La rumeur du
monde d´après Karel Capek.
À part les linguistes et quelques amateurs férus d´étymologie, ils ne sont
peut-être pas aussi nombreux que ça ceux qui se penchent régulièrement sur
l´origine des mots. On n´ignore pas que les écrivains sont friands de
néologismes et qu´ils en inventent d´ordinaire pour donner libre cours à leur
imagination débridée, pour le grand bonheur-faut-il le dire- de leurs lecteurs
plus ou moins fidèles. Pourtant, ces mots-là deviennent parfois assez courants
à telle enseigne qu´ils s´autonomisent par rapport à leur créateur et que la
trace de leur origine se dilue. C´est le cas sans doute du mot «robot». Combien
de gens savent-ils, en effet, que ce mot a surgi pour la première fois en 1920
dans une pièce de théâtre de l´écrivain tchèque Karel Capek ? Selon la
légende, le mot lui aurait été soufflé par son frère, le peintre Josef Capek,
et il se dissimule derrière les initiales du titre de la pièce : R.U.R
(Rossum´s Universal Robots). Ce mot robot, inspiré par le mot robota (corvée en
tchèque) désigne, dans cette œuvre de science-fiction, des machines humanoïdes
et intelligentes, inventées par Rossum, un scientifique génial. Des machines se
développent, se perfectionnent et sont produites en masse par la société
Rossum´s Universal Robots. Force de travail peu coûteuse, ces nouveaux êtres
remplacent petit à petit l´homme dans ses tâches quotidiennes le poussant à
l´inactivité et à l´oisiveté. La procréation en pâtit naturellement. Les
guerres sont donc désormais menées par les robots qui, manquant de vie
spirituelle et de sentiments, mais se croyant supérieurs, se rebellent contre
leurs maîtres.
Epuisé depuis quelque temps, le texte de la version française de cette
œuvre (traduite par Jan Rubes) vient de
reparaître aux Editions de la Différence, dans la collection Minos. Dans la
belle préface qu´elle consacre à Karel Capek (lisez Tchapek) et à son œuvre, Brigitte
Munier attire notre attention sur le côté original de cette pièce et de toutes les fictions (quel qu´en soit le
genre) de cet auteur incontournable de la littérature tchèque du vingtième
siècle : «En découvrant ce texte, le lecteur contemporain oubliera
peut-être sa date de parution ou croira Capek visionnaire : le chien
artificiel le fera penser à Dolly, brebis clonée à la vie brève, tandis que les
robots lui paraîtront anticiper des ordinateurs capables d´apprentissage !
L´impression d´actualité suscitée par la pièce est renforcée par un recours à
un procédé littéraire original : Capek ne situe jamais ses contre-utopies
ou dystopies dans un futur lointain, comme Wells ou Orwell, ou dans une contrée
imaginaire, tel Anatole France ou Samuel Butler ; l´anomalie, l´étrangeté
surgissent ici et maintenant en un quotidien fort semblable au nôtre». Il en
est ainsi en effet non seulement dans R.U.R, mais également dans La guerre des
salamandres, La maladie blanche, La fabrique de l´absolu ou Hordubal, comme on
le verra plus loin, mais qui était au fait Karel Capek ?
Ce génie de la littérature du vingtième siècle- que l´on classe souvent
(parfois à juste titre) dans le genre science –fiction- est né le 9 janvier
1890 à Malé Svatonovice(dans la région de Hradec Králové, en Bohême)et mort le
25 décembre 1938 à Prague. Ayant commencé ses études secondaires dans sa région
natale, il a dû pourtant les finir à Brno en raison de la découverte d´un
cercle anti- autrichien (la future Tchécoslovaquie faisait naturellement encore
partie de l´empire des Habsbourg) auquel il appartenait. Les études
universitaires, il les a suivies d´abord à la Faculté de Philosophie de
l´Université Charles à Prague, puis à l´Université Whilhelm(Guillaume) à Berlin
et enfin à la Faculté des Lettres de la Sorbonne à Paris où il a soutenu une thèse, en 1915, portant sur Les méthodes
esthétiques objectives en référence aux arts appliqués.
Pour cause de problèmes de santé (des douleurs au dos qui se sont
prolongées le long de sa vie), il fut réformé et n´a donc pas participé en
tant que combattant à la première guerre
mondiale, contrairement à tant d´autres écrivains européens dont l´expérience de cette triste réalité a nourri
l´imaginaire comme Ernst Jünger, Erich Maria
Remarque, Maurice Genevoix, Roland Dorgelès, Drieu La Rochelle ou Ernest Hemingway, entre autres. Quoi qu´il en soit, la guerre a
quand même laissé des traces qui ont
inspiré un peu son œuvre, Karel Capek étant d´ailleurs un homme qui n´était pas
indifférent aux questions politiques et philosophiques posées par la nouvelle
donne issue de la fin de la guerre. La carte de l´Europe, on le sait, en a été
bouleversée et la Tchécoslovaquie est née, devenant en quelques années, grâce à
une industrie florissante, la dixième puissance industrielle mondiale. Karel
Capek a salué, cela va sans dire,
l´avènement de cette nouvelle république et a soutenu le président Tomás
Masaryk.
