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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mardi 29 décembre 2020

Chronique de janvier 2021.

 


Alexandre Vialatte, un écrivain «notoirement méconnu».

«Et c´est ainsi qu´Allah est grand». Non, vous n´allez pas lire une chronique sur un prêche prononcé par un iman. Cette phrase était tout bonnement la formule employée, le plus souvent à la fin de ses chroniques, par Alexandre Vialatte.

Cet auteur, de souche auvergnate, de son propre aveu «notoirement méconnu», qui a très peu publié de son vivant, est né le 22 avril 1901 à Magnac, Laval, en Haute-Vienne, où son père officier, originaire d´Ambert, était en garnison. Les changements de garnison du père ont d´ailleurs obligé la famille à déménager dans de différentes villes –Toulouse, Brive-  quoique le port d´attache fût toujours Ambert.  La famille s´y est fixée en 1915 quand le père d´Alexandre Vialatte eut démobilisé pour des raisons de santé.

Enfant rêveur et imaginatif, Alexandre Vialatte aimait le dessin, la calligraphie et la poésie, mais aussi l´exercice, les sports, la nage et l´équitation. Doué pour les mathématiques, il a d´abord pensé à une carrière militaire et a commencé de préparer une plus que probable inscription à l´École navale. En 1913, il s´est lié d´amitié avec les frères Paul et Henri Pourrat. Si l´amitié avec le premier fut interrompue par sa mort en 1923, celle qui le liait au second s´est consolidée à telle enseigne que, son aîné de 14 ans et déjà écrivain prestigieux, Henri Pourrat est devenu une référence littéraire pour le jeune Alexandre. Ces années passées en Auvergne avec des randonnées pédestres dans les monts du Livradois et du Forez, Alexandre Vialatte ne les a jamais oubliées. Elles représentaient pour lui l´importance de l´amitié et des relations humaines. Jusqu´à la mort de Henri Pourrat en 1959, ils ont tenu une abondante correspondance.

En raison d´un accident d´enfance (un œil blessé), Alexandre Vialatte fut contraint de renoncer à l´École navale. Tout de même, il a encore envisagé de suivre des études de mathématiques, ayant finalement opté pour une inscription à la Faculté des Lettres de Clermont-Ferrand. Il y a décroché un diplôme de langue allemande et en 1922 il se trouvait outre-Rhin comme traducteur civile auprès des autorités militaires. À Spire, il était chargé de traductions administratives, mais il donnait aussi des cours de français. À Mayence, où il a vécu pendant six ans, il est devenu rédacteur à la Revue Rhénane- pour laquelle il a écrit ses premières chroniques, éditées en 1985 dans le volume Bananes de Könisgberg -grâce à la recommandation de Jean Paulhan dont il avait fait la connaissance par Henri Pourrat. C´est là qu´il a fait la découverte qui l´a rendu connu en France de son vivant : l´œuvre  de Franz Kafka. Ce célèbre écrivain tchèque d´expression allemande, pratiquement inconnu de son vivant, est décédé, on le sait, en 1924 et, à en croire les chroniques, si son fidèle ami Max Brod ne lui avait pas été infidèle après sa mort, c´est- à-dire, s´il avait brûlé tous les livres de Kafka comme l´auteur le lui avait demandé, nous n´aurions jamais connu les chefs-d´oeuvre d´un des écrivains les plus importants du vingtième siècle. Or, Vialatte l´a fait connaître en France dès son retour, en 1928, surtout à travers ses traductions, d´ailleurs très décriées par la suite, Vialatte étant accusé de prendre trop de «libertés» vis-à-vis du texte original, ce qui n´entache en rien sa réputation et le mérite d´avoir rendu célèbre en France le génie tchèque. En plus, les traductions de Vialatte n´étaient sûrement pas pires que celles que, par exemple, Marguerite Yourcenar a faites de l´œuvre de Cavafis ou l´espagnol Valle-Inclán de l´œuvre du portugais Eça de Queiroz, un grand écrivain n´étant pas forcément un bon traducteur. Toujours est-il que les traductions de Vialatte des œuvres d´autres auteurs de langue allemande comme Brecht, Thomas Mann, Goethe, Nietzsche,  Hoffmannsthal. Gottfried Benn ou Franz Werfel étaient moins polémiques.

Il faut dire que Vialatte s´est singularisé aussi comme un brillant journaliste. Encore en Allemagne, il a commencé à collaborer à des publications telles Les Nouvelles Littéraires, Le Crapouillot et La Nouvelle Revue Française. En 1945, il fut correspondant de presse auprès de la 1ère armée et il a écrit des comptes rendus sur les procès des criminels de guerre de Belsen pour Les Lettres Françaises et L´Époque.

Alexandre Vialatte n´a publié, de son vivant, qu´un ouvrage sur son pays, La Basse-Auvergne (1936), un court recueil de nouvelles, Badonce et les créatures (1937)et trois romans : Battling le ténébreux (1928), le récit des amusements et des désespoirs d´un trio de lycéens vivant dans une petite ville ; Le fidèle Berger ( 1942), l´histoire d´un brigadier dans la tourmente de 1940, où passé et présent s´entrechoquent en lui, et Les Fruits du Congo (1951) où, à partir d´une affiche représentant une magnifique négresse qui porte des citrons d´or (justement, les fruits du Congo), Vialatte s´interroge sur l´adolescence et nous dépeint le quotidien d´une ville de province. La prose limpide de Vialatte oscillait entre l´ironie, un humour subtil et discret, une douce mélancolie et l´évocation nostalgique de l´enfance et de l´adolescence. Les Fruits du Congo fut finaliste du Goncourt, attribué cette année-là au roman Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq que l´auteur a refusé. Quoi qu´il en soit, que ces deux romans eussent été finalistes prouve le niveau très relevé du prix à l´époque.

