Les autres mots de
Jhumpa Lahiri.
Il y a toujours quelque chose de mystérieux
et de fascinant chez un écrivain qui change de langue. Cette
métamorphose n´est jamais le fruit du hasard, elle découle toujours quelles
qu´en soient les raisons, d´un choix personnel de l´écrivain. Juan Goytisolo
(1931-2017) avait beau dire que c´est la langue qui nous choisit –lui qui n´a
jamais échangé sa langue maternelle, l´espagnol, contre le français, la langue
de celui qui a longtemps été son pays d´adoption -, toujours est-il que c´est,
au départ, l´écrivain lui-même qui a le dernier mot même si la décision de
changer de langue n´est en aucun cas facile à prendre.
Jhumpa Lahiri était une jeune diplômée quand elle a visité Florence, en
Italie, pour la première fois. À peine a-t-elle entendu parler italien qu´elle
a eu l´intuition que cette langue lui était étrangement familière. Il fallait
l´apprendre, en saisir les subtilités et, avec le temps, en faire peut-être un
jour une langue de création littéraire. Ce fut un lent apprentissage et une passion
qui s´est consolidée au fur et à mesure. Ses premiers livres qui ont forcé
l´admiration ont naturellement été écrits en anglais. Jhumpa Lahiri est née à
Londres de parents bengalis le 11 juillet 1967, mais elle a émigré avec sa
famille aux États-Unis alors qu´elle n´avait que 2 ans. Elle a grandi à
Kingston dans l´État de Rhode Island. Son père y travaillait à la bibliothèque
de l´Université et sa mère écrivait des poèmes en bengali. Jhumpa Lahiri s´est tôt rendu compte que les
livres étaient sa vraie passion. Aussi a-t-elle suivi des études de littérature
anglaise et de littérature comparée au Barnard College de l´Université de
Columbia. Plus tard, elle a obtenu un doctorat en études de la Renaissance à
l´Université de Boston avant de s´installer à New York avec son mari.
Ses premières fictions ont été publiées en 1999 sous le titre Interpreter
of maladies (L´interprète de maladies, en français). Le succès fut énorme et ce
recueil de nouvelles fut couronné du prestigieux prix Pulitzer de la fiction.
Jhumpa Lahiri a une rare intuition pour saisir et écouter les émois intimes,
les habitudes secrètes et les troubles du quotidien qui habitent ses
personnages dont le plus grand dénominateur commun est le déracinement. Dans ce
recueil, tous ses personnages sont américains, mais ils viennent de l´Inde et
disent la souffrance et les conflits liés à leur double culture. D´aucuns,
cependant, expriment la paix acquise et l´espoir.
Quatre ans plus tard, Jhumpa Lahiri a publié son premier roman, The
namesake (Un nom pour un autre), plébiscité par la presse anglo-saxonne et qui
serait porté à l´écran en 2006 par Mira Nair. Ce roman met en scène derechef la
question du déracinement, un leitmotiv de l´œuvre de Jhumpa Lahiri. Il raconte
l´histoire d´un jeune Américain d´origine indienne qui rejette le prénom
bengali qu´on lui a donné. À sa naissance, ses parents, Ashoke et Ashima,
attendent une lettre de la grand-mère qui, selon la coutume indienne, choisit
le prénom de son petit-fils. Pourtant, la lettre n´arrive pas à sa destination
(Cambridge, Massachussets) et Ashoke est contraint d´improviser et choisit
d´appeler son fils Gogol, auteur qu´il lisait lors d´un accident meurtrier dont
il est sorti par miracle indemne. Grandissant comme un petit Américain, Gogol
refuse longtemps qu´on l´appelle par le prénom bengali dont il a finalement été
doté : Nikhil. Au risque de se couper de ses racines. L´histoire de sa
réconciliation avec ce nom est aussi l´histoire de l´intégration d´une famille
aux États-Unis.
Jhumpa Lahiri a encore écrit en anglais deux autres livres : le
recueil de nouvelles Unaccustomed Earth (Sur une terre étrangère), paru en
2008, et le roman The Lowland (Longues distances), publié en 2013.
En 2014, elle a décidé de s´installer à Rome avec sa famille et a pris la
décision de changer de langue et de commencer à écrire ses livres en italien.
Dans une interview récente accordée à Aloma Rodriguez de la revue culturelle espagnole-mexicaine
Letras Libres –héritière de Vuelta d´Octavio Paz -, Jhumpa Lahiri a expliqué
les différences entre l´usage de la langue italienne et celui de la langue
anglaise avant son déménagement en Italie: «Le fait le plus important
c´est qu´en italien j´ai une distance plus grande vis-à-vis de mon passé. Je
n´ai ni passé ni enfance dans cet idiome (…).Ce qui m´intéresse maintenant
c´est de voir si, n´ayant aucune mémoire vivante avec cette langue, j´ai pu
rentrer dans mon passé d´une autre façon. J´ai intérêt à revenir dans mon
passé, mes impressions et émotions, pour les explorer avec un nouveau langage
qui n´a rien à voir avec cette époque».
En 2015, Jhumpa Lahiri a publié son premier livre écrit directement en
italien, In altre parole (En d´autres mots), où elle témoigne de sa passion
pour la langue italienne, la genèse de son apprentissage, les difficultés
qu´elle a éprouvées pour en faire une langue de création littéraire. En quelque
sorte une langue d´exil. Elle qui comme autrice a beaucoup écrit, réfléchi sur des
personnages exilés et déracinés qu´elle a créés, fait également une expérience
pareille quoique son exil et son déracinement soient cette fois-ci volontaires.
