Qui êtes-vous ?

Ma photo
Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

lundi 28 mars 2011

Chronique d´avril 2011




Emil Cioran ou de l´inconvénient d´être gai.


Il y a une expression portugaise qui aurait bien plu au philosophe roumain Emil Cioran si jamais il avait appris la langue de Camões : « par les rues de l´amertume». Non pas qu´il eût été, d´après les témoignages de ceux qui l´ont le plus fréquenté, un personnage sombre, bourru ou atrabilaire, mais son œuvre philosophique est, on le sait, tissée par une réflexion sur le scepticisme et le désespoir que certains de ses titres traduisent on ne peut mieux : Sur les cimes du désespoir(1934), Précis de décomposition(1949), Syllogismes de l´amertume(1952) ou De l´inconvénient d´être né (1973).

Emil Mihai Cioran est né le 8 avril 1911 à Rãsinari, un petit village des Carpates en Transylvanie, d´un père prêtre orthodoxe et d´une mère athée. Son lieu de naissance était à l´époque territoire magyar, c´est-à-dire intégrait l´empire austro –hongrois, dont le démembrement à la fin de la première guerre mondiale aurait été, selon Cioran, une parabole de l´écroulement futur de l´Europe. Pourtant, il n´y est pas resté longtemps, sa famille déménageant quelques années plus tard à Sibiu(Hermannstadt en allemand et Nagyszeben en hongrois),toujours en Transylvanie. Ses études universitaires à Bucarest entre la fin des années vingt et le début des années trente lui permettent de faire la connaissance de plusieurs personnalités- jeunes comme lui- même- qui allaient marquer de leur empreinte la vie littéraire roumaine comme Mircea Eliade, Eugène Ionesco ou Constantin Noica. Ce sont des années d´une extrême turbulence où les mouvements nationalistes d´inspiration fasciste et antisémite comme la Garde de Fer de la Légion de l´archange Michel sévissent sur le pays -à l´instar de ce qui se produit un peu partout en Europe- et séduisent les jeunes intellectuels. Mircea Eliade, Constantin Noica et Emil Cioran sont particulièrement sensibles à l´argumentaire et à l´éloquence de Nae Ionescu, professeur de philosophie, dont les cours sont toujours pleins de jeunes enthousiastes. Un jour –selon le témoignage d´Aurel Cioran (frère de l´auteur), livré à l´essayiste italien Claudio Mutti et paru le 22 février 1996 au quotidien L´umanità – alors que Nae Ionescu, à la fin d´un cours demande à ses élèves s´ils veulent encore parler de quelque chose, Emil Cioran se lève et lui répond :«Parlez-nous de l´ennui». Nae Ionescu disserte sur ce thème pendant deux heures.

Emil Cioran, étudiant épris de Nietzsche, Kant, Schopenhauer, Spengler et Léon Chestov, obtient néanmoins sa licence –en 1932 –en achevant une thèse sur Henri Bergson. La passion du jeune roumain pour l´œuvre du philosophe français qui s´était vu couronner en 1927 du Prix Nobel de Littérature s´amenuiserait au fur et à mesure, Cioran considérant que Bergson n´avait pas compris la tragédie de la vie.

En 1933, grâce à une bourse, Emil Cioran part à Berlin où il séjourne deux ans et peaufine ses études à l´Université locale. À l´époque où le nazisme prend le pouvoir en Allemagne, où les intellectuels indépendants, à l´esprit critique et libre, sont forcés de quitter leur pays- souvent déchus de leur nationalité - et voient leurs livres être brûlés, Emil Cioran succombe au chant des sirènes hitlériennes. Entre autres tristes perles, Cioran affirme, dans les années trente, que : «dans le monde d´aujourd´hui il n´existe pas d´homme politique qui m´inspire une sympathie et une admiration plus grande que Hitler». Ou encore «Sans le fascisme, l´Italie serait un pays en faillite». Il ne cache pas non plus sa fascination pour Codreanu, le leader du mouvement légionnaire de la Garde de Fer, à qui il adresse les commentaires les plus dithyrambiques.