Si Les Fruits du Congo est peut-être le roman le plus connu de l´auteur- bien qu´il eût été un échec commercial à l´époque -, je considère néanmoins que Le fidèle Berger est celui qui traduit le mieux la quintessence de l´art d´Alexandre Vialatte. Le brigadier Berger devient fou après avoir été fait prisonnier et astreint à de terribles marches forcées. Partiellement inspiré par un épisode de la vie de l´auteur, on a vu d´abord dans ce livre un roman de guerre. Pour Jean Paulhan, c´était «le meilleur que la guerre ait inspiré», en même temps qu´un roman psychopatologique, la tragédie d´un suicide (on se suicide beaucoup d´ailleurs dans les fictions de Vialatte). Le 10 novembre 1942-comme le rapporte Ferny Besson, écrivaine et amie d´Alexandre Vialatte -, enthousiasmé par le manuscrit que Vialatte lui avait fait parvenir, Jean Paulhan lui écrivait en guise de réponse : «Cher Alex, êtes-vous Goethe ? Je n´en sais trop rien, cela se verra plus tard mais ce que je sais bien c´est que vous avez écrit Werther. Un Werther où chaque Français se reconnaîtra. Un Werther où se marie, de la façon la plus heureuse mais la plus étonnante du monde, l´influence de Kafka (mais ce pourrait être Pascal) et celle de Pourrat (mais ce pourrait être Jean-Jacques).Enfin, tout va bien, tout m´enchante…». Cependant, pour Ferny Besson (préface à l´édition de 1984 du Fidèle Berger chez Gallimard), si le roman est parfaitement réussi, c´est qu´en vérité il n´en est pas un car, en littérature, les chefs d´œuvre sont toujours le fruit d´une merveilleuse chimie, une magie, fondée sur l´authenticité, l´expression d´une réalité vécue, sentie pensée et revécue par un artiste vrai, un style qui habille une sincérité totale et clairvoyante, une nécessité d´écrire. C´est, toujours selon Ferny Besson, ce qui donne au Fidèle Berger sa force tellement singulière de poésie, d´angoisse et d´émotion mais d´espérance également. C´est donc la raison pour laquelle il rayonne de chaleur, de tendresse et suscite à la fois tant d´admiration et de sympathie. Plus loin, elle ajoute : «Le brigadier Berger, c´est Alexandre Vialatte lui-même, dessiné en une tragique caricature. Avec ses manies, ses scrupules, sa noblesse et ses extravagances» Pour Ferny Besson, Le Fidèle Berger nous donne la clef du style Vialatte : «un spectacle qui toujours surprend, déconcerte, émeut et éblouit. Amalgame parfait de bizarrerie et de lucidité. D´extrême fantaisie et de discipline».

Dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française, Charles Dantzig écrit sur Vialatte : «Il ne faut pas trop surcharger Vialatte de commentaires : c´est une bulle irisée, bondissante, capricieuse. Si on la faisait exploser, on trouverait plus d´acidité qu´il n´y semblait. Regardons-le. Goûtons-le par lampées. Sans écouter le discours du sommelier(…) son génie c´est la prolongation. Là où tout écrivain, ayant procédé à une comparaison, s´arrête, Vialatte continue, et réussit à ne pas être lourd. Au contraire même, plus il ajoute, plus il devient léger. Il a cousu les morceaux d´une montgolfière». 

Alexandre Vialatte est mort le 3 mai 1971, à l´âge de 70 ans, mais sa réputation est croissante et l´on peut dire qu´il est devenu, en quelque sorte, ces dernières années, un auteur-culte, non seulement grâce à l´édition de quelques récits et romans inédits (dont, chez Arléa, La Dame de Job ou, chez Le Dilettante, La complainte des enfants frivoles et Au coin du désert , ce dernier sur l´Egypte, pays où Vialatte a vécu pendant deux ans entre 1937 et 1939) mais aussi en raison de la parution de ses nombreuses chroniques écrites pour le compte de Paris-Match, Marie-Claire, Le Spectacle du Monde, L´Opéra et surtout le quotidien auvergnat La Montagne, rassemblées depuis quelques années en un seul volume chez Robert Laffont.

Je ne pourrais terminer ces lignes sans vous laisser une des citations les plus connues d´Alexandre Vialatte : «Le plus grand service que nous rendent les grands artistes, ce n´est pas de nous donner leur vérité, mais la nôtre».

Et c´est ainsi qu´Allah est grand...

lundi 14 décembre 2020

John le Carré (1931-2020).

 


John le Carré
, pseudonyme  de  David John Moore Cornwell,  romancier  britannique né le

Durant les années 1950 et 1960, il a travaillé pour le MI5 et le MI6 et a commencé à écrire des romans. Son troisième roman, L´espion qui venait du froid (1963), est devenu un best-seller international et demeure l'une de ses œuvres les plus connues. Il fut l´auteur de plus d´une vingtaine de livres traduits dans le monde entier et dont certains ont été adaptés au cinéma et à la télévision.

 

mardi 8 décembre 2020

Centenaire de la naissance de Clarice Lispector.

 

Clarice Lispector fut un des plus grands écrivains brésiliens et de langue portugaise du vingtième siècle. Elle est née le . Épouse de diplomate, mystique, elle est reconnue internationalement pour ses romans novateurs, mais elle était  aussi une grande nouvelliste, conteuse et une journaliste de renom, ayant assuré une chronique nationale de façon régulière. Son œuvre est traduite en plusieurs langues dont le français.

Ce jeudi, on signale donc le centenaire de sa naissance.

mardi 1 décembre 2020

La mort d´Eduardo Lourenço.




Le Portugal vient de perdre son plus grand penseur avec le décès aujourd´hui même à Lisbonne, à l´âge de 97 ans, d´Eduardo Lourenço.

Né le 23 mai 1923 à São Pedro de Rio Seco, commune d´Almeida, près de Guarda au centre du Portugal, Eduardo Lourenço fut un remarquable essayiste, philosophe et professeur universitaire. Francophone et francophile, il a enseigné à Bordeaux et à Nice et a vécu à Vence pendant plusieurs décennies. Lié à la Fondation Calouste Gulbenkian, il s´est vu décerner en 1988 le prix européen de l´essai Charles Veillon. Au Portugal, il a reçu les prix Camões et Pessoa.

Parmi ses oeuvres, on se permet de citer:   

  • L'Europe introuvable : jalons pour une mythologie européenne (1991).
  • Montaigne ou la Vie écrite (1992) ;
  • Fernando Pessoa, roi de notre Bavière (1993) ;
  • L'Europe désenchantée : pour une mythologie européenne (1994) ;
  • Camões 1525-1580 (1994) ;
  • La splendeur du chaos (1998) ;
  • Mythologie de la saudade, Essais sur la mélancolie portugaise (2000).
  • Le labyrinthe de la Saudade : psychanalyse mythique du destin portugais (2004).

En français, il a été surtout publié chez Chandeigne, Metailié et Gallimard. 


lundi 30 novembre 2020

Le Goncourt 2020 pour Hervé Le Tellier.

L´annonce  a été reportée à cause du confinement, mais aujourd´hui le lauréat du prix Goncourt 2020 a finalement  été rendu public: c´est Hervé Le Tellier pour son roman Anomalie, publié aux éditions Gallimard.

