La peur et la guerre d´après Gabriel Chevallier.
Quand on parle de littérature en langue française inspirée par la Grande Guerre, on
n´a que l´embarras du choix. En effet, les livres qui, d´une façon ou d´une
autre, évoquent ce premier grand conflit mondial, soient-ils purement
fictionnels ou dictés par une expérience personnelle des tranchées, sont
nombreux et d´une qualité littéraire irréfutable. On peut citer à tour de rôle
Les croix de bois de Roland Dorgelès, Le feu d´Henri Barbusse, Ceux de 14 de
Maurice Genevoix, Clavel Soldat de Léon Werth,
La percée de Jean Bernier, La main coupée de Blaise Cendrars, Le grand
troupeau de Jean Giono, Vie des martyrs de Georges Duhamel, La comédie de
Charleroi de Drieu La Rochelle et j´en passe, ceci si l´on ne s´en tient qu´aux
livres consacrés exclusivement à la
Grande Guerre, oubliant ainsi ceux où elle est décrite partiellement –comme
Voyage au bout de la nuit, de Céline-ou évoquée du point de vue des planqués
comme Le Temps retrouvé de Marcel Proust. Néanmoins, celui que je vous présente
aujourd´hui est un roman éblouissant que j´ai lu tout récemment et qui m´a
causé une forte impression : La Peur de Gabriel Chevallier.
Fils d´un clerc de notaire lyonnais, Gabriel Chevallier est né le 3 mai
1895 et a fréquenté divers établissements dont un collège religieux et l´Ecole
des Beaux- Arts de Lyon, sa ville natale, dès
1911. Ces études supérieures ont pourtant été interrompues en 1914
l´année où il fut mobilisé à la Grande Guerre. Blessé en 1915, il est retourné
au front une fois rétabli. À la fin du conflit il a exercé de nombreux métiers
comme retoucheur de photographie, voyageur de commerce, affichiste dessinateur, professeur de dessin et journaliste. À la fin des années
vingt, il s´est finalement lancé dans une carrière d´écrivain, en fait sa
véritable vocation puisqu´il nous a laissé des livres où son talent de conteur
et la perfection de son style prouvent à satiété son indéniable intuition
littéraire. Peut-être son œuvre est-elle à tort éclipsée par le certes brillant
roman Clochemerle(1934), son plus grand succès en librairie, une chronique
villageoise aux accents rabelaisiens, un classique de la littérature comique,
constamment réédité en poche. D´autres œuvres de l´auteur mériteraient
toutefois de jouir du prestige de Clochemerle, dès lors le tout premier Durand
voyageur de commerce(1929), Sainte-Colline(1937) où il évoque les souvenirs de
son épouvantable scolarité, ou les cinq longues nouvelles du recueil Mascarade(1948) où il excelle dans les
portraits tantôt drôles, tantôt cruels, de cinq personnages atypiques(ou
peut-être pas) :le colonel Crapouillot, un dur de la Guerre de 14-18 qui
veut des morts pour paraître plus sérieux ; tante Zoé, une vieille fille
bigote et pétomane ; Mourier, «expert» de l´homicide domestique ;Dubois,
un spécialiste, lui, du marché noir et enfin un «vieux» qui gratte son jardin
pour déterrer son or. Comme on nous l´annonce dans la quatrième de couverture
de l´édition du Livre de Poche parue en 2012,«cinq récits qui commencent dans
la banalité avant de basculer dans le sordide et la tragédie».
S´il est néanmoins un livre de Gabriel Chevallier dont la réussite ait
égalé celle de Clochemerle ce livre-là est sans l´ombre d´un doute son roman le
plus poignant, un des meilleurs qu´on ait écrits dans toutes les langues sur la
Grande Guerre, naturellement La Peur(1930).
Roger Martin du Gard écrivait en 1956 qu´une exceptionnelle estime
l´attachait secrètement à ce livre. Selon le célèbre journaliste Pierre Scize, «sa
sincérité est totale, effrayante et parfois cynique». Plus récemment, Bernard
Pivot a écrit qu´il s´agissait peut-être
d´un témoignage encore plus terrifiant que Le Feu d´Henri Barbusse et Les Croix
de bois de Roland Dorgelès, deux classiques du genre. Enfin, dans son dossier
sur les écrivains de la Grande Guerre paru le 24 mai, Babelia, le supplément
culturel du quotidien madrilène El País, qualifiait La Peur (traduit en
espagnol chez Acantilado sous le titre El miedo)- un des seize livres choisis pour illustrer le
dossier- comme un des grands témoignages universels sur la guerre.
