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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

vendredi 29 mai 2020

Chronique de juin 2020.


 


La sensibilité libertaire de Jean Meckert.

«Je suis un ouvrier qui a mal tourné…je me suis mis à raconter des histoires populistes d´abord, puis, dans ce langage qui était le mien, j´ai raconté des histoires noires». Cette phrase que Jean Meckert aurait proférée traduit-elle l´inadaptation de l´auteur au milieu éditorial parisianiste ou l´incompréhension de celui-ci devant quelqu´un qui n´a jamais caché ses racines ouvrières et sa sensibilité libertaire ? Toujours est-il que Jean Meckert était un homme qui se faisait fort de respecter ce que lui dictait tout d´abord sa conscience. Il savait que tout homme était né libre, mais que la société inégalitaire qui est la nôtre asservit ceux qui ne cadrent pas dans le moule qu´on lui a assigné. Aussi l´œuvre de Jean Meckert est-elle peuplée de gens de peu, le plus souvent paumés, confrontés au sentiment désagréable d´être condamnés à faire semblant de vivre, comme l´a écrit à juste titre Bertrand Leclair dans un article publié dans l´édition du 7 février du Monde des Livres.
Jean Meckert est né dans le dixième arrondissement de Paris, le 24 novembre 1910. En 1917, son père- qui professait des idées anarchistes que son fils épousera par la suite- a déserté les tranchées et refait sa vie. Pour faire taire les rumeurs, sa mère l´a fait passer pour un «fusillé pour l´exemple». Cette version du drame familial, Jean Meckert l´a revisitée plus tard dans un roman noir. Par une de ces curiosités qui sont le fruit du hasard ou de ces suprêmes ironies dont la vie a le secret, la fiction a supplanté la réalité puisque dans toutes les rubriques biographiques consacrées à l´auteur, c´est la version romancée qui sera présentée comme étant la vraie. Au gré des interviews, Jean Meckert optera lui-même pour l´une ou l´autre version.
Quoi qu´il en soit, la disparition du père du futur auteur a perturbé l´équilibre psychologique de Mme Meckert tenue par ses voisins, qui plus est, pour une bolchevique. Elle a fini par être internée au Vésinet pendant deux ans alors que sa fille fut mise en pension à Neuilly. Quant à Jean, il fut placé dans un orphelinat protestant à Courbevoie où il est resté quatre ans. De ce séjour, il a gardé la détestation de l´enseignement religieux, le souvenir de la faim et du froid et le sentiment de l´humiliation et de l´abandon.
À l´âge de treize ans, muni d´un certificat d´études primaires, il est entré comme apprenti dans un atelier de réparation de moteurs électriques dans le vingtième arrondissement de Paris, puis il a travaillé dans divers ateliers de précision du haut Belleville. En 1927, il est devenu employé de bureau au crédit lyonnais, mais la grande dépression de 1929 l´a plongé dans le chômage. Il a fait de petits boulots qui lui permettaient à peine de vivre et pour ne pas crever de faim  il s´est engagé dans l´armée en novembre 1930. Rendu à la vie civile en 1932, il  a encore exercé toute sorte de métiers jusqu´à sa mobilisation pour la guerre en 1939. Après la débâcle, il fut interné en Suisse avant le retour en France en 1941.
 Malgré l´instabilité dans laquelle il a vécu, les années trente, années de crise, ont  marqué un tournant dans la vie de Jean Meckert. C´est en effet dans ces années sombres, années de misère et de désespoir, en France et en Europe, que Jean Meckert s´est découvert une vocation d´écrivain. Il a commencé par des contes inspirés par son expérience et donc largement autobiographiques, mais il a également rédigé des pièces de théâtre et un roman. Ce roman intitulé Les coups, il est parvenu à la faire publier chez Gallimard en décembre 1941 dans la collection Blanche. Le moins que l´on puisse dire c´est que cela a vraiment été un grand coup puisque le roman, salué par la critique et par de grandes plumes comme André Gide, Roger Martin du Gard et Raymond Queneau, est devenu un succès commercial, la première édition étant rapidement épuisée.  