C´est pendant les années vingt
qu´il a entamé sa carrière d´écrivain et de journaliste. Il s´est également singularisé
en tant que traducteur. Ses traductions des poètes de langue française ont inspiré l´avant-garde littéraire tchèque et
ses études sur la langue aussi bien que ses premiers romans et pièces de
théâtre lui ont procuré une énorme réputation et ont fait de lui un auteur
prestigieux, l´ayant hissé à la présidence du PEN club tchécoslovaque. De ses
déplacements à l´étranger, il a ramené des impressions assez riches qui se sont
matérialisées dans la publication d´excellents carnets de voyages sur l´Italie,
l´Angleterre, la Hollande, l´Espagne ou l´Europe du Nord. Enfin, dans les
années trente, il fut plusieurs fois pressenti pour le Prix Nobel de
Littérature.
Son œuvre, nourrie par l´ironie, le sarcasme, l´humour noir et un style et
des sujets innovateurs, déroutait néanmoins par l´imagination prodigieuse de
l´auteur et son côté visionnaire.
Après le coup d´éclat de la pièce R.U.R, Karel Capek a publié un autre
livre fort remarqué en 1922, le roman La fabrique d´absolu(1). Ce roman met en
scène l´invention de l´ingénieur Maret. Pour se faire une idée de l´inventivité
de Capek et du côté atypique et bouleversant de l´invention de Maret, imaginez
que Dieu était contenu (ou en quelque sorte enfermé) dans la matière comme
l´enseignaient Baruch Spinoza et les panthéistes. Or, en libérant l´énergie
calorique par combustion, c´est donc l´Absolu que le carburateur de l´ingénieur Maret répand dans le monde. À la différence près
que cette fois-ci cette force divine n´a pas la mission de créer le monde, mais
des machines de toutes sortes. Les carburateurs sont commercialisés et ainsi
chaque banque, chaque ministère, chaque industrie se mue en temple producteur
d´abondance et de religiosité. Ne peut-on pas y voir un des signes du danger
qui guette les sociétés modernes ? N´y a-t-il pas un côté visionnaire dans
toute la trame ?
Les années trente ont été particulièrement prolifiques. En moins de deux
ans, entre 1933 et 1934, Capek a publié la trilogie romanesque Hordubal,
L´Aérolithe et Une vie ordinaire(2). De ces trois titres, Hordubal est, sans
conteste, le plus fort. Ce roman raconte l´histoire d´un homme (Hordubal,
justement) qui rentre au pays après huit ans de travail en Amérique, où il a
trimé comme mineur à Johnstown. Étrangement, il n´est pas bien accueilli de
retour dans son village, soit on ne le reconnaît pas, soit on se montre hostile
à son égard y compris sa femme qu´il croit un exemple de fidélité
conjugale et qui pourtant le trompe avec le valet de ferme. Les relations
deviennent assez tendues et Hordubal découvre le pot aux roses. Sa femme et son
amant concoctent un plan qui aboutit à sa mort et sont arrêtés et condamnés.
Pour Marcel Aymonin, les romans de cette trilogie reflètent encore la
psychologie relativiste du Capek des années vingt mais annoncent déjà un
changement de cap. Ce sont des romans où «chacun détient sa vérité personnelle,
c´est avant tout lui-même que l´homme intègre à sa connaissance d´autrui, tout
individu est finalement un conglomérat mental multiple et contradictoire. Mais
là déjà perle une mélancolie, l´hésitant pressentiment d´une mutation à
consentir. La phase euphorique de la démocratie de mois en mois s´éloigne, les
tensions se dessinent, économique, sociale, politique, en Europe et dans le
pays même»(3). En effet, les deux grandes œuvres de Capek postérieures à cette
trilogie-La guerre des salamandres(4) et La maladie blanche(5)- renferment,
quoiqu´en filigrane et sous une forme allégorique, un contenu politique plus
incisif.
La guerre des salamandres (1935) est une parabole visionnaire emplie
d´humour où certains ont vu un pied de nez aux totalitarismes de tout bord et
d´autres une dénonciation originale du nazisme.
Découvertes sur une petite île sauvage au large de l´Indonésie, ces salamandres
apprennent la langue humaine de communication, seront apprivoisées et asservies
par l´homme, mais à l´instar des robots de R.U.R, finiront par se révolter.