On signale aussi l´attribution du prix Renaudot à Marie-Hélène Lafon pour le roman Histoire du fils chez Buchet-Chastel.

 



dimanche 29 novembre 2020

Chronique de décembre 2020.

 

  Le torrent langagier de Boris Jitkov.

 La mémoire de la littérature se construit d´ordinaire grâce à de petits héros parfois anonymes, des gens qui in extremis sauvent du pilori et donc de l´oubli de petits chefs d´œuvre. En 1941, en Union Soviétique, un roman publié presque trois ans après la mort de l´auteur (le 19 octobre 1938, victime d´un cancer du poumon) et au tirage limité-autour de dix mille exemplaires - fut envoyé au pilori par la censure stalinienne. Quoiqu´il eût été applaudi par certaines voix avisées dont celle de Boris Pasternak qui l´a considéré comme «le meilleur sur la Révolution de 1905», le roman ne s´inscrivait nullement dans la logique du réalisme socialiste qui faisait figure de catéchisme littéraire. En effet, en 1934, le congrès de l´Union des écrivains soviétiques, suivant l´injonction de Staline, s´est mis illico à l´heure du nouveau credo des lettres selon lequel une œuvre se doit d´être de propagande et donc de chanter les louanges du nouveau réalisme socialiste. Nombre d´écrivains dont l´œuvre ne se pliait pas aux préceptes de cette nouvelle vulgate ont été persécutés. D´autres ont vu le fruit de leur inspiration être mutilé, caviardé, défiguré. D´aucuns ont payé très cher leur hardiesse, parfois au prix de leur vie comme Isaac Babel ou Ossip Mandelstam. En exil à Paris, Marina Tsetaïeva, écrivait déjà en 1932 : "Ce qui est contemporain n'est pas ce qui crie le plus, mais parfois même ce qui se tait le plus.".  Or, force passages du roman évoqué plus haut ne pouvaient que déplaire, notamment celui où le personnage Sandra Tiktine qui, sceptique devant la révolution en marche –la révolution avortée de 1905 et non pas celle, triomphante de 1917 - affirme : « Pourquoi forcément les ouvriers ? Pourquoi pas tous les hommes ? Pourquoi les ouvriers sont-ils le sel de la terre ? Ils sont ouvriers parce qu'ils... ne peuvent pas faire autre chose, sinon ils seraient procureurs.». Le livre est donc jugé «inconvenant» et «inutile» par le très servile secrétaire-général de l´Union des écrivains Alexandre Fadaïev. Il pointe ce qui dans l´œuvre s´écarte du réalisme socialiste : le choix d´un antihéros «carriériste stupide, âme servile, pitoyable, horrible» alors que la littérature soviétique ne prise pas les héros négatifs, ou la description des autorités de police, de l´Okhrana (police politique du tsar) et de la délation (à cause sûrement de la parenté avec les méthodes de torture et de chantage appliquées sous Staline). L´argument le plus important est toutefois idéologique : «L´auteur n´affiche pas de position claire vis-à-vis des partis prérévolutionnaires clandestins. Il ne comprend pas les sociaux-démocratiques. Il idéalise les socialistes révolutionnaires et les anarchistes». Donc, le problème avec cet écrivain était sa trahison du marxisme –léninisme». La postérité a pourtant donné raison au romancier, aujourd´hui tous les historiens s´accordant à reconnaître que les bolcheviks n´ont point été les artisans de la révolution de 1905…        

  Le roman s´intitulait Viktor Vavitch et l´auteur répondait au nom de Boris Jitkov. Heureusement, un imprimeur éclairé, s´étant aperçu de la qualité de l´ouvrage, en a gardé quelques exemplaires pour qu´il ne disparaisse pas définitivement, comme le rapporte Lydia Tchoukosvkaïa dans ses Mémoires (un autre exemplaire a échoué, malgré tout, à la Bibliothèque Lénine). Il a fallu attendre l´année 1999 pour qu´une nouvelle édition vît le jour. En ce moment-là, ce chef- d´œuvre fut parfois rapproché d´un autre du même acabit que la censure soviétique a aussi voulu mettre sous le boisseau : Vie et Destin de Vassili Grossman. En France, Viktor Vavitch est paru en 2008 aux éditions Calmann-Lévy (repris en 2012 par la collection Le Livre de Poche), agrémenté d´une excellente préface des deux traducteurs, Anne Coldefy-Faucard et Jacques Catteau, intitulée «Le roman condamné».   

Boris Stepanovitch Jitkov est né le 30 août 1882 (le 11 septembre, selon le calendrier grégorien), à Novgorod, au sein d´une famille de l´intelligentsia juive. Son père enseignait les mathématiques et sa mère était musicienne. Lui, à son tour, a étudié les mathématiques, comme son père, mais aussi la chimie et la construction navale. Il a voyagé et parcouru le monde en bateau. En 1905, il a fabriqué des bombes pour un groupe de défense contre les pogroms. Enfin, après la révolution d´Octobre, il s´est tourné vers l´enseignement de la chimie et du dessin industriel dans des universités ouvrières.

Ce n´est qu´à l´âge de 40 ans que Boris Jitkov est véritablement devenu écrivain sous l´impulsion de son ami d´enfance Korneï Tchoukovski qui écrira dans son Journal que l´ascension de Jitkov avait été vertigineuse. Au début, il a surtout publié des contes, des récits de voyage et des romans pour la jeunesse qui ont connu un immense succès et qui sont aujourd´hui considérés comme des classiques du genre (en français, on peut lire Les Marins fantômes dans la collection Gallimard Jeunesse) avant de se consacrer à celui qui deviendrait son magnum opus : Viktor Vavitch.

 Le régime soviétique avait beau clamer sa nature révolutionnaire, il n´en était pas moins méfiant devant des ouvrages modernes qui faisaient éclater les frontières entre les genres et qui ouvraient de nouveaux chemins à la littérature. Au bout du compte, le réalisme socialiste, outre la fidélité à la pureté de l´idéal communiste, était plutôt conformiste et traditionnel dans le langage. Or, on peut tenir Viktor Vavitch pour un roman révolutionnaire, un roman-fresque servi par une écriture qui place la langue et la poésie au –dessus de tout. Comme l´affirment les traducteurs Anne Coldefy-Faucard et Jacques Catteau, un tourbillon de couleurs, de sons, de mouvements, d´odeurs emporte le lecteur du roman et l´abandonne, pantelant, à la dernière page. On y trouve une foule de personnages dont les destins, pleins de promesses, avorteront pour la plupart, à l´instar, d´ailleurs, de la révolution manquée. C´est en quelque sorte un roman kaléidoscopique en cent-cinquante cinq chapitres, relativement brefs, variant constamment de points de vue.

