles, marchands de cerises, colosse bigame, mandarin noir, señorita cubaine, charmeur de papillons, nécrophile poète (« Et la brillante cavalcade du bonheur se taira en passant près d’elle avant de se disperser, futile et vaine, sous le grand suaire épais de sa négation », dit-il devant une femme morte), porteur de soutanes aimé des femmes, tous traversent le livre de Felipe Alfau avec une désinvolture qui rend l’auteur perplexe. ».

Devant cette trouvaille, Stevie Moore a demandé à Felipe Alfau s´il n´avait rien écrit d´autre et l´auteur lui a confié un autre manuscrit gardé dans un tiroir depuis 1948 : Chromos. Ce roman fut publié en 1990 et a figuré sur la liste du National Book Award américain. D´aucuns l´ont considéré comme un des grands chefs d´œuvre de la deuxième moitié du vingtième siècle. Étant donné qu´il aura été rédigé avant le début des années cinquante, il aura anticipé les fictions les plus singulières de grands écrivains américains tels John Barth, Robert Coover, Thomas Pynchon, Gilbert Sorrentino et William Gaddis. C´est par excellence le  roman de l´immigration, surtout des immigrés tiraillés entre deux cultures, mais tout est écrit d´une perspective surréelle, baroquisante, comique et étrangement apocalyptique.

Comme on peut aisément le deviner devant un écrivain aussi secret, Felipe Alfau a donné très peu d´interviews. Pourtant, il y en a une qui mérite que l´on s´y attarde un peu. Il l´a accordée six ans avant sa mort, alors qu´il vivait dans une maison de repos, à l´essayiste mexicain-américain Ilan Stavans. Parue dans le numéro du Printemps 1993 de la Review of Contemporary Fiction, cette interview nous donne une idée de la pensée de Felipe Alfau et de sa philosophie de vie quoique l´on s´interroge parfois s´il n´y a pas souvent un brin d´ironie derrière certains de ses propos. Alors que Ilan Stavans lui posait une question sur quelques affinités entre ses écrits et ceux produits par Borges, Nabokov ou Pirandello, il a affirmé ignorer que ces messieurs avaient écrit des histoires ou des pièces de théâtre même s´il avait entendu parler d´eux. Il n´a jamais voulu faire une carrière littéraire ni gagner de l´argent en vendant des livres : «je ne suis pas un écrivain professionnel. Je n´ai accepté de recevoir de l´argent pour mes écrits qu´une seule fois parce que j´avais besoin d´argent. La vérité c´est que je n´ai jamais voulu vivre de ma plume. Je hais les écrivains à plein temps. Je hais les intellectuels qui vivent d´abstractions et d´évasions. L´art d´écrire est devenu un excès. Aujourd´hui, la littérature est un gaspillage. Elle devrait être abolie telle qu´elle existe de nos jours, c´est à-dire en tant que moyen de fabriquer de l´argent. Les écrivains ne devraient pas vendre des livres comme on vend des bijoux».

Felipe Alfau semblait faire partie de ce groupe d´écrivains qui aimeraient s´effacer derrière leur œuvre si tant est qu´il était sincère en l´affirmant : «Mes livres sont illisibles. C´est pourquoi je suis toujours surpris par les réactions à mes deux romans. Mon éditeur est particulièrement têtu. Il ne m´envoie que des critiques dithyrambiques à l´égard de mes livres. Je lui ai demandé de m´envoyer des critiques défavorables. C´est cela qui m´intéresse pour que je puisse me rendre compte des insuffisances de mes romans».

