Varlam Chalamov : expérience de vie ou expérience du vide ?
La langue, courante ou littéraire, peut-elle traduire fidèlement l´expérience concentrationnaire ? Cette question a taraudé l´esprit même de ceux qui nous ont laissé les témoignages les plus poignants sur les camps de la mort nazis: de Primo Lévi à David Rousset, de Robert Antelme à Jorge Semprún, de Tadeusz Borowski à Imre Kertész, sans oublier Elie Wiesel, Boris Pahor, Jean Cayrol ou Jean Améry. Mais la question se pose aussi, bien entendu, pour ce qui est de l´expérience du Goulag soviétique, mise sous le boisseau pendant longtemps. Si L´Archipel du Goulag, de Soljenitsyne, est devenu un classique, -non seulement grâce à ses qualités littéraires, mais aussi en raison de l´attribution du prix Nobel à l´auteur- Les récits de la Kolyma, de Varlam Chalamov, n´ont malheureusement pas acquis la même notoriété, alors qu´ils n´ont rien à envier, bien au contraire, au chef-d´oeuvre d´Alexandre Soljenitsyne.
Varlam Chalamov est né le 18 juin 1907 selon notre calendrier grégorien (5 juin dans le calendrier julien encore en vigueur à l´époque en Russie, calendrier qui avait treize jours d´écart avec le calendrier grégorien) à Vologda, ville du grand Nord russe où il a passé son enfance et son adolescence. Il était le cadet de cinq enfants qui ont survécu. Ses premières années ont été dominées par la figure de son père, prêtre orthodoxe autoritaire qui dans une rare attitude de courage et de défi a osé dénoncer les pogroms contre les juifs en pleine cathédrale, ce qui lui a valu d´être muté dans une église plus modeste. En 1924, Varlam Chalamov, alors un jeune de dix-sept ans, est parti à Moscou. En pleine effervescence révolutionnaire et suivant l´enseignement de Lénine selon lequel «le marxisme est une doctrine créatrice qui s´instruit à l´école pratique des masses», il a d´abord cherché un emploi dans une fabrique artisanale des environs de Moscou où il a expérimenté la vie du prolétaire russe tant au goût du jour. Deux ans plus tard, il a pourtant fait le constat d´avoir gâché son temps et il a décidé de s´inscrire à l´université de Moscou pour y étudier le droit. Il a alors vécu l´une des périodes les plus libres et enthousiastes de sa vie en se ruant dans les bibliothèques, les théâtres, les clubs, les lieux de débats. Il s´est épris des mouvements artistiques qui bouillonnaient dans la ville dont les innovations du futurisme russe et les formes qu´il a générées en art et en littérature. Ayant participé à un mouvement trotskyste et critique de Staline, Varlam Chalamov fut arrêté une première fois en 1929, à l´âge de vingt-deux ans, alors qu´il était encore étudiant à l´université de Moscou. Envoyé dans le camp de travail à la Vichera (expérience qu´il raconterait plus tard dans un livre éponyme), dans l´Oural central, il fut d´abord condamné à cinq ans, mais a fini par être libéré au bout de trois ans. Rentrant à Moscou, il est devenu journaliste et écrivain, mais en 1937, nouvelle arrestation. C´était l´année des Grandes Purges et la sentence indiquait que le juge d´instruction ne s´était même pas donné la peine de trouver un chef d´accusation un peu consistant. En 1942, la détention de Chalamov fut prorogée et en 1943 un nouveau dossier fut monté contre lui pour avoir affirmé qu´ Ivan Bounine –prix Nobel de Littérature en 1933, réfugié en Paris, écrivain proscrit par les bolcheviques - était «un classique de la littérature russe». Il fut alors condamné à dix ans de camp pour «agitation antisoviétique».
