«Et c´est ainsi qu´Allah est grand». Non, vous n´allez pas lire une chronique
sur un prêche prononcé par un iman. Cette phrase était tout bonnement la
formule employée, le plus souvent à la fin de ses chroniques, par Alexandre
Vialatte.
Cet auteur, de souche auvergnate, de son propre aveu «notoirement méconnu»,
qui a très peu publié de son vivant, est né le 22 avril 1901 à Magnac, Laval,
en Haute-Vienne, où son père officier, originaire d´Ambert, était en garnison. Les
changements de garnison du père ont d´ailleurs obligé la famille à déménager
dans de différentes villes –Toulouse, Brive-
quoique le port d´attache fût toujours Ambert. La famille s´y est fixée en 1915 quand le
père d´Alexandre Vialatte eut démobilisé pour des raisons de santé.
Enfant rêveur et imaginatif, Alexandre Vialatte aimait le dessin, la
calligraphie et la poésie, mais aussi l´exercice, les sports, la nage et
l´équitation. Doué pour les mathématiques, il a d´abord pensé à une carrière
militaire et a commencé de préparer une plus que probable inscription à l´École
navale. En 1913, il s´est lié d´amitié avec les frères Paul et Henri Pourrat.
Si l´amitié avec le premier fut interrompue par sa mort en 1923, celle qui le
liait au second s´est consolidée à telle enseigne que, son aîné de 14 ans et
déjà écrivain prestigieux, Henri Pourrat est devenu une référence littéraire
pour le jeune Alexandre. Ces années passées en Auvergne avec des randonnées
pédestres dans les monts du Livradois et du Forez, Alexandre Vialatte ne les a
jamais oubliées. Elles représentaient pour lui l´importance de l´amitié et des
relations humaines. Jusqu´à la mort de Henri Pourrat en 1959, ils ont tenu une
abondante correspondance.
En raison d´un accident d´enfance (un œil blessé), Alexandre Vialatte fut
contraint de renoncer à l´École navale. Tout de même, il a encore envisagé de
suivre des études de mathématiques, ayant finalement opté pour une inscription
à la Faculté des Lettres de Clermont-Ferrand. Il y a décroché un diplôme de
langue allemande et en 1922 il se trouvait outre-Rhin comme traducteur civile
auprès des autorités militaires. À Spire, il était chargé de traductions
administratives, mais il donnait aussi des cours de français. À Mayence, où il
a vécu pendant six ans, il est devenu rédacteur à la Revue Rhénane- pour
laquelle il a écrit ses premières chroniques, éditées en 1985 dans le volume
Bananes de Könisgberg -grâce à la recommandation de Jean Paulhan dont il avait
fait la connaissance par Henri Pourrat. C´est là qu´il a fait la découverte qui
l´a rendu connu en France de son vivant : l´œuvre de Franz Kafka. Ce célèbre écrivain tchèque
d´expression allemande, pratiquement inconnu de son vivant, est décédé, on le
sait, en 1924 et, à en croire les chroniques, si son fidèle ami Max Brod ne lui
avait pas été infidèle après sa mort, c´est- à-dire, s´il avait brûlé tous les
livres de Kafka comme l´auteur le lui avait demandé, nous n´aurions jamais
connu les chefs-d´oeuvre d´un des écrivains les plus importants du vingtième
siècle. Or, Vialatte l´a fait connaître en France dès son retour, en 1928,
surtout à travers ses traductions, d´ailleurs très décriées par la suite,
Vialatte étant accusé de prendre trop de «libertés» vis-à-vis du texte
original, ce qui n´entache en rien sa réputation et le mérite d´avoir rendu célèbre
en France le génie tchèque. En plus, les traductions de Vialatte n´étaient
sûrement pas pires que celles que, par exemple, Marguerite Yourcenar a faites
de l´œuvre de Cavafis ou l´espagnol Valle-Inclán de l´œuvre du portugais Eça de
Queiroz, un grand écrivain n´étant pas forcément un bon traducteur. Toujours
est-il que les traductions de Vialatte des œuvres d´autres auteurs de langue
allemande comme Brecht, Thomas Mann, Goethe, Nietzsche, Hoffmannsthal. Gottfried Benn ou Franz Werfel
étaient moins polémiques.
Il faut dire que Vialatte s´est singularisé aussi comme un brillant
journaliste. Encore en Allemagne, il a commencé à collaborer à des publications
telles Les Nouvelles Littéraires, Le Crapouillot et La Nouvelle Revue Française.
En 1945, il fut correspondant de presse auprès de la 1ère armée et il a écrit
des comptes rendus sur les procès des criminels de guerre de Belsen pour Les
Lettres Françaises et L´Époque.
