Le tango selon
Jorge Luis Borges.
Dans son livre Comme la trace de l´oiseau dans l´air, paru en 1999 (1), le
cinquième écrit en français, l´écrivain franco-argentin Hector
Bianciotti(1930-2012) évoquait dans sa prose somptueuse, entre autres sujets,
les dernières semaines de vie de Jorge Luis Borges à Genève dans la paisible
Suisse, pays où il avait jadis étudié et où il s´était de nouveau installé,
cette fois-ci avec sa femme Maria Kodama. Un homme qui était capable de
saupoudrer sa mélancolie d´une pointe d´ironie, un de ces écrivains où l´on
reconnaît, oserait –on dire, la quintessence de la littérature. Devenu aveugle,
il savait mieux que quiconque, comme l´a écrit Hector Bianciotti, «que
l´imagination peut remplir une fonction prophétique et que la littérature est
faite de déformations et de mutilations de la pensée ; que seule la forme
permet l´avènement de la poésie-mais il lui arrivait d´avouer que la réalité
l´avait moins ému qu´elle n´aurait dû l´émouvoir».
Borges, né le 24 août 1899-une cuvée formidable, une année qui a vu naître
également, entre autres, Hemingway, Michaux, Nabokov ou Kawabata(2)- à Buenos
Aires, était de son temps une véritable encyclopédie vivante. Toute la
littérature l´intéressait mais aussi ce qui ne l´était pas-apparemment, du
moins- y compris la tristesse dont il aura fait, selon un de ses vers, une
musique («haré de mi tristeza una música). Il s´est éteint le 14 juin 1986, à
Genève, on l´a vu. Dans un essai publié en 2010 intitulé J.L.Borges : la
vie commence(3), Jean-Pierre Bernés, ancien attaché culturel de l´ambassade de
France à Buenos Aires et éditeur des Œuvres Complètes de Jorge Luis Borges dans
La Pléiade, rappelle des moments qu´il a partagés avec le génie argentin et
reproduit son ultime autoportrait : «Le vieil anarchiste paisible qui
s´éteignait doucement dans la chuchotante Genève me donna même un jour un léger
coup sur le bras, pour s´assurer que j´avais bien entendu ses propos et avec
une voix d´outre-tombe presque enfantine, il ajouta :«Mon silence vous
dira le reste.»Un rire enjoué semblable à des trilles musicaux ponctua
volontairement son discours inachevé, mais impératif, comme un point d´orgue à
la fin d´une partition».Jean-Pierre Bernès rappelle en épigraphe de cet essai
une autre citation de Borges : «Tout écrivain laisse deux œuvres :
l´une est la somme de ses écrits, l´autre est l´image qu´on se fait de lui.»
S´il est toujours beaucoup question de Borges c´est non seulement à cause
du prestige de son œuvre, mais aussi parce que trente ans après sa mort il ne
cesse de nous surprendre. C´est que les éditions Lumen viennent de publier en
Espagne un Borges inédit, à savoir El tango-cuatro conferencias. En effet, il
s´agit de quatre conférences sur les origines du tango données en des
après-midis d´octobre 1965 quelque part à Buenos Aires. Un immigré
espagnol a assisté à cette série de
conférences et les a enregistrées avec un magnétophone. Néanmoins, elles sont
restées introuvables jusqu´à ce qu´elles tombent entre les mains de l´écrivain
basque Bernardo Atxaga, en ce début du vingt et unième siècle et elles sont
donc en ce moment accessibles aux lecteurs et admirateurs de l´œuvre de Borges.
Que l´on aime ou pas le tango-et moi, je l´aime bien-je pense que l´on ne
peut rester indifférent à la faconde de Borges, à l´enthousiasme contagieux que
l´on ressent à le lire (ou à l´entendre). En lisant ces conférences, on suit le
tour d´horizon («un recorrido», comme on dirait en espagnol) à travers la ville
de Buenos Aires de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième
siècle, une ville qui n´était pas encore la métropole qu´elle est devenue au
fil des ans, mais dont la vocation à se muer en la capitale la plus européenne
d´Amérique Latine se faisait déjà sentir. Paris était probablement la grande
référence, mais Buenos Aires se construisait déjà une identité très propre où la
culture gaucha-de gaucho, le gardien de
troupeaux de la pampa sud- américaine-était irriguée et enrichie par l´apport
de la foule d´immigrés venue du vieux continent (surtout de l´Italie, de
l´Espagne, de l´Europe Centrale et Orientale et un peu de la France aussi).