Le roman s´ouvre dans une atmosphère d´énorme effervescence où l´on voit défiler des étudiants en colère attirés par le terrorisme, des ouvriers séduits par le marxisme et la lutte révolutionnaire, des libéraux contestataires qui ne rêvent que de réformer la Russie, et des autorités sur la défensive. Les événements se succèdent à un rythme effréné à coups d´émeutes, complots, barricades, pogroms. L'action tourne autour de deux familles, les Vavitch et les Tiktine, et de ceux qui leur sont liés par l'amitié, le voisinage, la camaraderie d'université, les amours qui transgressent les classes. Viktor Vavitch, le héros du roman, est un carriériste cynique qui intègre la police en rêvant d'une carrière de militaire. Policier sadique, il fait tout pour assouvir sa soif de pouvoir et devient l'amant de la femme de son supérieur. Viktor Vavitch manifeste un antisémitisme virulent, sombre dans la solitude alors qu'il est tiraillé par un conflit moral. Il finit par mourir assassiné. Les morts d´ailleurs abondent aussi bien que les blessés de l´âme et du corps. La contre-révolution et la répression l´emportent sur le rêve et l´optimisme quoiqu´une toute petite lueur d´espoir surgisse à la toute dernière phrase. La fin du roman nous apparaît donc sous des couleurs plutôt sombres. Néanmoins, est-ce vraiment une fin ? Les traducteurs s´interrogent : «Mais s´agit-il bien d´une fin ? Et Viktor Vavitch est-il vraiment un roman ? Sans doute, si l´on entend par «roman» le déroulement d´un destin individuel : le nom d´un des héros –que l´on suit de la jeunesse à la mort – donne son titre à l´œuvre et ce personnage est entouré de toute une galerie de figures féminines et masculines, sur le modèle des grands romans du XIXème siècle. Toutefois la psychologie des personnages n´est manifestement pas ce qui retient Boris Jitkov, et les destins esquissés sont presque tous avortés. Car nous ne sommes plus au XIX siècle, mais des années plus tard, dans une Union soviétique qui ne ressemble plus guère à la Russie». En effet, toujours selon Anne Coldefy-Faucard et Jacques Catteau, la technique de Boris Jitkov est très moderne et ressemble à une chronique filmée. Le roman reprend tous les procédés du cinéma. Des cadres, des séquences, une «caméra-œil» qui enregistre jusqu´au moindre détail sans faire de sélection ni établir de hiérarchie. Il revient au lecteur de compléter et d´expliciter les pensées des personnages et de l´auteur, celui-ci ne s´en tenant qu´à l´allusion ou à la suggestion. D autre part, la relation particulière que l´écriture de l´auteur entretient avec le temps a poussé les traducteurs à écrire la version française du livre au présent alors que l´original russe est au passé : «Ce choix, qui s´est fait presque sans hésitation, tient à la double et paradoxale fonction de présent français : il dynamise l´action et le récit, tout en fixant chaque instant dans une éternité plus définitive encore que celle d´un cliché cinématographique. Toujours comme dans un film –comme dans la vie -, le rythme change constamment dans Viktor Vavitch : brusques accélérations, séquences qui s´étirent en longueur, ruptures, gros plans si insistants que l´image devient floue ; l´objet filmé perd ses proportions naturelles, devient difforme, grotesque : ainsi un visage se transforme-t-il en trogne braillarde».

 Ce magnifique roman de Boris Jitkov raconte l´impuissance des hommes devant les totalitarismes, quels qu´ils soient, car si le sujet de Viktor Vavitch est la révolution de 1905, l ´auteur n´en dépeint pas moins – d´une façon métaphorique – les affres de la période stalinienne qu´il a encore vécue. 

 

Boris Jitkov, Viktor Vavitch, traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard et Jacques Catteau, éditions Calmann-Lévy, Paris, 2008 (repris dans la collection Le Livre de Poche en 2012).

lundi 23 novembre 2020

Centenaire de la naissance de Paul Celan.

 

Paul Celan, à l'origine Paul Pessach Antel (en allemand) ou Ancel (en roumain), né le 23 novembre à Cernauti (à l'époque en Roumanie, aujourd´hui Tchernivitsi en Ukraine) et mort le 20 avril 1970 á Paris, était un poète et traducteur roumain de langue allemande, naturalisé français en 1955. Son nom d'écrivain est l'anagramme de son patronyme roumain. Auteur d'une œuvre absolument novatrice, il est souvent considéré comme le plus grand poète de langue allemande de l´après-guerre.Dans la nuit du 19 au , Paul Celan s´est jeté dans la Seine, probablement du pont Mirabeau. On n´a trouvé son corps que le 1er mai suivant, dix kilomètres en aval, à Courbevoie.


jeudi 29 octobre 2020

Chronique de novembre 2020.

 



L´harmonie chinoise d´après Dai Sijie.

Dans un essai publié cette année, intitulé Rouge Vif, l´idéal communiste chinois –récompensé par le Prix du Livre de Géopolitique 2020-, Alice Ekman, une des meilleures sinologues européennes, affirme que, malgré l´ouverture économique de 1978 et les mesures d´internationalisation des entreprises d´État, la Chine demeure fidèle à ses racines rouges, contrairement à une idée qui circule depuis des années selon laquelle «l´empire du milieu» ne serait plus un pays communiste. Or, d´après Alice Ekman, l´idéal communiste- qui, à la sauce moderne, s´est converti au marché, tant et si bien que d´aucuns en Chine qualifient le régime comme «une économie socialiste de marché»- fut renforcé par l´arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013. Le Parti s´infiltre au quotidien dans toutes les strates de la société : politique, économique, culturelle, artistique, éducative, sociale ou religieuse. La Chine, en dépit du bâillon imposé aux intellectuels, de l´absence de liberté ou de la répression de la minorité ouïgoure, fascine pas  mal de monde dans une planète de plus en plus déboussolée.