Tous les sujets qui traversent l´œuvre de Meckert sont déjà en filigrane dans ce premier roman, à savoir l´humiliation, la quête de la vérité, la solitude des humbles et la nécessité de se révolter. Le roman raconte l´histoire de Félix, manœuvre dans une entreprise mécanique qui essaie d´expliquer son désarroi, le désarroi d'être incompris, de mal comprendre (la question du langage est aussi au centre de l´œuvre de l´auteur), le désarroi d´un homme qui manque de repères et qui se sent égaré dans une société qui semble oublier ceux qui sont en bas de l´échelle. Le désarroi s´exprime aussi dans la façon violente dont il traite sa femme qu´il finit par battre. À un moment donné, il constate que ce serait trop difficile d´aimer une femme et la vérité à la fois. C´est que, retombée la fièvre de la passion initiale qui les unissait, Félix s´aperçoit que Paulette, sa femme, ne cherche qu´à le dominer de son langage plus châtié, un langage qui, au bout du compte, n´est qu´un amas de lieux communs qu´elle avait piqués ici ou là. On peut dire, dans le sillage de Stéfanie Delestré et Hervé Delouche (préfaciers de la réédition récente du roman Nous avons les mains rouges), que les deux livres suivants de Jean Meckert, L´homme au marteau(1943) et La lucarne (1945), nourris par l´existence précaire de l´auteur, constituent avec Les Coups une sorte de trilogie de la ville, «machine à broyer l´individu entre l´ennui, la médiocrité et l´impuissance à s´évader» 
  Jean Meckert a donc publié d´autres romans et il est parvenu à vivre de sa plume en écrivant des romans qui mettaient en scène la noirceur de l´existence. Outre la fiction, il excellait aussi dans le reportage et l´enquête. En 1952, il fut envoyé à Lurs  par le journal France –Dimanche pour couvrir un des faits divers les plus retentissants du siècle : l´affaire Dominici. Dans la nuit du 4 au 5 août, trois Anglais, Sir Jack Drumond, scientifique de 61 ans, son épouse Anne Wilbraham, 45 ans, et leur fille de 10 ans, Elizabeth, sont assassinés près de leur voiture à proximité de «La Grand-Terre», la ferme de la famille Dominici, sur la commune de Lurs, dans les Alpes. Le patriarche Gaston Dominici a été accusé du triple meurtre et condamné à mort sans que sa culpabilité ait jamais été clairement établie. En 1957, le président René Coty a commué la peine et le 14 juillet 1960 le Général de Gaulle a gracié et libéré Gaston Dominici. L'affaire fut suivie par de nombreux journalistes, tant Français qu´étrangers. Jean Meckert a livré dans une enquête remarquable, intitulée justement La tragédie de Lurs, son propre point de vue sur des faits qui, presque soixante dix –ans plus tard, continuent de susciter des commentaires et d'alimenter des fictions.
  Néanmoins, le monde de l´édition a ses ruses, ses accommodements, ses lubies, et Jean Meckert a tôt glissé de la prestigieuse collection «Blanche» vers la «Série Noire». Il a continué de publier jusqu´aux années quatre-vingt, des romans et des récits-du policier au sentimental – où il a poursuivi son remarquable travail sur le langage parlé- particulièrement apprécié par Marcel Duhamel qui a eu l´idée de le faire publier dans la collection Série Noire – et il a signé ses livres sous le pseudonyme de Jean Amila ; de pseudonymes, il s´en était déjà servi auparavant, comme Marcel Pivert, Albert Duvivier, Mariodile, John Amila ou Édouard Duret (Duret était d´ailleurs le nom de jeune fille de sa mère). Certains de ses romans ont été adaptés à la télévision et il a collaboré en tant que dialoguiste en de nombreux films.
En 1974, fiction et réalité se sont mêlées une nouvelle fois dans la vie de l´auteur. Jean Meckert fut sauvagement agressé par des inconnus Rue de Belleville, à Paris, et laissé pour mort. Il s´est réveillé amnésique et épileptique après plusieurs heures passées dans le coma. Le mobile de l´agression n´a jamais été découvert. La rumeur courait à l´époque que l´agression aurait été perpétrée par les services secrets en guise de représailles pour les investigations et les dénonciations de Meckert. En fait, l´écrivain était devenu un personnage dérangeant. En 1971, il avait publié La vierge et le taureau, roman pamphlétaire aux accents antimilitaristes et anticolonialistes dans lequel il dénonçait l´administration coloniale française et les expérimentations nucléaires en Polynésie. Déjà l´année précédente, il avait séjourné à Papeete afin de faire des repérages pour un film avec André Cayatte qui n´a jamais vu le jour. L´agression dont l´écrivain fut victime restera à jamais un mystère.
Retiré à la campagne, il a poursuivi son œuvre pour la Série Noire, sous le nom de Jean Amila, et en 1986 il a été couronné du prix Mystère de la critique pour Au balcon d´Hiroshima. Ce fut le dernier roman de l´auteur. Jean Meckert est décédé le 7 mars 1995.
