Michel
Houellebecq : un mécontemporain ?
Quelqu´un me disait l´autre jour (une femme, par ailleurs) : «En plus,
il a un air si dégueulasse !»Décidément, Michel Houellebecq ne laisse
personne indifférent. Tout sert à tirer à boulets rouges sur l´écrivain
français le plus médiatique, les raisons les plus anodines ne manquant
pas : son faciès, ses cheveux en bataille, son air un tant soit peu emprunté
voire misanthrope (sous le regard d´autrui), enfin sa discrétion.
Michel Houellebecq, de son vrai nom Michel Thomas, né le 26 février 1956 à
l´île de Réunion, défraie toujours la chronique à la sortie de chacun de ses
livres, au moins depuis Les Particules élémentaires en 1998. Ce deuxième roman
de l´auteur-après L´extension du domaine de la lutte, paru en 1994-puis
Plateforme, le troisième, publié en 2001, sont considérés comme précurseurs en
ce sens qu´ils décrivent la misère affective et sexuelle de l´homme occidental.
Ces livres ont déclenché une vive polémique déchirant le milieu littéraire
français entre défenseurs acharnés et détracteurs virulents de Michel
Houellebecq, devenu en quelques années un des écrivains français contemporains
les plus traduits de par le monde. Si La possibilité d´une île (2005)-qui
aborde le clonage-a accentué les déchirements autour de l´auteur, La carte et
le territoire(2010), couronné du prix Goncourt, a provoqué quand même moins de
remous que les romans précédents. Les sujets de ce roman sont l´art, l´argent,
l´amour, le rapport au père, la mort, le travail et l´image d´une France
devenue un paradis touristique. La polémique autour de ce livre a plutôt
gravité autour de questions accessoires comme les protestations de l´écrivain
Michel Lévy qui se plaignait d´avoir lui-même auto -édité en 1999 un livre
portant le même titre ou encore le côté à tout le moins extravagant d´un
pastiche, La tarte et le Suppositoire, paru en 2011 aux éditions De Fallois,
prétendu prix «Concours» par Michel Ouellebeurre.
Le dernier roman de Michel Houellebecq avait déjà provoqué un tollé-surtout
parmi ceux qui ne l´ont pas lu- même avant de paraître le 7 janvier. Quelques
jours plus tôt, il avait déjà été piraté sur le Net et, le jour de sa parution,
la France fut secouée par l´attentat meurtrier perpétré par deux frères
radicaux islamistes contre l´hebdomadaire satirique Charlie Hebdo. Dans ce
massacre, dans les locaux du journal, ont péri onze personnes entre
journalistes, garde du corps, policiers et autres fonctionnaires dont Bernard
Maris(1), économiste, chroniqueur et surtout grand ami de Michel Houellebecq
qui, visiblement ému, a décidé en accord avec Flammarion, son éditeur, de
suspendre toute activité de promotion de son nouveau roman. Cela relève d´une
triste ironie si l´on en juge par le sujet de ce roman intitulé Soumission.
Ce roman, relevant de la politique –fiction, éventuellement du roman à
thèse, raconte l´histoire de François-peut-être le nom choisi n´est-il pas le
fruit du hasard-un professeur universitaire français enseignant à la Sorbonne,
donc à Paris, qui s´est taillé une
réputation de sérieux et de compétence après avoir soutenu une thèse sur
l´œuvre de l´écrivain décadentiste français Joris-Karl Huysmans, un misanthrope
comme François semble l´être en quelque sorte. Il mène une vie sexuelle
déréglée, pleine de rencontres fortuites ou de relations fragiles et
temporelles avec de jeunes femmes, souvent des élèves. Sa vie commence à
basculer en 2022 en raison du grand chambardement politique en France : le
second tour de l´élection présidentielle se joue entre Marine Le Pen, candidate
du Front National, et Mohammed Ben
Abbes, leader du mouvement islamiste Fraternité Musulmane. Le consensus
républicain est d´abord fracassé et les socialistes soutiennent le candidat
islamiste au second tour pour empêcher une victoire de l´extrême-droite. À la
veille de l´élection, on sent que les choses sont en train de changer, mais le
plus étrange est que l´inquiétude qui gagnait d´ordinaire les esprits quand on
évoquait la perspective d´une victoire d´un candidat islamiste n´a plus cours.