Puisque la Chine, malgré l´ouverture économique, est toujours une dictature, il n´y a pas bien entendu de travail de mémoire par rapport aux périodes historiques les plus sombres du vingtième siècle, notamment la Révolution Culturelle (1966-1976) du temps de Mao Tsé –Toung qui a semé la terreur dans tout le pays. Les victimes se sont comptées par millions et néanmoins nombre d´intellectuels occidentaux –dont certains étaient orphelins du stalinisme et avides d´une nouvelle utopie révolutionnaire -ne juraient que par un régime qui voulait faire table rase du passé –comme un peu plus tard, et d´une façon encore plus violente et génocidaire, Pol Pot et les khmers rouges au Cambodge –en prétendant donner le pouvoir au peuple et à la jeunesse et éliminer les vices bourgeois. Ce fut une période d´une cruauté et d´une humanité inouïes. Répondant à l´appel du président Mao, des groupes de jeunes fanatisés se sont formés dans les lycées pour donner ainsi naissance aux Gardes Rouges. L´un des faits les plus scandaleusement et tristement ironiques c´est que les intellectuels occidentaux maoïstes se pâmaient devant un régime qui a infligé d´insoutenables humiliations à des millions de Chinois y compris des intellectuels.

La Révolutionnaire Culturelle est d´une façon ou d´une autre au cœur de l´œuvre du cinéaste et écrivain Dai Sijie. Né le 2 mars 1954 à Putian dans la province côtière du Fujian, au sud-est de la Chine, Dai Sijie a vécu de près la terreur maoïste. Ses parents, considérés par le régime comme des médecins «bourgeois», ont été mis en prison pendant la Révolution Culturelle. En 1971, à l´âge de 17 ans, Dai Sijie fut envoyé dans un camp de rééducation dans un village des montagnes de la province de Sichuan, ceci dans le cadre du mouvement d´envoi de jeunes à la campagne, une politique menée par Mao dès 1968. Pourtant, en 1974, il fut autorisé à rentrer chez lui. Employé un temps dans un lycée de province, il s´est inscrit à l´Université de Pékin en 1976, après la mort de Mao, pour y suivre des cours d´histoire de l´art chinois. À la fin de ses études, il a alors reçu sur concours une bourse pour partir à l´étranger. S´il a d´abord envisagé la possibilité d´étudier l´histoire de la peinture au Japon, il a fini par s´installer en France en 1984 où il a fait des études de cinéma à l´Institut de hautes études cinématographiques. Il a à ce jour une demi-douzaine de films à son actif et autant de fictions, écrites directement en français et couronnées de quelques prestigieux prix littéraires, notamment Le Complexe de Di qui a reçu le prix Femina en 2003.

Son premier succès - qui a défrayé la chronique en 2000 et que l´auteur a lui –même adapté au cinéma en 2002- fut Balzac et la petite tailleuse chinoise qui intègre aujourd´hui les lectures du programme du BAC français. Ce roman est en partie inspiré par l´expérience de l´auteur lui-même pendant la Révolution Culturelle chinoise. Ce roman raconte l´histoire de deux lycéens citadins, le narrateur et son ami Luo, qui sont exilés dans un village de montagne pour y être «rééduqués». Les deux adolescents mènent une vie dure mais s'évadent dans la lecture de livres interdits : ces romans leur ouvrent la porte de la fille d'un tailleur, et d'un univers jusqu'alors insoupçonné. À la fin de l'histoire, la petite tailleuse s'en va : les livres l'ont changée et l'ont rendue désireuse de partir en ville, au regret du narrateur et de son ami Luo. La petite tailleuse a d'ailleurs parfaitement assimilé le message : "Balzac [m'a] fait comprendre une chose : la beauté de la femme est un trésor qui n'a pas de prix.".

Lors de cette dernière rentrée littéraire, on signale la parution d´un nouveau roman de Dai Sijie, Les Caves du Potala, chez Gallimard comme la plupart de ses livres précédents (il en a publié deux chez Flammarion), et la reparution –cette fois-ci en poche (collection Folio) - du roman de 2019 L´Évangile selon Yong Sheng.

L´intrigue du nouveau roman se déroule en 1968. Au palais du Potala au Tibet, l´ancienne demeure du dalaï –lama est occupée par une petite troupe de très jeunes gardes rouges fanatisés, étudiants à l´école des beaux-arts, menés par un garçon particulièrement cruel, le «Loup».  Ces jeunes adorateurs de Mao veulent détruire à tout-va ce qui d´après leurs esprits pervers et abominables déroge aux canons révolutionnaires et à la soi-disant pureté de l´idéal communiste. Les hautes œuvres d´art bouddhiques doivent être profanées. Ceux qui sont tenus pour des bourgeois ou des contre-révolutionnaires doivent avouer leurs crimes sous la torture. Aussi dans Les Caves du Potala, Bstan Pa, ancien peintre du dalaï-lama, est-il retenu prisonnier dans les anciennes écuries du palais. Pendant cette réclusion forcée, il se remémore une existence dédiée à la peinture sacrée, son apprentissage auprès de son maître, les échelons gravis grâce à son talent jusqu´à approcher les plus hautes autorités religieuses et participer à la recherche du nouveau tulkou, l´enfant appelé à succéder au défunt dalaï-lama. Bstan Pa vit dans un univers d´harmonie et de méditation, un univers ignoré par ceux qui, nourris à la haine et aux dogmes révolutionnaires, ne peuvent nullement comprendre que la vie ne se résume pas à la violence d´un idéal qui veut tout emporter sur son passage et que, non, tout n´est pas au service de la révolution, surtout quand on veut faire table rase du passé.

Néanmoins, la violence qui imprégnait l´esprit de ces jeunes traduisait de façon peut-être – ou peut-être pas –contradictoire un sentiment qui ne va pas sans rappeler une certaine ferveur religieuse, d´aucuns ne prétendent-il pas que le communisme, porté à un certain degré d´incandescence, ressemble au fanatisme des dogmes religieux?

