Bernard Frank, le franc-tireur.
Plus
de dix ans (déjà) après la mort de Bernard Frank (survenue le 3 novembre 2006),
nombre de lecteurs se sentent sûrement encore orphelins des écrits de ce chroniqueur
singulier dont la rubrique hebdomadaire qu´il tenait au Nouvel Observateur
était la quintessence du goût, du raffinement, de cet esprit très français du
savoir-vivre.
Peut-être
ces lecteurs assidus ignoraient-ils néanmoins que Bernard Frank- né le 11
octobre 1929 à Neuilly -sur-Seine- était, dans les années cinquante, un des
jeunes écrivains français les plus prometteurs. Tout le monde le connaissait
comme un des chroniqueurs-culte de la presse française mais d´aucuns ignoraient
même qu´il était un des meilleurs (mais oui !) écrivains de l´Hexagone.
Certes, son œuvre a pratiquement été écrite en moins d´une dizaine d´années.
Entre Géographie Universelle et La panoplie littéraire, un essai sur Drieu
La Rochelle, il n´y a qu´un écart de cinq ans pendant lesquels il a écrit cinq
autres livres dont les romans Les Rats et L´illusion comique et un
essai Le dernier des Mohicans où Frank répondra à Jean Cau, à l´époque
secrétaire de Jean-Paul Sartre, qui n´avait pas aimé un des portraits brossés
ironiquement par Frank dans son roman Les Rats où il aurait reconnu son
employeur. Jean Cau (qui, des années plus tard, désenchanté avec la gauche,
allait virer à droite) a alors décidé de mener la vie dure à Bernard Frank au
sein des Temps modernes, la revue dirigée par Sartre où Frank collaborait
régulièrement. Frank fut soudain suspecté d´être -quelle ironie !- un
agent de la droite : «Du jour au lendemain j´étais un salaud, un traître,
un détestable écrivain, mais de seconde classe ; c´était une exécution au
petit jour quand la ville dort» écrivait-il dans Le dernier des Mohicans. Mais
cette période fut très éprouvante pour Bernard Frank non seulement à cause de
ces règlements de compte littéraires, mais aussi parce qu´il a failli être
empêché de publier sous son vrai nom. En fait, un autre écrivain, membre de la
Société des Gens de Lettres, qui répondait au nom civil de Poulailler, mais qui
faisait paraître ses livres sous le pseudonyme de Bernard Frank a saisi la justice,
d´autant plus qu´il était outré par les soi-disant obscénités de son homonyme.
«Notre» Bernard Frank a finalement obtenu l´autorisation de publier sous son
vrai nom, quoiqu´il y eût encore un troisième Bernard Frank, traducteur du
japonais qui, lui, n´avait jamais
soulevé le moindre problème.
Pierre
Assouline dans son récent Dictionnaire amoureux des écrivains et la littérature
(éditions Plon) écrit que Bernard Frank est une véritable histoire personnelle
de la littérature française écrite au jour le jour, une histoire subjective,
injuste, drôle, cultivée, digressive. Il ajoute : «Le ton Frank est
inimitable, un peu tribune et un peu déclamatoire, fait de nonchalance et de
souvenirs de lectures, de coups de patte et de coups de griffe, d´élégance et
de tact, d´un sacré caractère et d´un esprit de finesse peu commun». Parfois,
il fallait, pour mieux le comprendre se servir d´un décodeur. Il parlait
toujours des mêmes sujets : Pétain, Proust, les Juifs, Emmanuel Berl,
Drieu La Rochelle, les restaurants, le vin, les hussards ou l´Occupation.
Pourtant, il en parlait avec une verve et un allant qui ne tenaient qu´à
lui ! Toujours selon Assouline, il aurait pu écrire un Mort à Vichy, clin
d´œil à Mort à crédit de Louis-Ferdinand Céline. En tout cas, c´est lui qui a
écrit un jour que sur la période de Vichy, il y avait manqué un Proust.
Bernard
Frank est connu aussi pour avoir donné le nom à un mouvement littéraire : Les
Hussards. Le nom lui fut inspiré par la conjonction-due au hasard-de la
parution de deux romans au début des années cinquante : Le Hussard bleu de
Roger Nimier(1950) et Hussard sur le
toit de Jean Giono (1951). Bernard Frank a écrit en décembre 1952 pour la revue
Les Temps Modernes, citée plus haut, un essai intitulé Les Grognards et les
Hussards. Sous l´étiquette «hussards», il réunissait des écrivains qui
n´avaient pas la prétention de fonder une école. Ces écrivains –là étaient
surtout Roger Nimier, bien sûr, Antoine Blondin et Jacques Laurent-«un groupe
de jeunes écrivains que, par commodité, je nommerai fascistes», Frank dixit-
qui dénonçaient le roman engagé, la suprématie de l´existentialisme –avant
tout, donc, Jean-Paul Sartre- et
défendaient une conception romanesque de la vie et de la littérature. Pour
Bernard Frank, ces écrivains avaient un ton plutôt qu´un style et s´opposaient
aux grognards qui «adorent les histoires». Plus tard, d´autres
écrivains-anarchistes de droite ou monarchistes pour la plupart-seront
rattachés au groupe des hussards comme Michel Déon, Kléber Haedens, Michel
Mohrt. Sous la casaque de «hussards» on a pourtant vu d´autres noms être
parfois cités comme, Félicien Marceau, Geneviève Dormann, André Fraigneau,
François Nourrissier ou Guy Dupré (voir la chronique de novembre 2015).
Toujours est-il que des années plus tard, Antoine Blondin et Bernard Frank sont
devenus amis et les connivences littéraires entre Bernard Frank et quelques
«hussards» sont on ne peut plus évidentes.