La fin de sa détention a coïncidé avec la mort de Staline. Il a pourtant fallu à Chalamov plusieurs années de lutte pour obtenir le droit de quitter la Kolyma. Enfin rentré à Moscou, à l´âge de 50 ans, il avait passé au camp la moitié de sa vie. Que peut éprouver un homme à cet âge-là après être descendu en enfer ? Sa vie conjugale n´a pas résisté à une si longue séparation et l´on ne peut à vrai dire imaginer les pensées d´un homme avec une biographie pareille. L´écriture aura été un de ses refuges : de la poésie et d´autres écrits parfois refusés par les maisons d´édition soviétiques, mais surtout Les Récits de la Kolyma qui ne pouvaient pas voir le jour en Union Soviétique. Parvenus néanmoins en Occident, ils étaient en quelque sorte tronqués puisqu´ils n´ont pas été publiés en volume, mais sous forme d´extraits –au hasard et rarement «corrigés»- s´étalant sur plusieurs années. À ce propos, Michel Heller (1922-1997), historien et dissident russe a dressé dans son essai Le dernier espoir (traduit par Anne Coldefy-Faucard) une comparaison assez intéressante : «C´est un peu comme si un tableau de Rembrandt, retrouvé dans un grenier, était découpé en petits morceaux, puis exposé sous la forme d´un tas de fragments. Il n´est pas à exclure, au demeurant, que la simple vue des morceaux –ici un œil, là une main –permettrait de comprendre qu´il s´agit d´une grande œuvre d´art. Mais le tableau lui-même manquerait…».
En France, il y a une remarquable édition des Récits de la Kolyma, parue en 2003 chez Verdier avec une préface de Luba Jürgenson et une postface de Michel Heller (justement l´essai que je viens de citer). Composé de récits très courts, de fragments de souvenirs, de poèmes en prose, le livre, qui traduit aussi l´expérience de l´auteur, est une véritable descente aux enfers de la condition humaine, où l´on côtoie des prisonniers politiques aussi bien que des criminels de droit commun. Mais à côté de la cruauté qui sévissait sur ces camps de concentration, Chalamov nous livre d´autres témoignages: celui de la mainmise des criminels sur les autres prisonniers, et celui de la corruption qui touchait tous les degrés de la hiérarchie du camp. Dans ces portraits, Varlam Chalamov - mort le 17 janvier 1982 - préfigurait déjà la corruption généralisée qui allait empoisonner la société russe. Ce monde cruel décrit par Chalamov est bien notre monde.
Chalamov a vu naître l´empire des camps en purgeant sa première peine à la quatrième section du SLON (Camps de Solovki à Affectation Spéciale), puis au camp de la Vichéra. Il a en outre passé dix-sept ans au pôle de la Haine, la Kolyma. Les conditions étaient particulièrement dures dans les camps. Par-dessus le marché, on y était encore plus rude vis-à-vis d´un paysan, un ouvrier ou un intellectuel qu`à l´égard d´un criminel, comme l´auteur lui-même nous le rappelle dans Essais sur le monde du crime inclus dans Les récits de la Kolyma : «Le jeune paysan, ouvrier ou intellectuel en a le vertige. Il voit que dans les camps, les voleurs et les assassins vivent mieux que tout le monde, qu´ils jouissent d´un relatif confort matériel et se distinguent par la fermeté de leurs convictions, un aplomb et une hardiesse enviables».
Les truands étaient maîtres de la vie et de la mort dans les camps : «ils mangent toujours à leur faim et savent «se démerder», alors que tous les autres sont affamés. Un voleur ne travaille pas, il se soûle, même au camp, tandis que le jeune paysan, lui, doit «marner». Ce sont les truands qui l´y obligent(…) Tous les vêtements civils ce sont eux qui les portent. Ils s´installent aux meilleures places sur les châlits, près de la lumière, du poêle. Ils ont des matelas et des couvertures ouatinées, tandis que le jeune kolkhozien, lui, dort à même les rondins taillés dans le sens de la longueur. Et le jeune paysan commence à se dire que, dans les camps, ce sont des truands qui détiennent la vérité, qu´ils constituent ici la seule force, tant matérielle que morale, mis à part les gradés qui, dans la plupart des cas, préfèrent ne pas entrer en conflit avec eux(…) Le poison de la pègre est effroyable. Il a pour effet de corrompre tout ce qu´il y a d´humain dans l´homme. Tous ceux qui côtoient cet univers respirent ce souffle pestilentiel. Quels masques à gaz faudrait-il donc ?».
Alexandre Soljenitsyne -qui a tenu une correspondance avec Varlam Chalamov- a reconnu la singularité de la Kolyma : «L´expérience carcérale de Chalamov fut plus amère et plus longue que la mienne, et je reconnais avec respect que c´est à lui, et non à moi, qu´il échut de toucher ce fond de sauvagerie et de désespoir vers lequel nous tirait tout le quotidien des camps».