Obsédés par leur ferveur sanguinaire, les jeunes gardes rouges, pourtant étudiants à l´école des beaux-arts, étaient insensibles à la beauté de l´art, surtout celui des tankas. Les tankas sont des rouleaux de peinture sur toile, originaire de l´Inde et caractéristiques de la culture bouddhique tibétaine. De toutes tailles (du tanka portatif aux gigantesques tankas de plusieurs dizaines de mètres de haut, qu´on déroule à flanc de colline lors de certaines cérémonies), ils représentent des diagrammes mystiques (mandalas), des roues de l´existence karmique, des divinités du panthéon tibétain, des portraits de grands maîtres…Ils servent le plus souvent de support à la méditation (tiré des notes se trouvant à la fin du roman).  À un moment donné, le redoutable «Loup» demande au peintre Bstan Pa de mettre le feu à un tanka qu´il avait peint lui-même. Puisqu´il n´est pas capable de faire l´autodafé de son œuvre, on l´agresse jusqu´à l´évanouissement, on l´humilie en lui pissant dessus. D´abord, c´est le Loup qui le fait, puis les autres lui emboîtent le pas : «Un groupe de gardes rouges, avides d´imiter leur mentor, urina collectivement sur Bstan Pa, toujours inconscient. Maniant leur sexe comme on le fait d´une mitrailleuse, ils criblaient de pisse un ennemi tombé à terre. Leurs jets crépitaient sur sa peau comme des balles. Quand ils eurent vidé leur vessie, un autre groupe pris le relais, puis un autre sans répit». Le Loup finit par brûler le tanka, mais un rouleau de papier échappe au feu et quand on le déroule, on découvre avec stupeur l´image resplendissante de la peau fraîche d´une femme aux seins nus : «Personne ne pensait plus à entonner des chants révolutionnaires ou à brailler des slogans. Figés, presque ensorcelés, gardes rouges et lycéens semblaient ne pas pouvoir détacher les yeux des seins nus qui s´offraient à eux. Les cous étaient rendus, les bouches béantes, les respirations haletantes. Sous les vestes militaires ou les costumes Mao, les poitrines se soulevaient et s´abaissaient à un rythme précipité, et les pantalons boursouflaient à l´entrejambe». Le «Loup» a promené une lentille grossissante sur le rouleau, ébloui lui aussi par les seins nus de la femme. Entre-temps, le briquet passait de mains en mains, mais soit la pierre était usée, soit il n´y avait plus d´essence, toutes les tentatives de brûler le rouleau ont été vaines et jamais ils n´ont pu ranimer la flamme…

Jusqu´à la fin du roman le tourment de Bstan Pa ne s´estompe pas, mais en lisant cette fiction on ne peut qu´être séduit par le raffinement du style et la sensualité dont l´auteur évoque l´art tibétain.

Comme je l´ai écrit plus haut,  L´Évangile de Yong Sheng est maintenant disponible en édition de poche. C´est le roman précédent de Dai Sijie. Il s´inspire de la vie de son grand-père et il retrace le parcours de Yong Sheng, fils d´un menuisier-charpentier réputé pour ses sifflets qui, une fois accrochés aux plumes des colombes, produisent de merveilleuses mélodies. Le métier de charpentier se transmet de père en fils et c´est ce qui devrait normalement se produire encore une fois. Pourtant, placé en pension chez un pasteur américain, Yong Sheng assimile les enseignements de sa fille Mary, institutrice de l´école chrétienne qui aura une énorme influence sur le jeune chinois qui cultive sa vocation et devient le premier pasteur chinois de la ville. Yong Sheng suivra des études de théologie à Nankin. Il revient un temps près de Putian, dans la côte méridionale, d´où il est issu, mais, avec l´avènement de la république populaire en 1949, tout va basculer. La seule bonté de Yong Sheng n´est pas suffisante, bien entendu, pour vaincre la cruauté du nouveau régime.

Si Dai Sijie est cinéaste et romancier, la poésie et l´art (la peinture en particulier) jouent aussi un rôle important dans son œuvre. Dans un texte publié en 2009 dans Trans, revue générale de littérature comparée, Sophie Croiset écrivait ce qui suit : «La spécificité de l’écriture de Dai Sijie repose sur le caractère poétique et complexe des passages descriptifs, qui sont autant de tableaux bigarrés conçus sur un mode impressionniste. La poésie ainsi mise en place par l’auteur se déploie à travers l’utilisation de métaphores, personnifications, de jeux sur les couleurs et les sonorités, qui, par leur présence au fil des pages, confèrent aux romans – dont le thème peut être rude – un visage délicat et harmonieux».

Ce qui nous rassure en lisant les romans de Dai Sijie, c´est que, malgré la violence qui y est décrite, on garde l´impression que la littérature nous donne toujours des raisons de croire en un avenir et un monde meilleurs.

 

Dai Sijie, Les Caves du Potala, collection Blanche, éditions Gallimard, Paris, septembre 2020.

Dai Sijie, L´Évangile selon Yong Sheng, collection Folio, éditions Gallimard, Paris, septembre 2020.

 

Article pour le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur l´édition Lisbonne du Petit Journal mon article sur le  livre La seconde mort de Lazare de François Debluë, aux éditions L´Âge d´Homme:



https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/litterature-la-seconde-mort-de-lazare-de-francois-deblue-291138



jeudi 8 octobre 2020

Le Nobel 2020 pour Louise Glück.

 


Le prix Nobel de Littérature a été attribué aujourd´hui à la poétesse américaine Louise Glück. Née le 22 avril 1943 à New York, d´une famille juive hongroise, elle se revendique clairement des poètes objectivistes. Elle a remporté le prix Pulitzer de Poésie en 1993 pour son recueil Wild Iris et d´autres prestigieux prix littéraires américains.

L´Académie Nobel l´a recompensée «pour sa voix poétique caractéristique qui avec sa beauté austère rend l´existence individuelle universelle».


 


mercredi 7 octobre 2020

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur l´édition Lisbonne du Petit Journal mon article sur le  livre Eliete ou la vie normale de Dulce Maria Cardoso aux éditions Chandeigne:

https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/litterature-portugaise-eliete-ou-la-vie-normale-289582

mardi 29 septembre 2020

Chronique d´octobre 2020.

 


L´art subtil de Bruno Schulz.

Dans une édition, datant de 2004, des œuvres de Bruno Schulz, publiée par Denoël, le préfacier Serge Fauchereau nous rappelait que dans les toutes premières années du vingtième siècle l´Europe germano-slave avait connu une floraison romanesque sans précédent, d´une grande richesse et d´une diversité sans égale. Le point commun entre tous les écrivains, toujours selon les justes paroles de Serge Fauchereau, c´est leur arrière-plan, les empires d´Europe centrale de la Belle Époque et leur lente décadence : «c´est la «Kacanie» où vit l´homme sans qualités de l´Autrichien Robert Musil, un pays de «somnambules» pour son compatriote Hermann Broch, une «Kanakie» pour leur contemporain tchèque Ladislav Klima».

Au début du vingtième siècle, les pays d´Europe centrale sont rassemblés en deux empires qui confinent à l´empire russe. Au nord-ouest, l´Allemagne des Hohenzollern, sous l´empereur Guillaume II, et au sud-est, l´Autriche –Hongrie des Habsbourg, sous un autre empereur, François-Joseph. C´est ce qu´on appelle la Mitteleuropa, si chère au grand écrivain italien Claudio Magris, né à Trieste, une des villes les plus emblématiques de cet espace géographique, aujourd´hui italienne. Si la langue officielle y était naturellement l´allemand, d´autres langues couraient dans les rues, selon les régions de ce vaste empire.

