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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

samedi 28 mars 2009

Chronique d´avril 2009



Stefan Zweig,la conscience d´un écrivain(à propos de la nouvelle édition en français de Conscience contre Violence).


La réputation d´un écrivain –ou dans un jargon très à la mode, son exposition médiatique- dépend assez souvent des humeurs littéraires d´une certaine époque. Il est donc des écrivains qui abondamment traduits de leur vivant sont un peu mis à l´écart par la suite avant de réapparaître quelques décennies plus tard où ils font l´objet d´un culte hors du commun. Je me demande si ce n´est pas le cas de l´auteur autrichien Stefan Zweig. Certes, son œuvre n´a pas été à proprement parler retirée des limbes puisqu´elle n´est jamais tombée à vrai dire dans l´oubli. Néanmoins, il me paraît assez clair qu´il y eut un temps où son étoile avait considérablement pâli, tant et si bien que une certaine critique littéraire le tenait pour un auteur dont l´œuvre était sinon dépréciée du moins indigne de tenir le haut du pavé.
Au Portugal, il était autrefois un auteur relativement populaire. Dans la bibliothèque de mon grand-père, décédé avant ma naissance, il y avait plein de livres de Stefan Zweig. Des biographies d´Erasme, de Balzac, de Marie-Antoinette ou de Marie Stuart aux romans à forte densité psychologique comme Vingt -Quatre heures de la vie d´une femme, il n´y avait que l´embarras du choix.
Né à Vienne le 28 novembre 1881, Stefan Zweig était le représentant de cette culture cosmopolite de la Mitteleuropa qui rejaillissait sur tout le continent européen. D´ascendance juive, il a été un grand voyageur, a fréquenté les milieux cultivés à Paris et à Berlin et a consacré soit des biographies soit des études critiques à des figures majeures de la culture européenne, non seulement des figures d´un temps révolu, comme celles que nous avons citées plus haut, mais aussi de quelques-uns de ses contemporains comme Proust ou le poète belge Émile Verhaeren. En lisant son livre de souvenirs et de témoignages Le monde d´hier, nous pouvons non seulement connaître tout un monde aujourd´hui disparu, mais on peut aussi apprécier la tendresse que l´auteur met dans la description de certains décors et la lucidité dont il fait preuve en portant les jugements les plus divers. Il y évoque des amis comme Schnitzler, Rilke, Romain Rolland, Freud ou Paul Valéry mais il y dépeint aussi l´évolution de l´Europe de 1895 jusqu´en 1941, avec les plaies issues de la première guerre mondiale, le démembrement de l´empire austro-hongrois et la montée du nazisme et de l´antisémitisme, en somme la chute de toute une civilisation, le suicide de l´Europe. Il y écrit : «J´ai été témoin de la plus effroyable défaite de la raison.» Toute une culture de haine fit irruption en Allemagne et dans les pays victimes de l´occupation tudesque avec les persécutions, la délation, les cultes militaristes, la brûlure de livres et bien sûr la Shoah dont le drame ne serait connu qu´après la guerre. Mais lorsque les Alliés ont mis un terme à la barbarie nazie, la voix de Stefan Zweig s´était déjà éteinte. Lui et son épouse Lotte s´étaient en effet suicidés le 23 février 1942 au Brésil, pays où ils s´étaient réfugiés et où Stefan Zweig avait rédigé Le monde d´hier. Peu avant de se donner la mort dans la ville de Petropolis,il écrivait une lettre en français à son éditeur brésilien Abrahão Koogan où il le remerciait pour sa fidèle amitié et s´excusait pour toutes les peines et ennuis qu´il pourrait lui causer par sa mort. Il ajoutait que depuis qu´il avait perdu sa patrie, l´Autriche, il se sentait vieillir plus par les souffrances intérieures que par les années du corps…
Ces derniers mois en France, plusieurs œuvres inédites ou retraduites de Stefan Zweig ont vu le jour, dont le troisième tome de sa correspondance comprenant les années 1932-1942, un bref roman, Le voyage dans le passé (tous les deux chez Grasset) et surtout un livre moins remarqué, mais tout aussi important, Conscience contre Violence, chez Le Castor Astral. Il s´agit d´une réédition d´un livre que ce même éditeur avait publié en 1997 et qui était devenu introuvable depuis près de cinquante ans. Stefan Zweig l´avait rédigé en 1936 et si le sujet en était l´affrontement au seizième siècle entre Jean Calvin (1509-1564) et Sébastien Castellion (1515-1563), on ne pouvait s´empêcher d´en faire le rapprochement avec la montée du fascisme, du nazisme et de l´intolérance dans l´Europe des années trente.
Le conflit évoqué dans ce livre généreux et lucide du grand humaniste et digne héritier du siècle des Lumières que fut Stefan Zweig est celui entre une approche fanatique et odieuse de la vie et une vision libérale et tolérante où l´homme est au centre de l´univers.
