La sensibilité
libertaire de Jean Meckert.
«Je suis un ouvrier qui a mal tourné…je me suis mis à raconter des
histoires populistes d´abord, puis, dans ce langage qui était le mien, j´ai
raconté des histoires noires». Cette phrase que Jean Meckert aurait proférée
traduit-elle l´inadaptation de l´auteur au milieu éditorial parisianiste ou
l´incompréhension de celui-ci devant quelqu´un qui n´a jamais caché ses racines
ouvrières et sa sensibilité libertaire ? Toujours est-il que Jean Meckert
était un homme qui se faisait fort de respecter ce que lui dictait tout d´abord
sa conscience. Il savait que tout homme était né libre, mais que la société
inégalitaire qui est la nôtre asservit ceux qui ne cadrent pas dans le moule
qu´on lui a assigné. Aussi l´œuvre de Jean Meckert est-elle peuplée de gens de
peu, le plus souvent paumés, confrontés au sentiment désagréable d´être
condamnés à faire semblant de vivre, comme l´a écrit à juste titre Bertrand Leclair
dans un article publié dans l´édition du 7 février du Monde des Livres.
Jean Meckert est né dans le dixième arrondissement de Paris, le 24 novembre
1910. En 1917, son père- qui professait des idées anarchistes que son fils
épousera par la suite- a déserté les tranchées et refait sa vie. Pour faire
taire les rumeurs, sa mère l´a fait passer pour un «fusillé pour l´exemple».
Cette version du drame familial, Jean Meckert l´a revisitée plus tard dans un
roman noir. Par une de ces curiosités qui sont le fruit du hasard ou de ces
suprêmes ironies dont la vie a le secret, la fiction a supplanté la réalité
puisque dans toutes les rubriques biographiques consacrées à l´auteur, c´est la
version romancée qui sera présentée comme étant la vraie. Au gré des
interviews, Jean Meckert optera lui-même pour l´une ou l´autre version.
Quoi qu´il en soit, la disparition du père du futur auteur a perturbé
l´équilibre psychologique de Mme Meckert tenue par ses voisins, qui plus est,
pour une bolchevique. Elle a fini par être internée au Vésinet pendant deux ans
alors que sa fille fut mise en pension à Neuilly. Quant à Jean, il fut placé
dans un orphelinat protestant à Courbevoie où il est resté quatre ans. De ce
séjour, il a gardé la détestation de l´enseignement religieux, le souvenir de
la faim et du froid et le sentiment de l´humiliation et de l´abandon.
À l´âge de treize ans, muni d´un certificat d´études primaires, il est
entré comme apprenti dans un atelier de réparation de moteurs électriques dans
le vingtième arrondissement de Paris, puis il a travaillé dans divers ateliers
de précision du haut Belleville. En 1927, il est devenu employé de bureau au
crédit lyonnais, mais la grande dépression de 1929 l´a plongé dans le chômage.
Il a fait de petits boulots qui lui permettaient à peine de vivre et pour ne
pas crever de faim il s´est engagé dans
l´armée en novembre 1930. Rendu à la vie civile en 1932, il a encore exercé toute sorte de métiers
jusqu´à sa mobilisation pour la guerre en 1939. Après la débâcle, il fut
interné en Suisse avant le retour en France en 1941.
Malgré l´instabilité dans laquelle
il a vécu, les années trente, années de crise, ont marqué un tournant dans la vie de Jean
Meckert. C´est en effet dans ces années sombres, années de misère et de
désespoir, en France et en Europe, que Jean Meckert s´est découvert une vocation
d´écrivain. Il a commencé par des contes inspirés par son expérience et donc
largement autobiographiques, mais il a également rédigé des pièces de théâtre
et un roman. Ce roman intitulé Les coups, il est parvenu à la faire publier
chez Gallimard en décembre 1941 dans la collection Blanche. Le moins que l´on
puisse dire c´est que cela a vraiment été un grand coup puisque le roman, salué
par la critique et par de grandes plumes comme André Gide, Roger Martin du Gard
et Raymond Queneau, est devenu un succès commercial, la première édition étant
rapidement épuisée. Tous les sujets qui
traversent l´œuvre de Meckert sont déjà en filigrane dans ce premier roman, à
savoir l´humiliation, la quête de la vérité, la solitude des humbles et la
nécessité de se révolter. Le roman raconte l´histoire de Félix, manœuvre dans
une entreprise mécanique qui essaie d´expliquer son désarroi, le désarroi d'être incompris, de mal comprendre (la question du langage est
aussi au centre de l´œuvre de l´auteur), le désarroi d´un homme qui manque de