C´est sur la marge orientale de l´empire des Habsbourg, dans la petite ville de Drohobycz où se côtoient des Polonais catholiques, des Ukrainiens orthodoxes, un petit nombre de fonctionnaires germaniques luthériens ou catholiques et une très importante communauté juive à laquelle appartient sa famille qu´est né, en 1892, Bruno Schulz, que l´on peut considérer comme un des écrivains les plus novateurs des lettres polonaises du vingtième siècle. 

Bruno Schulz a toujours mené une vie assez modeste de professeur de dessin (il fut également un remarquable dessinateur graphique) et son premier livre Les boutiques de cannelle, prêt dès 1931, n´a trouvé d´éditeur qu´en 1933 grâce aux beaux soins de Zofia Nalkowska, un écrivain à la mode dans les années trente. Le livre a été salué par des noms importants de la gent littéraire polonaise ce qui lui a permis d´entamer une correspondance régulière avec des critiques et des écrivains comme Gombrowicz dont il est devenu l´ami. Dans ses Souvenirs de Pologne, Gombrowicz évoque leur amitié et la personnalité de Bruno Schulz, un artiste à la plume créatrice et immaculée, qu´il tenait pour le plus européen et le plus digne de siéger dans le cercle de la plus haute aristocratie intellectuelle : «Chose étrange- il m´est impossible de me rappeler comment j´ai fait la connaissance de Bruno Schulz (…) Je garde en revanche une image très précise de lui, tel que je le vis pour la première fois : un tout petit bonhomme. Tout petit et apeuré, parlant très bas, effacé, tranquille et doux, mais avec de la cruauté, de la sévérité cachée au fond de ses yeux presque enfantins (...) Cependant, cette sévérité presque douloureuse dont on ressentait la présence non pas tant en lui qu´autour de lui –comme si elle guettait dans un coin -, me contraignait à prendre très au sérieux son opinion sur mon écriture. Et je pus bientôt me convaincre que ce n´étaient pas des lieux communs –personne ne m´a témoigné autant d´amitié généreuse et ne m´a soutenu avec autant de ferveur».

L´œuvre de Schulz est composée de deux recueils de nouvelles (outre Les boutiques de cannelle, Le sanatorium au croque-mort), de nombreux essais critiques et d´une abondante correspondance.

Les nouvelles de Schulz sont imprégnées d´une atmosphère rare où la transfiguration du réel-une caractéristique qui le rapproche un peu de Felisberto Hernández, de Max Blecher, voire du poète portugais Cesário Verde-, teintée parfois d´un subtil érotisme et d´une douce étrangeté, se mêle à une puissante évocation de l´enfance. Dans la préface citée plus haut, Serge Fauchereau rappelle, d´ailleurs, des propos que l´auteur a tenus, un jour, à un critique littéraire, concernant l´importance de l´enfance : « Il me semble que le type d´art qui me tient à cœur est justement une régression, une espèce de retour à l´enfance (...). Mon idéal est d´être assez mûr pour retrouver l´enfance. C´est en cela qu´à mon avis consiste la vraie maturité».

Pour en revenir à Gombrowicz, celui-ci tout en admirant l´œuvre de Schulz-«aux phrases lourdes et somptueuses, se déployant lentement comme la queue éblouissante d´un paon, un inépuisable créateur de métaphores, un poète extrêmement sensible à la forme, à la nuance, déroulant comme un chant sa prose ironiquement baroque»-y dénichait quand même deux défauts. D´abord, le fait qu´il fût  trop poète et uniquement poète (en écrivant ces lignes, il nous vient à l´esprit l´essai de Gombrowicz Contre les poètes), à telle enseigne que sa prose donnait l´impression d´une erreur d´aiguillage. Puis, que, mis à part son talent pour les métaphores, il était impuissant, à l´instar de tous les autres poètes polonais : «il était incapable de venir à bout du monde, de l´assimiler, il s´était façonné une forme, abyssale mais assez étroite, et il ne savait pas écrire autrement ni sortir de sa problématique assez limitée». Gombrowicz ajoutait que Schulz suivait les traces de Kafka et que, malgré son inventivité, son univers avait été fécondé également par la vision de son aîné. Aussi pensait-il que l´œuvre de Schulz aurait du mal à s´imposer, bien qu´elle fût admirée par plus d´un lecteur éminent en France et en Angleterre. Il est vrai que Gombrowicz, aussi génial fût-il, avait une vision très particulière de la littérature …Prenons, à titre d´exemple, le rapprochement que fait Gombrowicz entre Bruno Schulz et Franz Kafka. En quoi Gombrowicz s´appuyait-il pour dresser une comparaison entre les deux, en dépit de l´admiration que Schulz vouait à son aîné ? Le traducteur et essayiste belge Alain von Crugten, dans son essai «Pourquoi retraduire Bruno Schulz» où il met en exergue les difficultés de traduire l´auteur polonais et le besoin impérieux de le retraduire, rappelle les différences entre Schulz et Kafka : «Bruno Schulz est l’un de ces écrivains dont l’originalité rend impossible toute classification dans un genre ou un style donnés, c’est pourquoi les critiques se sont successivement ou simultanément efforcés de l’assimiler à l’expressionnisme ou au surréalisme, en soulignant les points communs avec Kafka et avec la psychanalyse. On a évidemment comparé Schulz à Kafka (qu’il admirait) en raison des origines juives, de certaines ressemblances dans la situation familiale (le rapport au père), de l’influence supposée ou, en tout cas, indirecte de la tradition religieuse juive, etc. Cependant, s’il est un écrivain éloigné du style concis et objectif de Kafka, c’est bien Schulz, à l’écriture tellement foisonnante qu’elle déborde parfois le lecteur».