 La reparution du roman Les coups chez Pauvert en 1993, deux ans avant la mort de l´auteur, a redonné  vie à l´œuvre –alors tombée un peu dans l´oubli -de Jean Meckert, considéré par Jean-Pierre Manchette et Didier Daeninckx comme un maître du polar.
En 2005, les éditions Joëlle Losfeld ont entrepris la publication des inédits et des introuvables de Jean Meckert. Sept livres sont déjà parus, le dernier en date fut publié en janvier. Initialement paru en 1947 dans la collection blanche, il s´intitule Nous avons les mains rouges et il s´agit d´un document passionnant su un moment trouble et peu étudié de l´histoire française. Jean Meckert s´attaquait donc à la Résistance et à  l´épuration de l´après –guerre, quatre mois avant Les mains sales de Jean-Paul Sartre. 
 Dans ce roman, Jean Meckert raconte la tragédie des mains rouges, rouges de sang, bien entendu. Ni résistant ni collaborateur, Laurent Lavalette a passé deux ans en prison à cause d´un meurtre accidentel. Le jour même de sa levée d´écrou, alors qu´il s´apprêtait à rejoindre Paris, il rencontre dans un café -près de la gare où il devait attendre patiemment le train qui le mènerait dans la capitale- un patron d´une scierie isolée dans les montagnes, un certain M. d´Essartaut, qui l´embauche. Veuf et père de deux jeunes femmes dont l´une est sourde, d´Essartaut est un homme qui a de l´esprit – à un moment donné, il dit à Laurent Lavalette que les mots ont une sonnette qu´il faut savoir faire tinter…- et qui est à la tête d´un ensemble d´anciens résistants. Cependant, il ne s´agit  pas d´une de ces confréries de résistants qui ne veulent que remémorer les moments de guerre. C´est un groupe qui refuse de déposer les armes et s´attaque aux anciens collaborateurs qui ont repris tranquillement leurs affaires, sans être inquiétés le moins du monde pour avoir composé avec l´ennemi. Le narrateur raconte, mais ne juge jamais. Malgré un certain idéalisme que l´on peut déceler chez certains des personnages, l´intrigue nous prouve néanmoins que souvent ceux qui se prennent pour des justiciers n´ont pas non plus des leçons à donner. Si, comme nous rappellent les préfaciers cités plus haut, d´Essartaut se veut plus moral que revanchard -«La destinée a fait de nous des tueurs et des justiciers. Essayons de rester plus justiciers que tueurs»-, la soif de pureté et d´absolu peut bien vite tourner à la terreur et à la barbarie. Les justiciers se vautrent aussi dans la fange et glissent vers la petitesse. Ils s´avilissent en salissant leurs mains du sang des autres et le retour à l´ordre impose une victime expiatoire et cette victime, à la fin du roman, n´est autre que Laurent Lavalette. Citadin parmi des villageois et prolétaire parmi des ruraux ou des intellectuels, Laurent Lavalette n´est pas dupe ni cynique. Dans une réunion clandestine du groupe, conscient de la terreur qui se dessine il se demande un moment en quoi cette doctrine différait du fascisme que l´on avait combattu. Pourtant, il a trouvé dans ce groupe une famille de substitution-qui s´effiloche après la mort de d´Essartaut-, ce qui prouve que, quoiqu´il eût rechigné devant les idées et les attitudes du groupe, il était tiraillé entre la solitude et la quête d´un port d´attache. La liberté est d´ordinaire au rendez-vous, mais on se trompe parfois quand au chemin qu´il faut suivre pour la regagner. Laurent Lavalette se trompe de chemin et en paye les frais.
Au vingtième siècle, très peu d´écrivains en France ont su traduire aussi bien que Jean Meckert (ou Jean Amila) le désespoir, les révoltes et les tragédies des classes populaires.

Livres de Jean Meckert cités dans cette chronique :
Les coups, collection Blanche, Gallimard, 1941.
L´homme au marteau, collection Blanche, Gallimard, 1943 ; réédition Collection Arcanes, Joëlle Losfeld, 2006.
La lucarne, collection Blanche, Gallimard, 1945.
La tragédie de Lurs, collection blanche, Gallimard, 1954 ; réédition Collection Arcanes, Joëlle Losfeld, 2007.
La vierge et le taureau, Presses de la Cité, 1971.
Nous avons les mains rouges, collection Blanche, Gallimard, 1947 ; Encrages 1993 ; collection Arcanes, Joëlle Losfeld, 2020.

Sous le pseudonyme de Jean Amila :
 Au balcon d´Hiroshima, Série Noire nº 20007, Gallimard, 2007.

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