Entre-temps, il a commencé à publier ses premiers écrits. En 1934, paraît à Bucarest Pe culmile disperari(Sur les cimes du désespoir). Dans ce tout premier livre, percent déjà, de façon certes embryonnaire, quelques caractéristiques de la philosophie future de Cioran, quoique, dans ce livre, comme d´ailleurs dans le deuxième Cartea Amagirilor(Le livre des leurres), Cioran, comme nous le rappelle Marta Petreu *, s´intéressât surtout« au domaine philosophique qui présente le plus d´intensité spirituelle : la métaphysique, pensée à la manière des philosophes subjectifs et supposant donc un intense débat sur la condition tragique de l´homme dans l´univers». Il ne dissimule pas sa pensée dès sa préface dont je me permets de reproduire ici un large extrait traduisant on ne peut mieux l´état d´esprit de l´auteur, à travers ses insomnies, au moment où il conçoit ce livre : «J´ai écrit ce livre en 1933 à l´âge de vingt-deux ans dans une ville que j´aimais, Sibiu, en Transylvanie. J´avais terminé mes études et, pour tromper mes parents, mais aussi pour me tromper moi-même, je fis semblant de travailler à une thèse(…) À tout cela un bouleversement intérieur vint mettre un terme et ruiner par là même tous mes projets. Le phénomène capital, le désastre par excellence est la veille ininterrompue, ce néant sans trêve. Pendant des heures et des heures je me promenais la nuit dans des rues vides ou, parfois, dans celles que hantaient des solitaires professionnelles, compagnes idéales dans les instants de suprême désarroi. L´insomnie est une lucidité vertigineuse qui convertirait le paradis en un lieu de torture. Tout est préférable à cet éveil permanent, à cette absence criminelle de l´oubli. C´est pendant ces nuits infernales que j´ai compris l´inanité de la philosophie. Les heures de veille sont au fond un interminable rejet de la pensée par la pensée, c´est la conscience exaspérée par elle-même, une déclaration de guerre, un ultimatum infernal de l´esprit à lui-même(…) Voilà dans quel état d´esprit j´ai conçu ce livre, qui a été pour moi une sorte de libération, d´explosion salutaire. Si je n´avais pas écrit, j´aurais sûrement mis un terme à mes nuits».

En 1936, faisait irruption sur la scène littéraire roumaine le livre le plus polémique de Cioran, celui qu´il finirait, dans une certaine mesure, par renier ultérieurement. Il s´agissait de Schimbarea la fata a României(Transfiguration de la Roumanie), un essai aux accents nettement antisémites.

Lorsqu´en 1990, alors que la Roumanie venait de sortir de la longue, tyrannique et ubuesque dictature communiste du conducator Nicolae Ceascescu, les éditions Humanitas ont promu une réédition de ce livre, Cioran a décidé de supprimer l´intégralité du chapitre IV «Collectivisme national» et plusieurs passages qui risquaient de heurter la sensibilité des divers groupes(Hongrois, Tziganes, Juifs et Roumains),victimes de commentaires particulièrement agressifs, ce qui lui fut aussitôt reproché. L´édition française a vu le jour en 2009(chez L´Herne) avec un avertissement de l´éditeur et en quatrième de couverture on y peut lire des extraits d´un texte se trouvant intégralement à l´intérieur et qui s´intitule «Mon Pays», retrouvé par sa compagne Simone Boué après le décès de l´auteur en 1995. Elle estime que le texte serait daté de 1950 et Cioran y revient sur ses engagements de jeunesse : «Quand j´y songe maintenant, il me semble me rappeler les années d´un autre. Et c´est un autre que je renie, tout «moi-même» est d´ailleurs, à mille lieues de celui qu´il fut. J´avais haï mon pays, tous les hommes et l´univers ; il me restait de m´en prendre à moi ce que je fis par le détour du désespoir». Simone Boué (décédée en 1997) nous rappelle dans une Note à la fin du texte que dans les années cinquante Cioran disait de lui-même «Je suis comme certaines femmes dont on dit qu´elles ont un passé».

En 1937, Emil Cioran publiait un nouveau livre : Lacrimi si Sfinti (Des larmes et des Saints), sous la forme d´aphorismes, un genre qu´il affectionne particulièrement et qu´il emploiera souvent dans des livres futurs, écrits en français. C´est d´ailleurs, on le sait, une tradition bien française que celle des aphorismes. Cioran qui aimait particulièrement Chamfort et La Rochefoucauld est donc tributaire de cette tradition bien qu´il eût affirmé un jour que la forme fragmentaire lui allait bien parce qu´il était paresseux. Cette année de 1937 revêt une importance capitale dans sa vie : c´est l´année où il quitte son pays, grâce à une bourse de l´Institut français de Bucarest et se fixe définitivement en France. Il revient en Roumanie en 1940 – l´année où paraît à Sibiu son quatrième livre Amurgul gândurílor(Le crépuscule des pensées)- pour un séjour de courte durée et en février 1941 il rentre à Paris. C´est dans la France occupée qu´il semble s´éloigner de ses engagements politiques (bien qu´il eût flirté pour quelque temps encore avec le régime de Vichy) et se consacre entièrement à son œuvre, surtout après la guerre et la libération de Paris. C´est encore pendant l´occupation qu´il fait la connaissance du grand poète juif roumain d´expression française Benjamin Fondane qu´il fréquente jusqu´à la déportation de celui-ci à Drancy, puis à Auschwitz et dont il évoquera plus tard l´amitié dans Exercices d´admiration, livre paru en 1986.