«Liberté-Égalité-Fraternité-Mobilisation générale»-c´est cette affiche
collée sur les murs des mairies qui attire l´attention des Français le jour où
la guerre a éclaté. C´est le sujet du premier chapitre de La Peur. Cette France
qui jouissait d´une ambiance de paix depuis plus de quarante ans et qui avait déjà apparemment surmonté
l´humiliation de la guerre franco –prussienne de 1870-1871 qui s´était soldée
par une cuisante défaite, avec notamment la perte des départements de l´Alsace
et de la Lorraine et la proclamation au château de Versailles du nouvel empire
allemand, cette France –là donc qui, à l´inverse, remémorait les gloires passées bouclait ses bagages pour
partir en vacances à la campagne et à la mer. D´autre part «Les terrasses de
café sentaient l´absinthe fraîche et les Tziganes y jouaient La Veuve joyeuse,
qui faisait fureur». Oh, cette douceur de vivre, cette nonchalance bien
française, ce bel été méridional que les autres grandes nations-l´Allemagne ou
l´Angleterre-enviaient à ce beau pays de France ! Il se fait pourtant que la guerre arrive et
les Français s´en vont à la guerre ! Les réflexions pacifistes fusent dans
le roman dès ces premières pages et le narrateur et personnage Jean Dartemont -alter
ego de l´auteur- lance ses interrogations : «Les hommes sont bêtes et
ignorants. De là vient leur misère. Au lieu de réfléchir, ils croient ce qu´on
leur raconte, ce qu´on leur enseigne. Ils se choisissent des chefs et des
maîtres sans les juger, avec un goût funeste pour l´esclavage. Les hommes sont
des moutons. Ce qui rend possibles les armées et les guerres. Ils meurent
victimes de leur stupide docilité. Quand on a vu la guerre comme je viens de le
voir, on se demande : «Comment une telle chose est-elle acceptée ?
Quel tracé de frontières, quel honneur national peut légitimer cela ?
Comment peut-on grimer en idéal ce qui est banditisme, et le faire
admettre ?»». Néanmoins, l´homme qui questionne la guerre aussi lucidement
y est allé tout de même : «J´y suis allé contre mes convictions, mais
cependant de mon plein gré-non pour me battre, mais par curiosité : pour
voir»(1).
Dans les considérations que vous venez de lire, on ne peut s´empêcher d´y
voir en partie une ruse d´écrivain. Toujours est-il que la guerre est sans
l´ombre d´un doute un miroir de la société où toute l´envie, tout le cynisme,
toute l´insolence-et dès lors l´insolence inhérente à la jeunesse-s´y
reflètent. Gabriel Chevallier dissèque tous les rouages de la guerre: la désorganisation
à l´arrivée, un colonel fou, la vie dure dans les tranchées, les obus. Tout ce qu´il raconte en fait n´est pas
nouveau, mais l´auteur le fait avec une verve qui nous étonne à chaque page à
telle enseigne que nous nous sentons transportés sur le théâtre de
guerre : «Les gros obus, qui ne s´annonçaient plus, éclataient au hasard,
avec une flamme rouge, nous secouaient de leur souffle fétide, nous entouraient
de jaillissement de métal et de pierres, qui entamaient parfois nos rangs. De longs
hurlements humains dominaient, par instants, tous les bruits, se répercutaient
en nous en ondes d´horreur et nous rappelaient, jusqu´à nous rendre
flageolants, la lamentable faiblesse de notre chair, au milieu de ce volcan
d´acier et de feu. Puis la saccade forcenée des mitrailleuses déchirait la voix
des mourants, criblait la nuit, la découpait d´un pointillé de balles et de
sons. On ne pouvait s´entendre qu´en criant, se distinguer qu´à la lumière
boréale des fusées, avancer qu´en s´écrasant dans les boyaux gorgés d´hommes
que cette angoisse étreignait : Était-ce une attaque ? Allait-on se
battre ?» Et que dire(ou écrire) quand on se trouve brusquement nez à nez
avec un cadavre ? Une impression terrible : « Mon visage passa à
quelques centimètres du sien, mon regard rencontra son effrayant regard
vitreux, ma main toucha sa main glacée, assombrie par le sang qui s´était glacé
dans ses veines. Il me sembla que ce mort, dans ce court tête-à-tête qu´il
m´imposait, me reprochait sa mort et me menaçait de sa vengeance. Cette
impression est l´une des plus horribles que j´ai rapportées du front»(2).