repères et qui se sent égaré dans une société qui semble oublier ceux qui sont
en bas de l´échelle. Le désarroi s´exprime aussi dans la façon violente dont il
traite sa femme qu´il finit par battre. À un moment donné, il constate que ce
serait trop difficile d´aimer une femme et la vérité à la fois. C´est que,
retombée la fièvre de la passion initiale qui les unissait, Félix s´aperçoit
que Paulette, sa femme, ne cherche qu´à le dominer de son langage plus châtié,
un langage qui, au bout du compte, n´est qu´un amas de lieux communs qu´elle
avait piqués ici ou là. On peut dire, dans le sillage de Stéfanie Delestré et
Hervé Delouche (préfaciers de la réédition récente du roman Nous avons les
mains rouges), que les deux livres suivants de Jean Meckert, L´homme au
marteau(1943) et La lucarne (1945), nourris par l´existence précaire de
l´auteur, constituent avec Les Coups une sorte de trilogie de la ville,
«machine à broyer l´individu entre l´ennui, la médiocrité et l´impuissance à
s´évader»
Jean Meckert a donc
publié d´autres romans et il est parvenu à vivre de sa plume en écrivant des
romans qui mettaient en scène la noirceur de l´existence. Outre la fiction, il
excellait aussi dans le reportage et l´enquête. En 1952, il fut envoyé à
Lurs par le journal France –Dimanche
pour couvrir un des faits divers les plus retentissants du siècle :
l´affaire Dominici. Dans la nuit du 4 au 5 août, trois Anglais, Sir Jack
Drumond, scientifique de 61
ans, son épouse Anne Wilbraham, 45 ans, et leur fille de 10 ans, Elizabeth,
sont assassinés près de leur voiture à proximité de «La Grand-Terre», la ferme
de la famille Dominici, sur la commune de Lurs, dans les
Alpes. Le patriarche
Gaston Dominici a été accusé du triple meurtre et condamné à mort sans que sa culpabilité
ait jamais été clairement établie. En 1957, le président René Coty a commué la peine et le 14 juillet 1960 le Général de
Gaulle a gracié et libéré Gaston Dominici. L'affaire fut suivie par de nombreux journalistes, tant Français qu´étrangers. Jean Meckert a livré dans une enquête
remarquable, intitulée justement La tragédie de Lurs, son propre point de vue
sur des faits qui, presque soixante dix –ans plus tard, continuent de susciter
des commentaires et d'alimenter des fictions.
Néanmoins, le monde de l´édition a ses ruses,
ses accommodements, ses lubies, et Jean Meckert a tôt glissé de la prestigieuse
collection «Blanche» vers la «Série Noire». Il a continué de publier jusqu´aux
années quatre-vingt, des romans et des récits-du policier au sentimental – où
il a poursuivi son remarquable travail sur le langage parlé- particulièrement
apprécié par Marcel Duhamel qui a eu l´idée de le faire publier dans la
collection Série Noire – et il a signé ses livres sous le pseudonyme de Jean
Amila ; de pseudonymes, il s´en était déjà servi auparavant, comme Marcel
Pivert, Albert Duvivier, Mariodile, John Amila ou Édouard Duret (Duret était d´ailleurs
le nom de jeune fille de sa mère). Certains de ses romans ont été adaptés à la
télévision et il a collaboré en tant que dialoguiste en de nombreux films.
En 1974, fiction
et réalité se sont mêlées une nouvelle fois dans la vie de l´auteur. Jean
Meckert fut sauvagement agressé par des inconnus Rue de Belleville, à Paris, et
laissé pour mort. Il s´est réveillé amnésique et épileptique après plusieurs
heures passées dans le coma. Le mobile de l´agression n´a jamais été découvert.
La rumeur courait à l´époque que l´agression aurait été perpétrée par les
services secrets en guise de représailles pour les investigations et les
dénonciations de Meckert. En fait, l´écrivain était devenu un personnage
dérangeant. En 1971, il avait publié La vierge et le taureau, roman
pamphlétaire aux accents antimilitaristes et anticolonialistes dans lequel il
dénonçait l´administration coloniale française et les expérimentations
nucléaires en Polynésie. Déjà l´année précédente, il avait séjourné à Papeete afin
de faire des repérages pour un film avec André Cayatte qui n´a jamais vu le
jour. L´agression dont l´écrivain fut victime restera à jamais un mystère.
Retiré à la
campagne, il a poursuivi son œuvre pour la Série Noire, sous le nom de Jean Amila, et en 1986 il a été
couronné du prix Mystère de la critique pour Au balcon d´Hiroshima. Ce fut le
dernier roman de l´auteur. Jean Meckert est décédé le 7 mars 1995.