S´il a eu du mal à trouver sa formule en langue anglaise, une langue qu´il n´a apprise  qu´à l´âge de quatorze ans lors de son arrivée aux États-Unis, l´espagnol n´a jamais vraiment été une alternative quoiqu´elle fût sa langue maternelle. Mis à part son livre de poésie («la poésie, je l´ai écrite dans ma langue maternelle puisqu´elle est plus près du cœur tandis que la fiction est une activité mentale, une invention») et ses critiques musicales pour le quotidien hispanique de New York La Prensa, il n´a plus rien écrit en espagnol, une langue qu´il ne s´est même pas efforcé d´enseigner à sa fille, Chiquita, qu´il a abandonnée toute petite après avoir divorcé d´avec sa première femme. Néanmoins, son anglais était assez expressif, un anglais à lui : «Mon anglais est ibérique, une acquisition. Il est en partie ma propre création, le résultat d´une expérience d´immigré, une langue hybride. Chaque génération et chaque groupe ethnique créent leurs propres déformations». Il  a d´ailleurs avoué lire très peu de fictions.  

Côté politique, ses avis étaient polémiques et surtout fort réactionnaires : «Je pense que la démocratie est un gâchis. Machiavel n´avait pas tort : la différence entre la démocratie et la tyrannie c´est que dans la tyrannie vous n´avez besoin d´obéir qu´à un seul maître alors que dans une société pluraliste, il vous faut obéir à plusieurs maîtres. J´ai toujours pensé que le Généralissime Francisco Franco était un maître fiable pour l´Espagne. Aussi l´ai-je toujours soutenu. Dès qu´il est mort, l´Espagne est devenu un chaos. Pendant la Guerre civile d´Espagne, j´ai pris fait et cause pour lui»(2). Plus loin, à propos d´une question d´Ilan Stavans sur les soupçons de racisme dans certains de ses poèmes, il a répondu que les États-Unis avaient dégénéré dans les dernières décennies à cause de l´influence des immigrés caribéens et hispaniques qui avaient entre autres choses transformé New York en une jungle alors que dans les années cinquante c´était une ville plutôt paisible.

Dans la maison de repos où il habitait, Felipe Alfau n´avait pas d´amis, passait la journée à lire les journaux, à regarder la télé et à attendre. À attendre quoi ? Sûrement la mort…survenue, on l´a vu plus haut, le 18 février 1999.

 Felipe Alfau est un exemple on ne peut plus éloquent de la suprême ironie de la vie. Peut-être ceux qui écrivent des livres qui forcent l´admiration ne sont-ils pas des personnes intéressantes, ou du moins n´ont –ils pas les idées que l´on croit. Les exemples sont légion dans l´histoire de la littérature universelle. Pourtant, l´homme est plein de contradictions tout en étant capable de poindre des œuvres géniales. Ou peut-être écrit-il des œuvres géniales puisque sa personnalité est justement contradictoire.

Dawn Powell qui a connu Felipe Alfau à la fin des années trente l´a décrit on ne peut mieux dans ses Journaux : «Felipe Alfau est brillant, un esprit éblouissant, spiritueux, jésuitique, avec une performance mentale que l´on ne peut comparer qu´à celle de Cummings. Mais il est aussi un érudit fascinant et surtout un romantique concernant son Espagne, farouchement patriotique, une figure jaillie d´un roman médiéval, amant de Tolède, de la vieille Espagne, sûrement important pour son pays. Il parlait si brillamment du totalitarisme qui repose sur la faiblesse humaine, l´erreur humaine et le comportement humain qu´il m´a quasiment convaincue».

 

(1)    Les deux livres de Felipe Alfau traduits en français sont : Le Café des fous, publié d´abord aux éditions Payot, en 1990, puis en 1992, en poche, chez Points (traduction d´Antoine Jaccottet) et Chromos, collection de poche Rivages, 1993(traduction de Bernard Cohen).

  (2) Deux remarques. À vrai dire, Felipe Alfau ne dit pas «L´Espagne est devenu un chaos», mais «La Péninsule Ibérique est devenue un chaos». Or, la Péninsule Ibérique n´est pas synonyme d´Espagne, elle comprend l´Espagne et le Portugal, deux états indépendants. Quoi qu´il en soit, c´est marrant qu´il considère la situation chaotique, car à l´époque l´Espagne était en pleine expansion économique.