Tout a commencé lorsque le dimanche 21 mai 1536 les bourgeois de Genève ont déclaré en référendum qu´ils prétendaient vivre selon l´Évangile et la parole de Dieu. Cette victoire de la religion réformée était à mettre au crédit d´un prêtre fanatique qui répondait au nom de Guillaume Farel (1489-1565). Tout dévoué à la ferveur de sa foi, Farel était pourtant conscient qu´il n´était pas un constructeur et il ne se sentait nullement touché par la grâce dont sont oints les grands leaders et il a fait appel à un jeune prêtre, fils d´un procureur fiscal et notaire apostolique, ancien élève au collège Montaigu- une institution à la discipline stricte et sévère, où avaient également étudié Erasme et Ignace de Loyola-,et qui l´année précédente, à l´âge de vingt-six ans avait déjà publié Institutio religionis Christianae, le premier abrégé de la doctrine évangélique,l´œuvre canonique du protestantisme. Après maintes hésitations, Calvin a fini par s´incliner devant l´insistance de Farel et a installé un régime puritain à Genève. Tant Farel que Calvin furent un temps bannis de Genève pour excès de rigorisme, mais plus tard ils furent rappelés pour mener une croisade contre l´hérésie. La république calviniste de Genève voulait réglementer tous les gestes quotidiens de ses citoyens par le biais de la peur et d´une terreur ininterrompue. Des gens étaient condamnés à mort par décapitation ou brûlés vifs. Une des victimes les plus célèbres de cette cruauté fut le théologien et médecin Michel Servet. De son vrai nom Miguel de Servet y Reves, né à Aragon en 1511, ce médecin génial d´origine espagnole a découvert la façon dont le sang passe dans les poumons pour s´oxygéner. Intellectuel respecté, il a refusé le dogme de la Trinité et ayant mis les pieds à Genève, il y fut emprisonné sur ordre de Calvin. D´aucuns affirment là-dessus que Calvin et les autres membres du Consistoire auraient essayé en vain auprès du Conseil de la Ville de commuer la peine atroce en celle moins horrible de décapitation. Néanmoins comme nous le rappelle Stefan Zweig, on ne trouve pas trace de ces efforts dans les procès-verbaux du Conseil et puis si tout le procès a été inspiré par les dénonciations de Calvin, on ne voit pas comment un homme aussi puissant aurait eu autant de mal à imposer son influence et son autorité au moment de la décision finale. Certes, il a de son propre aveu proposé une peine plus adoucie, mais simplement au cas où Servet serait prêt à un sacrificio d´intellecto, c´est-à-dire une rétractation à la dernière heure.
En ce temps-là, l´exécution d´un homme n´était pas en soi un fait inhabituel dans un siècle où la violence et l´intolérance sévissaient sur tout le continent européen. Pourtant, il y a eu au moins un homme, Sébastien Castellion, qui dans son Traité des hérétiques a osé critiquer la barbarie perpétré à l´encontre de Michel Servet. Une phrase assez simple de Castellion restera à jamais gravée dans la mémoire de ceux qui prônent la tolérance contre la violence : «Tuer un homme, ce n´est pas défendre une doctrine, c´est tuer un homme…»
Inexplicablement, cet homme juste, humaniste et philosophe, ce Français né en 1515, auteur entre autres œuvres de De arte dubitandi(1562),que Calvin a voulu ostraciser après avoir été prétendument son ami, Sébastien Castellion, donc, est encore aujourd´hui un homme pratiquement oublié. En 1936, Stefan Zweig s´indignait que l´on pût écrire dans les manuels que Locke et Hume eussent été les premiers à prêcher la tolérance comme si Castellion, admiré par Montaigne, n´eût jamais existé. Au moins, la mémoire de Michel Servet est-elle préservée puisqu´il y a un Institut portant son nom à Paris,le Collège Miguel Servet, dirigé par Monsieur José Vidal-Beneyto dont on peut lire régulièrement les articles sérieux et lucides dans les colonnes du quotidien espagnol El Pais.
Stefan Zweig aurait écrit en 1937 dans une lettre à son ami Joseph Roth que Castellion était«ce qu´il aurait voulu être». Dans ce monde trouble où nous vivons, où les intégrismes politiques et religieux sévissent un peu partout, où les démocraties de pacotille commencent à pulluler, où les gens, désespérés face au chômage et aux piètres conditions de vie,se sentent à nouveau fascinés par des régimes autoritaires et où des émissions de télévision font la promotion de la justice populaire, on manque d´hommes de la trempe de Stefan Zweig et de Sébastien Castellion pour prôner les valeurs de la tolérance et de la liberté.


P.S(le 10 mai 2009)-À lire le dossier sur Stefan Zweig dans le dernier numéro du Magazine Littéraire).