Elle en sait pourtant quelque chose puisque si on fouille ses origines on tombe
aussi sur la séparation et l´expatriation. Sa famille est issue de Calcutta en
Inde, elle est née à Londres, mais à l´âge de 2 ans, on l´a vu, elle est partie
avec sa famille aux États-Unis et puis en 2014 en Italie. Elle réfléchit sur
cette réalité dans son premier livre en italien (je traduis directement de la
langue de Dante) : «En un certain sens, je me suis accoutumée à une sorte
d´exil linguistique. Ma langue maternelle, le bengali, est étrangère en
Amérique. Quand on vit dans un pays où sa propre langue est considérée comme
étrangère, on peut éprouver une sorte d´étrangeté continuelle. On parle une
langue secrète, inconnue, privée de correspondances avec le milieu environnant.
Un sentiment d´absence qui crée une distance intérieure».
Elle livre aussi ses impressions sur les tergiversations qu´elle ressentait
au début –et qu´elle ressent parfois encore - en utilisant l´italien aussi bien
que la peur d´échouer : «Quand j´écris en italien, je me sens une intruse,
un imposteur. Ce que je fais semble un
exercice controuvé, manquant de naturel. Je me rends compte d´avoir dépassé des
confins, de me sentir égarée, de fuir quelque chose, d´être complètement
étrangère. Quand je renonce à l´anglais, je renonce à mon autorité (…) Avant de
devenir écrivaine, il me manquait une identité claire et nette. Je me suis donc
réalisée à travers l´écriture et pourtant je ne me sens plus comme ça en
écrivant en italien(…) Comment se fait-il qu´en italien je me sente à la fois-
et paradoxalement- plus libre et baignant dans un cadre plus
contraignant ? Peut-être parce qu´en italien j´ai la liberté d´être plus
imparfaite. Peut-être parce que d´un point de vue créatif il n´y a rien de plus
dangereux que la certitude». Certes, si l´italien était sa langue maternelle,
Jhumpa Lahiri ne se poserait jamais ce genre de questions, mais serait-elle
pour autant plus performante littérairement ? Rien n´est moins sûr, la
littérature étant un travail permanent où notre esprit cherche minutieusement –et inconsciemment parfois -
le mot et la phrase les plus justes, la structure narrative la plus précise
pour exprimer nos idées, comme l´artisan qui polit son métal jusqu´à ce qu´il
soit le plus lumineux possible. C´est peut-être difficile pour l´écrivain
lui-même de savoir pourquoi il a choisi telle ou telle langue, mais dans une interview accordée en février dernier au
quotidien français Les Échos, Jhumpa Lahiri a affirmé qu´elle avait besoin
d´une langue qui fût un lieu d´affection et de réflexion.
En 2018, Jhumpa Lahiri a publié le roman Dove mi trovo (Où je suis) et en
2022 le recueil de contes Racconti romani (inédit en français), un titre aux
échos moraviens. Ce livre a connu un grand succès critique. Rome, la ville
éternelle, la capitale italienne, est le véritable protagoniste de ces
fictions, mais d´après l´éditeur (Ugo Guanda), c´est une Rome métaphysique,
contemporaine mais éternellement suspendue entre le passé et l´avenir. Ce sont
neuf fictions où l´on reconnaît une ville contradictoire qui se redéfinit, se
métamorphose à chaque génération. Une ville qui est un amalgame, un va-et-vient
hybride d´étrangers et de romains qui se sentent toujours plus ou moins égarés,
déracinés, comme il est de mise dans les fictions de Jhumpa Lahiri.
Dans l´interview à Letras Libres citée plus haut, l´autrice a beaucoup
parlé de ce dernier livre qui vient d´être traduit en espagnol et en
particulier du racisme de certains personnages de ses fictions. Jhumpa Lahiri a
mis l´accent sur le racisme à l´égard de ceux qui ont de l´argent et le racisme
exprimé par les enfants. Contrairement à une idée reçue, avoir de l´argent,
selon l´écrivaine, ne sauve pas les gens d´être victimes du racisme, cela peut éventuellement
l´atténuer, créer une certaine confusion, mais ne l´efface pas pour autant. De
même pour les enfants. Contrairement à une autre idée reçue, l´autrice ne
considère pas que les enfants soient immunisés contre le racisme : «Les
enfants absorbent des signes, des attitudes de leurs parents, il faut réfléchir
sur la psychologie des enfants et leur intolérance à la différence(…), mais
aussi sur l´idée d´associer l´enfance à l´innocence, l´idée que les enfants
sont fondamentalement gentils, ne sont pas encore corrompus. Or, en réalité,
les enfants peuvent être incroyablement cruels».
Comme l´a écrit un jour le journaliste littéraire André Clavel (1946-2019)
dans une chronique pour le quotidien suisse Le Temps, Jhumpa Lahiri est une
habile funambule entre les cultures.
L´interprète des maladies (Interpreter of Maladies), traduit de l´anglais
par Jean-Pierre Aoustin, collection «Bibliothèque étrangère, éditions Mercure
de France, Paris, 2000.
Un nom pour un autre (The Namesake), traduit de l´anglais par Bernard
Cohen, collection «Pavillons» éditions Robert Laffont, Paris, 2006.
Sur une terre étrangère (Unaccustomed Earth), traduit de l´anglais par
Bernard Cohen, collection «Pavillons», éditions Robert Laffont, Paris, 2010.
Longues distances (The Lowland), traduit de l´anglais par Annick Le Goyat,
collection «Pavillons», éditions Robert Laffont, Paris, 2015.
En d´autres mots (In altre parole), traduit de l´italien par Jérôme Orsoni,
collection «Un endroit où aller», éditions Actes Sud, Arles, 2015.
Où je suis (Dove mi trovo), traduit de l´italien par Hélène Frappat,
éditions Chambon, Paris, 2021.