1947 est l´année cruciale de sa vie où il consomme sa rupture avec la langue roumaine. Alors qu´il traduit Mallarmé en roumain, dans un village près de Dieppe, il s´aperçoit que la langue française pourrait mieux traduire ce qu´il voulait exprimer et décide de se mettre à écrire en français. Il rédige plusieurs versions de ce qui deviendra en 1949 Précis de décomposition. Il dira un jour, d´un ton peut-être ironique,que «la langue française m´a apaisé comme une camisole de force calme un fou.»

Dans un entretien fort intéressant accordé à Léo Gillet en 1982 à la Maison Descartes d´Amsterdam –où l´on retrouve la phrase sur le goût pour la forme fragmentaire citée plus haut - et repris dans le recueil Entretiens (Collection Arcades, Gallimard), Cioran(qui dès le choix du français signe ses œuvres comme E.M. Cioran)livre ses impressions sur l´importance du style, de la correction grammaticale et de la préexcellence du langage français. Il évoque sur un ton plaisantin l´histoire de quelqu´un qu´il avait connu un jour, un certain M. Lacombe, homme très cultivé, spécialiste de langue basque, érotomane, bibliophile, fin connaisseur de la langue française qu´il maniait avec un brio et un raffinement inouïs, mais qui n´avait jamais publié de livre. Il se permettait néanmoins de corriger des professeurs de la Sorbonne –dont il fréquentait les cours – si jamais ils faisaient des fautes de français et il reprenait pour la même raison les prostituées de Paris avec lesquelles il s´était lié d´amitié ! Selon Cioran donc« il n´y a qu´en France où le fait d´écrire soit vraiment quelque chose de sacré (…) ça n´a aucun sens de dire par exemple : un tel écrit parfaitement l´allemand. Ça n´a aucun sens. Même pas l´anglais(…) C´est un concept qui est strictement français». D´après Cioran, en français on ne devient pas fou…

Après Précis de décomposition, donc son premier livre écrit en français, Emil Cioran a encore écrit autour d´une dizaine de livres jusqu´à sa mort en 1995 dont : Syllogismes de l´amertume(1952) ; La tentation d´exister(1956) ; Histoire et Utopie (1960) ; La chute dans le temps (1964) ; Le mauvais démiurge(1969) ; Valéry face à ses idoles(1970) ; De l´inconvénient d´être né (1973) ; Ecartèlement(1979) ; Exercices d´admiration (1986)ou Aveux et anathèmes (1987).

Après sa mort, quelques inédits ont été publiés et le mois dernier deux nouveaux textes ont vu le jour aux éditions de L´Herne : Lettres(1961-1978),correspondance avec Armel Guerne et Bréviaire des vaincus II(Le premier tome de ce livre fut publié en 1993 mais aurait été écrit entre 1941 et 1944).

La philosophie de Cioran, on l´a vu au début de cette chronique, est tournée vers la réflexion sur le scepticisme, le pessimisme et le désespoir mais aussi le suicide, l´amertume, le rêve, la désillusion, l´absurde, l´aliénation, le vide, la déchéance et la tyrannie de l´Histoire. Malgré le côté plutôt sombre de la plupart de ses écrits, l´ironie n´y était pas toujours absente et il affirmait d´autre part qu´il y avait une supériorité de la vie face à mort : celle de l´incertitude. La mort est, au contraire, certaine et claire, donc seul le mystère de la vie est une raison de vivre.