Alexandre Vialatte n´a publié, de son vivant, qu´un ouvrage sur son pays, La
Basse-Auvergne (1936), un court recueil de nouvelles, Badonce et les
créatures (1937)et trois romans : Battling le ténébreux
(1928), le récit des amusements et des désespoirs d´un trio de lycéens vivant
dans une petite ville ; Le fidèle Berger ( 1942),
l´histoire d´un brigadier dans la tourmente de 1940, où passé et présent
s´entrechoquent en lui, et Les Fruits du Congo (1951) où, à partir
d´une affiche représentant une magnifique négresse qui porte des citrons d´or
(justement, les fruits du Congo), Vialatte s´interroge sur l´adolescence et
nous dépeint le quotidien d´une ville de province. La prose limpide de Vialatte
oscillait entre l´ironie, un humour subtil et discret, une douce mélancolie et
l´évocation nostalgique de l´enfance et de l´adolescence. Les Fruits du Congo fut
finaliste du Goncourt, attribué cette année-là au roman Le Rivage des Syrtes de
Julien Gracq que l´auteur a refusé. Quoi qu´il en soit, que ces deux romans
eussent été finalistes prouve le niveau très relevé du prix à l´époque.
Si Les Fruits du Congo est peut-être le roman le plus connu de l´auteur-
bien qu´il eût été un échec commercial à l´époque -, je considère néanmoins que
Le fidèle Berger est celui qui traduit le mieux la quintessence de l´art
d´Alexandre Vialatte. Le brigadier Berger devient fou après avoir été fait
prisonnier et astreint à de terribles marches forcées. Partiellement inspiré par
un épisode de la vie de l´auteur, on a vu d´abord dans ce livre un roman de
guerre. Pour Jean Paulhan, c´était «le meilleur que la guerre ait inspiré», en
même temps qu´un roman psychopatologique, la tragédie d´un suicide (on se
suicide beaucoup d´ailleurs dans les fictions de Vialatte). Le 10 novembre
1942-comme le rapporte Ferny Besson, écrivaine et amie d´Alexandre Vialatte -,
enthousiasmé par le manuscrit que Vialatte lui avait fait parvenir, Jean
Paulhan lui écrivait en guise de réponse : «Cher Alex, êtes-vous
Goethe ? Je n´en sais trop rien, cela se verra plus tard mais ce que je
sais bien c´est que vous avez écrit Werther. Un Werther où chaque Français
se reconnaîtra. Un Werther où se marie, de la façon la plus heureuse mais la
plus étonnante du monde, l´influence de Kafka (mais ce pourrait être Pascal) et
celle de Pourrat (mais ce pourrait être Jean-Jacques).Enfin, tout va bien, tout
m´enchante…». Cependant, pour Ferny Besson (préface à l´édition de 1984 du
Fidèle Berger chez Gallimard), si le roman est parfaitement réussi, c´est qu´en
vérité il n´en est pas un car, en littérature, les chefs d´œuvre sont toujours
le fruit d´une merveilleuse chimie, une magie, fondée sur l´authenticité,
l´expression d´une réalité vécue, sentie pensée et revécue par un artiste vrai,
un style qui habille une sincérité totale et clairvoyante, une nécessité
d´écrire. C´est, toujours selon Ferny Besson, ce qui donne au Fidèle Berger sa
force tellement singulière de poésie, d´angoisse et d´émotion mais d´espérance
également. C´est donc la raison pour laquelle il rayonne de chaleur, de
tendresse et suscite à la fois tant d´admiration et de sympathie. Plus loin,
elle ajoute : «Le brigadier Berger, c´est Alexandre Vialatte lui-même,
dessiné en une tragique caricature. Avec ses manies, ses scrupules, sa noblesse
et ses extravagances» Pour Ferny Besson, Le Fidèle Berger nous donne la clef du
style Vialatte : «un spectacle qui toujours surprend, déconcerte, émeut et
éblouit. Amalgame parfait de bizarrerie et de lucidité. D´extrême fantaisie et
de discipline».
Dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française, Charles Dantzig
écrit sur Vialatte : «Il ne faut pas trop surcharger Vialatte de
commentaires : c´est une bulle irisée, bondissante, capricieuse. Si on la
faisait exploser, on trouverait plus d´acidité qu´il n´y semblait.
Regardons-le. Goûtons-le par lampées. Sans écouter le discours du sommelier(…)
son génie c´est la prolongation. Là où tout écrivain, ayant procédé à une
comparaison, s´arrête, Vialatte continue, et réussit à ne pas être lourd. Au
contraire même, plus il ajoute, plus il devient léger. Il a cousu les morceaux
d´une montgolfière».
Alexandre Vialatte est mort le 3 mai 1971, à l´âge de 70 ans, mais sa réputation
est croissante et l´on peut dire qu´il est devenu, en quelque sorte, ces
dernières années, un auteur-culte, non seulement grâce à l´édition de quelques
récits et romans inédits (dont, chez Arléa, La Dame de Job ou, chez Le
Dilettante, La complainte des enfants frivoles et Au coin du
désert , ce dernier sur l´Egypte, pays où Vialatte a vécu pendant deux ans
entre 1937 et 1939) mais aussi en raison de la parution de ses nombreuses
chroniques écrites pour le compte de Paris-Match, Marie-Claire, Le Spectacle du
Monde, L´Opéra et surtout le quotidien auvergnat La Montagne, rassemblées
depuis quelques années en un seul volume chez Robert Laffont.
Je ne pourrais terminer ces lignes sans vous laisser une des citations les
plus connues d´Alexandre Vialatte : «Le plus grand service que nous
rendent les grands artistes, ce n´est pas de nous donner leur vérité, mais la
nôtre».
Et c´est ainsi qu´Allah est grand...