Un Front républicain élargi se constitue et se matérialise-en concomitance avec
le ralliement à la candidature de Ben Abbes-dans un accord de gouvernement
passé entre le PS, l´UMP et l´UDI avec la promesse, de la part du candidat de
Fraternité Musulmane, de nomination de François Bayrou au poste de premier-ministre.
L´implosion du système se fait donc sans vraie révolution. La panique ne touche
que les Juifs dont un nombre important décide de partir en Israël comme les
parents de Miriam, avec qui François couche. Miriam accompagne à contrecœur sa
famille dans ce départ et son souvenir s´estompe de proche en proche dans l´esprit
de François.
On pressent que des changements se mettront en place un peu partout et
c´est ce qui se produit effectivement : les universités s´islamisent, les
professeurs devant se convertir à l´islam pour pouvoir continuer à
enseigner; les femmes doivent s´habiller
de manière discrète ; la polygamie est légalisée. L´islamisation en
douceur de la France fait affluer au pays les pétrodollars des monarchies du
Golfe, le chômage chute et le pays est pacifié. Tout le vieux continent est
d´ailleurs en train de s´islamiser, le cas le plus curieux étant celui de la
Belgique. Lisez attentivement cet extrait : « Tout récemment, le Parti
musulman de Belgique venait d´accéder au pouvoir. L´événement était en général
considéré comme important, au point de vue de l´équilibre politique européen.
Bien sûr, des partis musulmans nationaux appartenaient déjà à des coalitions de
gouvernement en Angleterre, en Hollande et en Allemagne ; mais la Belgique
était le deuxième pays, après la France, où le parti musulman se retrouvait en
position majoritaire. Cet échec sanglant des droites européennes avait dans le
cas de la Belgique une explication simple : alors que les partis
nationalistes flamand et wallon, de loin les premières formations politiques
dans leurs régions respectives, n´avaient jamais réussi à s´entendre ni même à
engager véritablement un dialogue, les partis musulmans flamand et wallon, sur
la base d´une religion commune, étaient très facilement parvenus à un accord de
gouvernement»(2). Donc, la religion avait pu rassembler ce que la langue avait
toujours divisé.
Sous l´impulsion de Robert Rediger, un intellectuel converti à l´islam qui
avait naguère appartenu à la mouvance identitaire mais qui était vierge de
toute accointance avec les fractions néo-fascistes, les musulmans mènent aussi
le combat au niveau des idées. Dans un article paru dans la Revue d´études
traditionnelles, Rediger met l´accent sur l´universalité du message islamique
et rappelle que le communisme, en dépit de son échec, avait été la première
tentative de lutte contre l´individualisme libéral, rien que pour souligner que
Trotski, au bout du compte, avait eu raison contre Staline puisque le
communisme n´aurait pu triompher qu´à la condition d´être mondial. Par contre,
l´Église catholique n´étant plus en mesure de s´opposer à la décadence des
mœurs, c´est à l´islam de reprendre le flambeau et rejeter le mariage homosexuel,
le droit à l´avortement et le travail des femmes parce que« parvenue à un degré
de décomposition répugnant, l´Europe occidentale n´était plus en état de se
sauver elle-même-pas davantage que ne l´avait été la Rome antique au Vème
siècle de notre ère. L´arrivée massive de populations immigrées empreintes
d´une culture traditionnelle encore marquée par les hiérarchies naturelles, la
soumission de la femme et le respect dû aux anciens constituait une chance
historique pour le réarmement moral et familial de l´Europe, ouvrait la
perspective d´un nouvel âge d´or pour le vieux continent. Ces populations
étaient parfois chrétiennes ; mais elles étaient le plus souvent, il
fallait le reconnaître, musulmanes»(3).