On dit de son œuvre qu´elle est marquée par le refus de tout système philosophique et ses détracteurs lui reprochent le manque de profondeur de sa recherche philosophique en ce sens qu´il reprend des idées de Nietzsche, de Bergson et d´autres penseurs en les illustrant tout court, ne développant pas une pensée critique ou du moins autonome par rapport à leur philosophie. D´aucuns rappellent aussi que l´histoire est sa bête noire. À ce propos, Cioran a présenté ses arguments –assez intéressants d´ailleurs - dans l´entretien cité plus haut : «Ce n´est pas seulement chez moi. La pensée d´Eliade est aussi contre l´histoire. Au fond, tous les gens de l´est de l´Europe sont contre l´histoire. Et je vais vous dire pourquoi. C´est que les gens de l´Est, quelle que soit leur orientation idéologique, ont forcément un préjugé contre l´histoire. Pourquoi ? Parce qu´ils en sont victimes. Tous ces pays sans destin de l´est de l´Europe, ce sont des pays qui ont été au fond envahis et assujettis : pour eux l´histoire est nécessairement démoniaque.». Quoi qu´il en soit, il ne tient pas en effet l´histoire en très haute estime. Plus loin, il affirme : « C´est la plus grande leçon de cynisme qu´on puisse concevoir(…) J´ai toujours eu une vision, disons, désagréable des choses. Mais à partir du moment où j´ai découvert l´histoire, j´ai perdu toute illusion. C´est vraiment l´œuvre du diable !» On peut interpréter ces assertions comme une sorte de boutade, mais si l´on s´en tient à l´argumentaire pessimiste et sceptique de toute l´œuvre de Cioran, on peut en conclure qu´il n´y a là aucune incohérence.

Interdit de publication en Roumanie pendant la période communiste, Cioran a vécu modestement à Paris, d´abord dans une chambre de l´Hôtel Marignan, au 13 de la Rue du Sommerard, puis avec sa compagne dans une mansarde de la rue de l´Odéon. Se tenant à l´écart des milieux universitaire et littéraire parisiens, il a quand même fréquenté un cercle d´amis fidèles dont faisaient partie Eugène Ionesco (qu´il avait connu encore à Bucarest dans les années trente), Samuel Beckett – des «métèques» qui comme lui avaient choisi d´écrire en français -, Gabriel Matzneff, Frédéric Tristan, Roland Jaccard, Constantin Tacou et, bien sûr, Mircea Eliade avant le départ de celui-ci aux États – Unis.

Les prix littéraires, il les a tous refusés, sauf le Prix Rivarol en 1949, pour des raisons strictement financières. Il était, il est vrai, sans le sou.

À l´occasion des commémorations du centenaire de la naissance de cet écrivain majeur de langue française et roumaine, son œuvre est toujours vivante et suscite l´intérêt des milieux universitaires et littéraires.

Je vous laisse en guise d´hommage à Emil Cioran, un des aphorismes que je préfère, du livre De l´inconvénient d´être né : «Montaigne, un sage, n´a pas eu de postérité ; Rousseau, un hystérique, remue encore des nations. Je n´aime que les penseurs qui n´ont inspiré aucun tribun.» Quoique je ne tienne pas à proprement parler en horreur la figure et l´œuvre de Rousseau (J´ai beau quand même lui préférer de loin Montaigne), je pense que notre cher Emil Cioran a vu juste…


*Préface à l´œuvre Transfiguration de la Roumanie, traduction d´ Alain Paruit, Éditions de L´Herne, Paris, 2009.




P.S- Sur Internet, on trouve sur le site multilingue http://cioran.eu des articles intéressants sur l´œuvre de l´écrivain. À retenir aussi la parution récente de l´essai de Stéphane Barsacq, Cioran : éjaculations mystiques, aux éditions du Seuil. À lire enfin la chronique du dénouement de la célèbre affaire autour de Simone Baulez, la brocanteuse qui a sauvé de la destruction des manuscrits inédits de l´auteur et qui en est bien la propriétaire, selon un arrêt rendu par la Cour d´appel le mois dernier. À lire à ce propos, par exemple, l´article «Affaire Cioran : fin de partie» du blog de Pierre Assouline (http://passouline.blog.lemonde.fr).

Fernando Pessoa dans «Le petit journal»





Le dernier numéro de l´édition lisbonnaise du Petit Journal-le journal des Français et des Francophones à l´étranger- est particulièrement intéressant avec notamment un article de notre ami Philippe Despeysses sur Fernando Pessoa. Un regard différent sur le génie des lettres portugaises qui fait indiscutablement partie du patrimoine littéraire universel. Lisez l´article sur: www.lepetitjournal.com,le site du Petit Journal.

dimanche 13 mars 2011

Fête de la francophonie 2011




Cette semaine(du 14 au 20 mars) se tiendra à Lisbonne, Porto, Coïmbra, Setúbal, Caldas da Rainha et Vila Nova de Gaia, la Fête de la Francophonie au Portugal avec des concerts, des films, des pièces de théâtre, des expositions et des conférences. Douze pays de l´Oif(Organisation internationale de la francophonie) y participent:la France, la Belgique, la Suisse, le Luxembourg, le Sénégal, le Canada, la Principauté d´Andorre, le Maroc,la Roumanie, la Moldavie, la Bulgarie et la Grèce. Voir le programme sur le site http://www.fetedelafrancophonie.com