Dans l´essai cité plus haut, Jean-Pierre Bernés évoque la préférence de
Borges pour une certaine filiation de tangos qui n´était pas celle qui est
devenue par la suite plus populaire et internationale, surtout à partir des
succès de Carlos Gardel : «Dès mon arrivée, Borges fit le trait d´union
avec la soirée tango où nous nous étions
rencontrés en me posant d´emblée une question qui me dérouta : «Vous aimez
ces lamentations de cocus ?»Il évoquait bien sûr le tango sentimental
qu´il n´appréciait guère. Il était fasciné, en revanche, par les vieux tangos
rudes et virils que dansaient entre eux les truands dans les bas quartiers de
la périphérie de Buenos Aires». Borges réitère ses propos dans ces conférences.
Il n´était pas admirateur des tangos chantés par Carlos Gardel, le grand
chanteur populaire qui a ponctué sa carrière d´une foule de succès dont
Caminito, Adiós Muchachos, Melodia de
Arrabal, Cuesta Abajo, El dia que me quieras entre autres y compris des
chansons en français comme Je te dirai. On sait qu´il est mort dans un tragique
accident d´avion à Medellin en 1935, mais le mystère autour de sa naissance
continue. La version la plus courante-et celle qu´accrédite Borges également-
est qu´il serait né en 1890 à Toulouse (de son vrai nom Charles Gardès), mais
les Uruguayens défendent qu´il était un des leurs, né entre 1883 et 1887 à
Tucuarembó. Mais pour en revenir aux conférences de Borges, il affirme
concernant Gardel : «Gardel prend le tango et le rend dramatique(…) des
tangos où l´homme fait semblant de se réjouir d´avoir été abandonné par la
femme, mais à la fin la voix s´étrangle en un hoquet. Et tout est fait dans la
perspective du chanteur». Borges ne peut donc souscrire à l´assertion d´Ernesto
Sabato qui avait écrit dans un livre «le tango est une pensée triste que l´on
danse». Borges est là-dessus en désaccord avec Sabato : «Je voudrais
signaler deux phrases. Deux mots discutables. D´abord «pensée». Je dirais que
le tango ne correspond pas à une pensée, mais à quelque chose de plus profond,
à une émotion. Et puis aussi l´adjectif «triste», que l´on ne pourrait
nullement appliquer aux premiers tangos.». Dans les vieux tangos, selon Borges
héritiers des milongas que l´on dansait dans les faubourgs de Buenos Aires et
de Montevideo, il y avait un contraste entre des paroles ensanglantées et
l´indifférence du chanteur. C´étaient des histoires de truands et de
compadritos, un compadrito étant un jeune de basse extraction sociale qui
habitait dans les faubourgs. Les préjugés sociaux ont rendu le mot dépréciatif,
désignant le plus souvent un homme provocateur et flambard.
Quartier de Palermo, à Buenos Aires. |
Il y a aussi un lien puissant entre le vieux tango et le lunfardo, l´argot
de Buenos Aires découlant de l´apport au castillan de mots étrangers par les
nouveaux immigrés, comme «taita», mot pouvant désigner «le patron»,«le
bagarreur», «le sicaïre». Ceci explique que le tango ne fut pas au départ
particulièrement populaire. Voyons ce que dit Borges là-dessus : «Le
peuple au début repousse le tango et ce parce qu´ il connaissait son origine
infâme. Et cela est confirmé par ce que j´ai vu à maintes reprises, ce que j´ai
vu quand j´étais gosse à Palermo et beaucoup plus tard aux alentours de la rue
Boedo avant la deuxième dictature(4). C´est –à-dire, j´ai vu des couples
d´hommes dansant le tango, disons le boucher et le charron, l´un d´eux avec peut-être
un œillet à l´oreille dansant au rythme du petit orgue. Parce que les femmes du
peuple connaissaient l´origine abjecte du tango et ne voulaient pas le danser
(…) Par-dessus le marché, on le dansait en des endroits qui n´étant pas
exactement des maisons de mauvaise réputation, en étaient comme le vestibule de
ces mêmes maisons».