La reparution
du roman Les coups chez Pauvert en 1993, deux ans avant la mort de l´auteur, a
redonné vie à l´œuvre –alors tombée un
peu dans l´oubli -de Jean Meckert, considéré par Jean-Pierre Manchette et
Didier Daeninckx comme un maître du polar.
En 2005, les
éditions Joëlle Losfeld ont entrepris la publication des inédits et des
introuvables de Jean Meckert. Sept livres sont déjà parus, le dernier en date fut
publié en janvier. Initialement paru en 1947 dans la collection blanche, il
s´intitule Nous avons les mains rouges et il s´agit d´un document passionnant
su un moment trouble et peu étudié de l´histoire française. Jean Meckert
s´attaquait donc à la Résistance et à
l´épuration de l´après –guerre, quatre mois avant Les mains sales de
Jean-Paul Sartre.
Dans ce roman,
Jean Meckert raconte la tragédie des mains rouges, rouges de sang, bien entendu.
Ni résistant ni collaborateur, Laurent Lavalette a passé deux ans en prison à
cause d´un meurtre accidentel. Le jour même de sa levée d´écrou, alors qu´il
s´apprêtait à rejoindre Paris, il rencontre dans un café -près de la gare où il
devait attendre patiemment le train qui le mènerait dans la capitale- un patron
d´une scierie isolée dans les montagnes, un certain M. d´Essartaut, qui
l´embauche. Veuf et père de deux jeunes femmes dont l´une est sourde,
d´Essartaut est un homme qui a de l´esprit – à un moment donné, il dit à Laurent
Lavalette que les mots ont une sonnette qu´il faut savoir faire tinter…- et qui
est à la tête d´un ensemble d´anciens résistants. Cependant, il ne s´agit pas d´une de ces confréries de résistants qui
ne veulent que remémorer les moments de guerre. C´est un groupe qui refuse de
déposer les armes et s´attaque aux anciens collaborateurs qui ont repris
tranquillement leurs affaires, sans être inquiétés le moins du monde pour avoir
composé avec l´ennemi. Le narrateur raconte, mais ne juge jamais. Malgré un
certain idéalisme que l´on peut déceler chez certains des personnages,
l´intrigue nous prouve néanmoins que souvent ceux qui se prennent pour des
justiciers n´ont pas non plus des leçons à donner. Si, comme nous rappellent
les préfaciers cités plus haut, d´Essartaut se veut plus moral que revanchard
-«La destinée a fait de nous des tueurs et des justiciers. Essayons de rester
plus justiciers que tueurs»-, la soif de pureté et d´absolu peut bien vite
tourner à la terreur et à la barbarie. Les justiciers se vautrent aussi dans la
fange et glissent vers la petitesse. Ils s´avilissent en salissant leurs mains
du sang des autres et le retour à l´ordre impose une victime expiatoire et
cette victime, à la fin du roman, n´est autre que Laurent Lavalette. Citadin parmi
des villageois et prolétaire parmi des ruraux ou des intellectuels, Laurent
Lavalette n´est pas dupe ni cynique. Dans une réunion clandestine du groupe,
conscient de la terreur qui se dessine il se demande un moment en quoi cette
doctrine différait du fascisme que l´on avait combattu. Pourtant, il a trouvé
dans ce groupe une famille de substitution-qui s´effiloche après la mort de
d´Essartaut-, ce qui prouve que, quoiqu´il eût rechigné devant les idées et les
attitudes du groupe, il était tiraillé entre la solitude et la quête d´un port
d´attache. La liberté est d´ordinaire au rendez-vous, mais on se trompe parfois
quand au chemin qu´il faut suivre pour la regagner. Laurent Lavalette se trompe
de chemin et en paye les frais.
Au vingtième siècle, très peu d´écrivains en France ont su traduire aussi
bien que Jean Meckert (ou Jean Amila) le désespoir, les révoltes et les
tragédies des classes populaires.
Livres de Jean Meckert cités dans cette chronique :
Les coups, collection Blanche, Gallimard, 1941.
L´homme au marteau, collection Blanche, Gallimard, 1943 ; réédition
Collection Arcanes, Joëlle Losfeld, 2006.
La lucarne, collection Blanche, Gallimard, 1945.
La tragédie de Lurs, collection blanche, Gallimard, 1954 ; réédition
Collection Arcanes, Joëlle Losfeld, 2007.
La vierge et le taureau, Presses de la Cité, 1971.
Nous avons les mains rouges, collection Blanche, Gallimard, 1947 ;
Encrages 1993 ; collection Arcanes, Joëlle Losfeld, 2020.
Sous le pseudonyme de Jean Amila :
Au balcon d´Hiroshima, Série Noire
nº 20007, Gallimard, 2007.