La plupart de ces livres étaient épuisés et
pendant longtemps on n´en trouvait que chez certains bouquinistes jusqu´à ce
que Flammarion n´eût pris la décision de publier en 1999, en un seul volume,
dans la collection «Les Mille et une pages», toutes les œuvres de
Bernard Frank -curieusement intitulées Romans alors que la plupart des
livres sont des essais-parues entre 1953 et 1958. Cette édition, présentée et
préfacée par Olivier Frébourg, comprenait encore deux autres ouvrages: Un
siècle débordé, paru en 1970 après un silence de douze ans, et Solde, publié en
1980.
Le
roman Les Rats est une sorte d´éducation littéraire et sentimentale de quatre
jeunes : Bourrieu, Ponchard, François et Weil. L´action se déroule au
début des années cinquante pendant la guerre de Corée. Les quatre héros
voudraient devenir célèbres sans trop se fatiguer. Jouissant des plaisirs de la
vie, ils passent leur temps entre Paris et la Côte d´Azur, ils fondent un
journal et finissent révolutionnaires en Amérique du Sud. Ce roman bouscule les
conventions littéraires. Edgar Faure et François Mitterrand y passent,
permettant à Frank de brosser un admirable portrait de la IVème République. Les
Rats est d´autre part un pied de nez aux Existentialistes, mettant en colère
Sartre et Jean Cau. Frank en a payé les frais, faisant l´objet d´une
défenestration aux Temps Modernes. Sa riposte, il la pond dans Le Dernier des
Mohicans dans un chapitre intitulé «Contre Cau» où il tire aussi à boulets
rouges sur les «mandarins» de tous bords y compris ceux de Simone de Beauvoir.
Son
autre roman, L´illusion comique, est-d´après Olivier Frébourg- «une histoire
brève et ironique où le XVIIIème libertin prend le dessus sur le XIXème
romantique. C´est un peu l´homme couvert de femmes, l´as de pique au milieu des
dames de cœur». Ce roman, publié en 1955, a scandalisé les bien-pensants et le
jury du Femina. C´est que le héros se permettait de voler de l´argent dans le
sac des femmes !
La
question, on se l´était posée, à maintes reprises : à quoi étaient-ils dus
les longs silences de Bernard Frank ? On dirait bien qu´il est inutile
d´expliquer ces silences d´écrivains. Au fait, si un écrivain sent qu´il n´a
rien à dire, à quoi bon entacher sa réputation avec des œuvres de moindre
qualité rien que pour satisfaire les éditeurs ou une quelconque dictature du
marché ? En plus, Bernard Frank était un personnage singulier, un brin
anarchisant, libre de toute contrainte, qui a failli crever d´ennui, sombrer
dans l´alcoolisme, qui pendant quelques années n´a pas donné signe de vie (même
les éditeurs ignoraient semble-t-il son adresse). C´était aussi l´homme de la
passion gastronomique, des flâneries dans les vieilles rues de Paris (voir les Rues
de ma vie, le Dilettante, 2005), de l´amitié légendaire avec Françoise
Sagan et celui qui a inventé le mot «Galligrasseuil», ironisant le pouvoir de
trois grandes maisons d´édition à savoir Gallimard, Grasset et Seuil. Les
dernières années de sa vie, Frank n´a publié que des recueils d´anciennes
chroniques, un genre où il excellait. Dans ce registre, un des meilleurs livres
est Vingt ans avant, chez Grasset (2002) qui rassemble des chroniques
publiées entre 1981 et 1985 pour le Matin de Paris. On y trouve notamment des
textes amusants sur les premiers temps du mitterrandisme et la réaction des
intellectuels de droite et de gauche.
En
2007, plus ou moins un an après sa mort, les éditions Grasset ont publié un
autre recueil de chroniques, cette fois-ci celles que l´auteur a données au
Monde entre 1985 et 1989. Le recueil s´intitule justement 5, rue des Italiens,
l´ancienne adresse du grand quotidien parisien et les critiques sont tout autant
délicieuses que celles que l´on avait pu admirer dans Vingt ans avant. Bernard
Frank a souvent vitupéré les prix littéraires et le côté frénétique qui les
entoure. Aussi n´ai-je pas résisté à vous reproduire un extrait d´une chronique
parue le 20 novembre 1985 sur le prix Goncourt : «Comme les Français sont
touchants et religieux qui font confiance pour leurs lectures à des jurys dont
ils ignorent la composition, ces Français qui sont plus de 200.000 à acheter á
partir d´un certain lundi de novembre avec la foi du charbonnier un roman dont
le plus beau mérite est d´être un Goncourt ! On ne comprend pas toujours
certaines migrations d´oiseaux à dates fixes, elles me paraissent pourtant
moins troublantes, plus explicables que cette sympathique ruée de cigognes
humaines vers quatre ou cinq livres munis, il est vrai, d´une étiquette que
l´on a déjà vue plusieurs fois. J´espère qu´Edmond (de Goncourt), qui n´a pas
eu de son vivant une existence très gaie, peut contempler d´où il est les mille
comédies dramatiques que son infernal testament a suscitées. Il doit se dire
que c´est toujours la même chose : on ne lit pas davantage que lorsqu´il
était sur terre, mais du moins c´est son nom qui suscite ces succès fous à la
Zola qui l´ont fait tant enrager de son vivant.»
Bernard
Frank a écrit sur son essai Le dernier des Mohicans : «J´aime ces projets
un peu insensés où la critique se mêle au souvenir, le souvenir à la fausse confidence».
Le souvenir est toujours au cœur de l´œuvre d´un écrivain puisque comme l´a
écrit encore Bernard Frank dans une chronique du Matin de Paris le 18 septembre
1981 : «La prière de l´écrivain, c´est le souvenir»…