Toute l´érudition de Borges concernant le tango défile dans ces quatre
conférences, tous les personnages, les livres, les événements et
l´historiographie qui ébauchent la cartographie d´une danse symbole de
l´Argentine qui a fait le tour du monde, depuis la France qui a énormément
contribué à son internationalisation jusqu´au Japon. On croise dans ce livre
des musiciens tels Eduardo Vicente Bianco, Enrique Saborido, Juan Bautista
Deambroggio, Roberto Firpo, Juan Ignacio «Pacho» Maglio, Francisco Canaro ou
Julio de Caro ; des écrivains comme Adolfo Bioy Casares, Miguel A. Camino,
Ricardo Güiraldes, Macedonio Fernandez
(que Borges admirait), Domingo Faustino Sarmiento(qui fut également président
de la République et connu en pays littéraire pour son livre
Facundo-civilización y barbarie sur le caudillo Facundo Quiroga),José
Hernández(grand poète, auteur du célèbre Martín Fierro, nom qui fut «emprunté»
pour le titre d´une revue littéraire parue entre 1924 et 1927), Leopoldo
Lugones ou Evaristo Carriego(poète qui a inspiré un récit à Borges «Une vie
d´Evaristo Carriego» inclus dans le recueil Evaristo Carriego où l´on peut lire
aussi le texte «Une histoire du tango») ; enfin, des poètes populaires du
tango comme Celedonio Flores ou des «guapos» (des truands particulièrement
courageux dans le jargon de l´époque) comme Juan Moreira ou Juan Murana.
Seul un écrivain exceptionnel pourrait pérorer sur le tango de manière
aussi intéressante et joyeuse sans verser dans l´ennui et sans s´embarrasser de
poncifs.
Je termine cette chronique comme je l´ai commencée en citant Hector
Bianciotti, cette fois-ci un article qu´il a publié dans Le Monde en 1993 et repris en 2001 dans le recueil Une
passion en toutes lettres(5) : «Lorsque, en 1982, on annonça à Borges que
son œuvre complète serait publiée dans la «Pléiade», il dit, sur le ton
interrogatif dont la politesse et souvent la malice nuançaient ses affirmations
ou dissimulaient son sentiment : «C´est mieux que le prix Nobel,
non ?»-distinction à propos de laquelle, si quelqu´un l´interrogeait sur
l´obstination de l´illustre jury à ne pas la lui décerner, il se limitait à
répondre : Il s´agit d´une ancienne tradition scandinave»».
Ironie mise à part, le génie argentin n´avait pas tort. Étant donné la
liste des lauréats du prix Nobel des deux ou trois dernières décennies, nous
sommes en droit de nous interroger : La distinction majeure de l´Académie
Suédoise a-t-elle vraiment manqué à Jorge Luis Borges ?
Jorge Luis Borges, El tango-cuatro conferencias, éditions Lumen, Barcelone,
septembre 2016.
(1)Hector Bianciotti, Comme la trace de l´oiseau dans l´air, éditions
Grasset, Paris, 1999.
(2)Voir à ce sujet le livre d´Olivier Rolin, Paysages originels, paru en
1999 aux éditions du Seuil.
(3)Jean-Pierre Bernés, J.L.Borges : la vie commence…, éditions Le
Cherche-Midi, Paris 2010.
(4)Allusion au gouvernement de Perón.
(5)Hector Bianciotti, Une passion en toutes lettres, éditions Gallimard,
Paris, 2001.
P.S- On peut entendre les conférences de Borges en direct sur l´adresse qui
suit :
www.bit.ly/borgestango
Je vous conseille aussi la lecture de deux
livres très intéressants sur Borges : Chez Borges d´Alberto Manguel(aux
éditions Actes Sud, traduction par Christine Le Bœuf de l´original anglais With
Borges, éditions Telegram) et Borges d´Adolfo Bioy Casares(éditions Destino,
édition originale en espagnol).