Puisqu´on fait reproduire les
salamandres en progression géométrique, les océans ne semblent plus suffire à
leur épanouissement. Epousant l´impérialisme et le nationalisme, ces sauriens sont
à même de reproduire les défauts de l´homme moderne jusque dans sa manie
d´autodestruction. La forme originale de ce roman se traduit, au cours de la
narration, par une compilation d´articles de journaux et communications
scientifiques et l´intervention de l´auteur à la fin en guise d´épilogue sous
le titre «L´auteur discute avec lui-même». Ce livre fracasse toutes les étiquettes
littéraires qu´on puisse lui coller : roman d´anticipation, conte
philosophique, utopie, voire anti-utopie. Lors de la parution du livre, la
critique l´a qualifié d´utopie, mais dans une interview, Capek a réfuté cette
idée : «Je refuse ce mot. Ce n´est pas l´utopie, mais l´actualité. Ce
n´est pas une spéculation sur quelque chose qui pourrait se produire dans
l´avenir, mais cela reflète ce qui est au milieu de quoi nous vivons. De la
fantaisie, je peux vous en donner combien vous voudrez et gratuitement, mais
ici je visais la réalité. Rien à faire, la littérature qui ne s´occupe pas de
réalité, de ce qui se passe vraiment dans le monde, la littérature qui ne veut
pas réagir avec toute la force que possèdent la parole et l´idée, cette
littérature n´est pas la mienne»(6).
La maladie blanche(1937) est aussi une parabole, sous la forme d´une pièce
de théâtre, où la population est atteinte d´une sorte de lèpre qui se manifeste
par des tâches blanches sur la peau de personnes âgées de plus de quarante-cinq
ans. Celles-ci sont donc tout près d´une mort certaine, en l´absence d´un
antidote. Pourtant, selon le vieil adage, le malheur des uns fait le bonheur
des autres et les jeunes voient cette maladie comme une aubaine, puisque
l´avenir s´ouvre à eux et le chômage s´amenuisera de plus belle. Entre-temps, le
docteur Galen trouve le remède pour neutraliser l´épidémie mais refuse de
soigner les riches avant l´instauration de la paix mondiale. Le dictateur- Maréchal qui dirige le pays
d´une poigne de fer et attaque un pays
voisin sous les applaudissements de la majorité de son peuple, est atteint à son tour par la maladie et finit à
contrecœur (puisqu´il a peur d´être emporté par l´épidémie) par obtempérer aux
conditions du médecin. Or, une foule indignée et belliqueuse, alors que le
médecin crie «Non à la guerre !», se révolte, l ´accusant de «traître», le
tuant et piétinant le médicament qui aurait guéri les malades…
Après ce nouveau succès, il ne lui reste plus longtemps à vivre. L´année de sa mort, les événements se
précipitent en Tchécoslovaquie. Hitler occupe les Sudètes et les
Tchécoslovaques, ne pouvant compter sur le soutien de ses principaux Alliés
(France et Angleterre), doivent s´incliner. Capek décide de rester au pays,
alors que plusieurs amis le somment de
partir en exil, puisqu´il est clair que Hitler tôt ou tard s´emparerait du
reste du territoire. Son décès le 25 décembre 1938, trois mois avant
l´occupation nazie, lui aura peut-être épargné un destin aussi cruel que celui
de son frère, mort au camp de Bergen-Belsen en avril 1945.
Après la guerre, l´œuvre de Karel Capek fut mise sous le boisseau par le
nouveau régime communiste qui ne pouvait voir d´un bon œil cet auteur anti
-totalitaire d´autant plus qu´il avait écrit dès 1924 un article intitulé«
Pourquoi je ne suis pas communiste». Cette mise à l´index fut néanmoins levée
vers les années soixante.
Cela va sans dire que, depuis 1989, l´œuvre de Karel Capek a pris un nouvel
élan et sa bibliographie critique s´est considérablement enrichie.
Au moment où l´on signale le soixante-quinzième anniversaire de sa mort,
l´œuvre de Karel Capek ne peut que séduire un nombre croissant de lecteurs, non
seulement grâce à sa richesse et à son originalité, mais aussi parce que,
derrière son côté allégorique, elle est porteuse d´un message humaniste et
universel.
(1)Malheureusement épuisé en ce moment.
(2)Titres disponibles chez l´Âge d´Homme (traductions de Michel –Léon
Hirsch et Daniela Staskova-Pelliccioli) sauf Aérolithe qui, paraît-il, n´aurait
jamais été traduit en français.
(3) Préface (novembre 1968) à l´œuvre Récits Apocryphes, chez l´Âge
d´Homme (traduction de Marilyse Poulette).
(4)Deux éditions disponibles, chez Cambourakis et La Baconnière, traduites
toutes les deux par Claudia Ancelot.
(5) Chez La Différence (Collection Minos) avec préface et traduction
d´Alain Van Crugten.
(6) Propos que l´on peut retrouver sur le site :
europecentrale.asso-web.com.
P.S-(Le 9 décembre)-Je viens d´apprendre que le 21 octobre est paru en France, toujours de Karel Capek, le livre La vie et l´oeuvre du compositeur Foltyn,traduit du tchèque par François Kerel, aux éditions Sillage.
P.S-(Le 9 décembre)-Je viens d´apprendre que le 21 octobre est paru en France, toujours de Karel Capek, le livre La vie et l´oeuvre du compositeur Foltyn,traduit du tchèque par François Kerel, aux éditions Sillage.