La réalité de la Kolyma que Chalamov a su traduire par ses récits ressemblait à un cauchemar ou à un songe monstrueux et le monde souterrain qu´il décrivait fut souvent associé à l´enfer. Chalamov a d´ailleurs lui-même écrit qu´il était revenu de l´enfer. Néanmoins, Michel Heller, dans l´essai cité plus haut, considérait que la Kolyma ne pouvait être l´enfer, du moins dans l´acception religieuse du terme puisque l´enfer est le lieu où l´on châtie les pécheurs, le lieu du triomphe de la Justice alors que la Kolyma était le triomphe du Mal absolu : «La Kolyma n´est pas un enfer. C´est une expérience soviétique, une usine qui fournit au pays de l´or, du charbon, du plomb, de l´uranium, nourrissant la terre de cadavres (…) Un cheval a infiniment plus de prix à la Kolyma qu´un esclave zek. Une pelle y a plus de valeur. La cruauté sans limite témoignée aux esclaves s´explique par des motifs idéologiques –le désir d´anéantir tous ceux dont le Grand Guide * a décrété qu´ils n´étaient pas des hommes –et économiques : un réservoir de main-d´œuvre inépuisable».
Certes, à la Kolyma, il n´y avait pas de chambres à gaz, un crime monstrueux qui a singularisé le nazisme vis-à-vis d´autres crimes contre l´Humanité. Dans les camps nazis, on était tué parce qu´on était juif, non aryen ou adversaire politique. Dans les camps soviétiques, on ne savait pas pourquoi on mourait. Pendant les années trente, on avait arrêté des gens au hasard : des professeurs, des travailleurs du parti, des militaires, des ingénieurs, des paysans ou des ouvriers. Ils n´étaient ni ennemis du pouvoir ni criminels d´Etat. Evgueni Zamiatine, l´auteur de Nous autres, affirmait en 1922 que l´art issu de la réalité de l´époque ne pouvait être que fantastique, semblable à un rêve, la synthèse du fantastique et du quotidien. Or, à la Kolyma, selon Michel Heller, le fantastique c´était le quotidien lui-même. La réalité de ce fantastique-là était plus fantastique que tout ce que pouvait imaginer Evgueni Zamiatine lui-même.
Pour exprimer tout ce qu´il voulait, Varlam Chalamov a crée un genre nouveau, une forme de prose adaptée à son sujet, une prose qui mêle le récit, l´essai physiologique et l´étude ethnographique. L´écriture est simple, évitant tout pathos et jugement catégorique. Le plus souvent, les textes ne comptent guère que deux ou trois pages et le titre ne comprend qu´un ou deux mots. L´auteur lui-même a écrit qu´il était pareil à ces fossiles qui ressurgissent par hasard pour livrer au monde la clef des mystères géologiques.
Dans la préface citée plus haut, Luba Jürgenson met en exergue l´éparpillement des faits biographiques dans les Récits qui crée une structure répétitive. Les épisodes relatés plusieurs fois ne le sont jamais de la même manière. Un même épisode se trouve d´ordinaire attribué à des personnages différents ou survient dans des situations différentes. Toujours selon Luba Jürgenson, Chalamov utilise souvent le personnage du double pour l´authentification d´une expérience terrifiante comme preuve tangible d´un séjour au tombeau. Ainsi, la création d´un double qui meurt permet de raconter la descente au tombeau. Dans le récit «Cherry –Brandy», par exemple, en décrivant la mort du poète Ossip Mandelstam, Chalamov parle en fait de la sienne. Tout au long des récits, affirme encore Luba Jürgenson, «le survivant qu´il est apparaît plutôt comme un revenant, un personnage qui a traversé la mort». Les récits ne sont pas des textes au sujet de quelque chose, mais en quelque sorte, une sépulture pour les morts anonymes du Goulag».
Comme nous le rappelait encore Michel Heller, Varlam Chalamov évoque l´homme au stade ultime, l´homme face à une mort inéluctable, au terme d´humiliations et de tourments qui anéantissent tout ce qui est humain en lui : «Des centaines d´ouvrages ont déjà été écrits sur les camps de la mort, nazis ou staliniens. Mais seul un petit nombre d´entre eux rapporte la vérité du camp. Il est plus simple de relater des horreurs. Or, ces dernières ne sont pas toute la vérité. Le récit des horreurs est celui des bourreaux et des victimes. La vérité du camp est celle que dévoile Chalamov : la victime se fait souvent bourreau à son tour, l´homme s´accommode facilement de sa condition d´esclave et l´on peut faire n´importe quoi de lui».
Peut-être la littérature peut-elle nous aider à alléger nos souffrances, car, comme Varlam Chalamov l´a écrit lui-même, «Les livres sont ce que nous avons de meilleur en cette vie, ils sont notre immortalité»...
*Il s´agit, bien entendu, de Staline.
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