François fréquente de plus en plus Robert Rediger et sa conversion à
l´islam est donc de plus en plus à l´ordre du jour…
Ne partageant pas à proprement parler l´enthousiasme de l´écrivain Emmanuel
Carrère qui place Soumission au niveau de 1984 de George Orwell ou du Meilleur
des Mondes (Brave New World) d´Aldous Huxley, je considère quand même ce
dernier ouvrage de Michel Houellebecq comme un de ses meilleurs romans et un
livre, comme certains l´ont déjà écrit, qui formule les interrogations que se
pose cette époque où l´on vit. Un livre où il est aussi question en filigrane
du déclin de l´Occident, de la nostalgie d´un certain ordre moral, parfois aux
accents caricaturaux et satiriques. D´aucuns n´y vont pas de main morte en
déclenchant des philippiques-parfois en le traînant carrément dans
la boue- contre un livre qui prête indiscutablement à polémique. Les prétextes
les plus divers sont invoqués : l´absence de style ou style plat, le
manque de crédibilité et l´islamophobie. Je me garde ici de disserter sur les
questions purement stylistiques, un sujet pour un autre débat, mais
quant au manque de crédibilité j´ai lu
là-dessus les opinions les plus extravagantes, certains observateurs allant
jusqu´à affirmer que la fiction d´Houellebecq n´était nullement vraisemblable
puisque la polygamie et l´islamisation de la société française décrites dans le
roman seraient contraires à la Constitution française et que le Conseil
Constitutionnel aurait mis le holà aux intentions du président islamiste.
Sait-on ce qu´est une fiction ? Ignore-t-on qu´un roman n´est pas tenu de
suivre les mêmes critères de la soi-disant vraisemblance qu´un essai de théorie
politique ou sociologique ?
Contrairement à une autre idée fort répandue, le roman à mon avis ne verse
pas non plus dans l´islamophobie. Est-il d´ailleurs interdit d´écrire un livre
contre certaines pratiques ou caractéristiques de l´islam sans se voir affubler
de l´épithète d´islamophobe ? Certes, Houellebecq, un provocateur sans
doute, a dit un jour que l´islam était la religion la plus con qui soit et cela
a naturellement ulcéré les musulmans. Pourtant, pourquoi, y a–t-il une levée de
boucliers de la part d´un certain islam et des relativistes culturels à chaque
fois que l´on se prononce contre l´islam (ce qui n´est pas nécessairement le
cas du roman d´Houellebecq) ? Ne se prononce-t-on pas d´ordinaire
contre d´autres religions ? Le seul amalgame que l´on ne puisse tolérer
–et cela c´est l´argumentaire raciste et ordurier du Front National qui le fait
–c´est l´association entre les croyants musulmans qui vivent et pratiquent
paisiblement leur foi et les islamistes radicaux. Cela est en effet
inadmissible et les extrémistes de droite qui nourrissent ce discours xénophobe
font, on le sait, le jeu des intégristes islamiques. Ceux-ci d´ailleurs gagnent
du terrain parmi les jeunes musulmans souvent exclus, il suffit de voir le
refus d´observer une minute de silence pour les victimes du Charles Hebdo et
ceci est indiscutablement inquiétant et préfigure peut-être l´échec du système
scolaire français et des politiques d´intégration. Quoi qu´il en soit, on ne
peut paniquer devant les menaces des radicaux. Le fondamentalisme islamique est
une réponse totalitaire à la modernité et aux valeurs humanistes. Curieusement,
les gens qui s´indignent des prétendues offenses au prophète ne se formalisent nullement
par contre des carnages du groupe terroriste Boko Haram au Nigéria qui pousse
l´ignominie jusqu´à se servir d´enfants de dix ans pour perpétrer des
attentats-suicides. Elles ne s´insurgent pas contre la flagellation appliquée
au blogger Raif Badaoui en Arabie Saoudite (tiens, un pays allié de la France…),
les crimes de l´État Islamique-qui décapite des chrétiens et brûle des
musulmans comme le pilote jordanien- ou la fatwa lancée contre l´écrivain et
journaliste algérien Kamel Daoud.
Pour en revenir à Soumission, prenons ce roman pour ce qu´il est : une
fiction, intelligente et satirique. Sur Houellebecq, peut-être un jour
souscrira-t-on aux paroles de son ami, le très regretté Bernard Maris, qui dans
son intéressant essai Houellebecq économiste, paru en septembre 2014 chez
Flammarion, a écrit : «Houellebecq est le grand romancier de la main de
fer du marché et du capitalisme à l´agonie, comme Balzac fut celui de la
bourgeoisie conquérante et du capitalisme triomphant».
(1)Page 278.
(2)Page 276.
Michel Houellebecq, Soumission, éditions Flammarion, Paris, janvier 2015.