Et pourtant, ce cadavre était un cadavre comme tant d´autres. Il y en avait
à foison : intacts, sans trace de blessures, barbouillés de sang, calmes,
résignés, hagards et, bien sûr, ceux qui étaient mutilés, des fragments de
cadavres, des lambeaux de corps et de vêtements. C´était ça la guerre…
Quand on est témoin d´une expérience humaine aussi atroce, il est naturel
que l´on s´interroge, si l´on est croyant, sur le rôle de Dieu. L´auteur le
convoque aussi dans son roman.
Dans une conversation avec l´aumônier, Jean Dartemont lui rappelle que la
plus grande faute c´est de tuer un semblable qui est un fils de Dieu tout
autant que lui. L´aumônier à son tour lui répond que ceux qu´on leur commande
de tuer sont des ennemis de la patrie et que le mal ne vient donc pas de Dieu,
mais des hommes. Dartemont lui pose alors une question troublante : «Dieu
serait donc impuissant ?», mais l´aumônier lui riposte que les desseins du
créateur sont impénétrables. Alors que
l´aumônier lui insinue qu´il est saisi par le pêché d´orgueil qui amènera sa
ruine, Dartemont lui rappelle qu´il s´agit d´une manière de blasphème puisque
Dieu nous a créés à son image et à sa ressemblance. C´en est assez pour
l´aumônier qui interrompt le dialogue et lui ouvre la porte. Dartemont qui
cherchait des paroles d´espoir a vu au contraire de la rage dans le regard du
prêtre et il a fini par conclure : «Dieu ? Allons, allons, le ciel
est vide, vide comme un cadavre. Il n´y a dans le ciel que les obus et tous les
engins mortels des hommes…La guerre a tué Dieu, aussi !»(3).
Dans ce monde, d´ailleurs, la guerre est une menace perpétuelle-«Nous ne
savons ni l´heure ni l´endroit»-, mais la guerre ne se discute pas. Il faut
obéir et ne pas y penser : «C´est pourquoi les hommes les plus frustes,
les plus illogiques sont les plus forts. Je ne parle pas des chefs : ils
jouent un rôle, ils tiennent l´engagement qu´ils ont contracté. Ils ont des satisfactions de vanité et plus de
confort (et certains faiblissent pourtant). Mais les soldats ! J´ai
remarqué que les plus courageux sont les plus dépourvus d´imagination et de
sensibilité. Ceci s´explique. Si les hommes du petit poste n ´avaient pas été
habitués, par la vie déjà, à la résignation, à l´obéissance passive des
misérables, ils fuiraient. Et si les défenseurs du petit poste étaient tous des
nerveux et des intellectuels, très vite la guerre ne serait plus possible»(4).
Portrait d´un héros meurtri, ce livre est souvent classé dans la catégorie
des romans pacifistes, ce qui me paraît somme toute assez naturel étant donné
le contenu les réflexions qui le sous-tendent
(il fallait d´ailleurs un autre article pour analyser le pacifisme de
l´après-guerre et ses conséquences dans les années ayant précédé la seconde
guerre mondiale). De toute façon, il est avant tout une grande méditation
philosophique, sous forme de roman, sur la guerre, certes, mais également sur
la condition humaine, très peu sur ses splendeurs et beaucoup sur ses misères.
Ce roman réaliste et désenchanté où le narrateur met en exergue le
quotidien des poilus et ose évoquer la
peur dans son propre camp- fait rarissime dans les romans inspirés par les
combats de la première guerre mondiale-a causé bien des déboires à son auteur,
souvent accusé d´antipatriotisme. En 1939, lors de l´éclatement de la seconde
guerre, la vente du roman fut suspendue d´un commun accord entre Gabriel
Chevallier et Stock, son éditeur. Le moral des soldats ne risquerait donc pas
d´être touché…
Si La peur fait indiscutablement partie de la bibliographie essentielle sur
la Grande Guerre, on peine encore à reconnaître sa vraie place au sein de notre
histoire littéraire: un des meilleurs romans français de la première moitié du
vingtième siècle.
Gabriel Chevallier, La peur, Le livre de poche, Paris, 2010.
(1)
pages
20-21.
(2)
pages
74-75.
(3)
pages
167-168.
(4)
page
330.