Néanmoins, il est une caractéristique des écrits de Bruno Schulz qui n´a pas échappé à  Gombrowicz- qui en fait mention dans son Journal - mais à laquelle n´ont pas été particulièrement sensibles nombre de critiques français de l´œuvre schulzienne alors que les exégètes polonais s´y sont penchés : l´ironie. Dans son essai «Témoignage ambigu de la modernité : Bruno Schulz  et ses stratégies autoironiques», Marek Tomaszewski, de l´Université Charles de Gaulle Lille-III, réfléchit sur cette caractéristique très particulière de l´œuvre de l´écrivain polonais. Marek Tomaszewski nous rappelle que dans une lettre adressée à Stanislaw Witkiewicz, écrivain connu justement pour l´ironie de ses écrits et auteur du magnifique roman L´inassouvissement,  Bruno Schulz insistait sur son penchant vers le persiflage, la bouffonnerie et l´auto-ironie, caractéristiques qu´il croyait partager avec son confrère. Or, chez Schulz, ce terme ne surgit pas de façon autonome, mais plutôt comme synonyme d´autres catégories esthétiques, comme le signalent les auteurs du Dictionnaire Schulzien, publié en 2006 en Pologne et organisé par Włodzimierz Bolecki, Jerzy Jarzębski, Stanisław Rosiek. D´après ces auteurs, cités par Marek Tomaszewski, le mot ironie dans le vocabulaire de Schulz se rapproche sur le plan sémantique de notions telles que l´illusion, l´apparence trompeuse, la comédie, l´auto parodie ou  la mystification. Toujours selon Marek Tomaszewski, chez Schulz, «l’ironie lance ponctuellement ses feux d’artifice dans la direction du lecteur sans qu’elle mette en mouvement une quelconque rhétorique. Notons que l’ironie schulzienne n’est point l’instrument de la malice et encore moins celui de l’arrogance (satirique ou pamphlétaire). Elle ne met pas non plus à son actif sarcasme ni cynisme. La tournure auto-ironique est surtout celle qui permet à l’auteur de s’interroger au plus profond de son être». Plus loin, il écrit : «Pour Schulz, l’ironie s’éloigne d’un simple détour rhétorique pour devenir un mode de conscience, une réponse donnée au monde sans unité et cohésion, ce monde qui consigne à tout bout de champ la défaite de l’Esprit face à la matière effrénée et polymorphe». Quant à la question abondamment discutée de la dimension mythique de la réalité, Marek Tomaszewski relève : «Si Schulz met ironiquement à l’épreuve la dimension mythique de la réalité, c’est surtout pour établir avec le lecteur un pacte d’ambiguïté qui consiste à conférer à son texte une valeur polysémique. Dans son univers romanesque, rien n’est définitif, nous pourrions même dire que tout y est équivoque. Mauvais élève de la stabilité, il s’arrange pour que ces récits suscitent de multiples interprétations sans en privilégier aucune. Notons que sa préférence pour la camelote et la pacotille est, elle aussi, emblématique de la modernité ironique, car elle renverse les habitudes du regard, du goût et des catégories esthétiques en vigueur. Les métamorphoses du père transformé en cafard, en scorpion, en écrevisse ou en mouche relèvent toujours du même concept artistique, celui de marquer une rupture avec la perception logique des événements. Les oiseaux génétiquement modifiés dégénèrent en fantastique, le gros chien-loup du sanatorium exhibe sa face humaine. Le personnage schulzien, tel Protée ne cesse de se métamorphoser pour se refuser à répondre de sa véritable consistance».  

Bruno Schulz, ce créateur secret à l´art d´un raffinement et d´une subtilité comme on en voit rarement, a connu une fin tragique : il a été abattu, en 1942, d´une balle dans la nuque par le SS Karl Güntker dans une rue du ghetto de Dobrobycz, sa ville natale occupée par les Allemands. Il nous a pourtant laissé une œuvre originale qui reste à découvrir.  

    

lundi 14 septembre 2020

Centenaire de la naissance de Mario Benedetti.

 

On signale aujourd-hui le centenaire de la naissance de l´Uruguayen Mario Benedetti. Né à Paso de los Toros le et mort le  à Montevideo, il était un écrivain éclectique : poète, mais aussi nouvelliste, essayiste, romancier et dramaturge. Il était considéré comme l'un des écrivains les plus importants en langue espagnole par la critique littéraire et  aussi l'un des écrivains latino-américains les plus universels du xxe siècle.

samedi 29 août 2020

Chronique de septembre 2020.

 


Le fou chantant ou une certaine idée de la France.

Quand on écoute la chanson «Douce France» de Charles Trenet, on se rend peut-être compte que cette France-là n´existe plus. Ce pays de son enfance, bercé de tendre insouciance, avec ses villages aux clochers et aux maisons sages, est un doux souvenir dans la mémoire de ceux qui ont vu l´image de cette vieille et ancienne France s´estomper. Il y a déjà longtemps que l´on a commencé à dire adieu à cette France qui partait, une France que Jean-Marie Rouart évoquait en 2003 dans son essai aux accents nostalgiques intitulé Adieu à la France qui s´en va. Une France dont la langue pour d´aucuns semble s´abâtardir. Une langue qui nous fait penser au titre d´un livre de Guy Dupré : Comme un adieu dans une langue oubliée. De certains écrivains on pourrait dire que leur patrie est la nostalgie, celle de son enfance, celle d´une France où l´on s´interrogeait sur ce qu´il restait de nos amours, ou celle où l´on pourrait pleurer la pauvre Julie, personnage d´une belle chanson de Trenet, «Chante le vent», plutôt méconnue. C´est que l´âme des poètes court encore dans les rues longtemps après qu´ils ont disparu. Pourtant, la nostalgie dissimule souvent que la tristesse, la souffrance, les émotions sont refoulées par les fausses apparences et ce que la société hypocritement ne considère pas séant d´être étalé au grand jour…

J´ai une tendresse particulière pour les chansons de Charles Trenet et ce pour une raison familiale. C´est que mon père, Couto e Santos, un Portugais francophone et francophile, journaliste sportif très réputé, correspondant au Portugal de L´Équipe et de France Football (une fonction que j´ai moi aussi exercée pendant quelques années), décédé en 1980 à l´âge de 55 ans dans un tragique accident de voiture, avait été dans sa jeunesse chanteur amateur, ayant chanté dans une radio populaire portugaise aujourd´hui disparue (Radio Graça) des succès de Charles Trenet. Je garde encore précieusement chez moi les disques que mon père a enregistrés en vinyle, 78 tours.  Charles Trenet et mon père se sont même rencontrés, au moins une fois, en 1947 lors d´un déplacement du fou chantant à Lisbonne. Mon père l´a alors interviewé pour un petit journal qu´il dirigeait intitulé L´Espoir, le journal bilingue des étudiants de l´École Française de Lisbonne. L´ironie de l´histoire c´est que mon père était un sacré coureur de jupons et s´en vantait sans le moindre problème alors que Charles Trenet ne pouvait afficher librement ses penchants amoureux puisque dans cette France qui n´existe plus, cette France que l´on évoque souvent avec une énorme nostalgie, l´homosexualité était – comme un peu partout, d´ailleurs- vertement punie.


                               Charles Trenet interviewé par mon père en 1947, à Lisbonne.

Il est question de Charles Trenet(1913-2001), un des plus grands génies de la chanson française- et mondiale, il faut le dire- du vingtième siècle, admirable poète qui a failli entrer à l´Académie Française, auteur de succès mémorables comme «La Mer», «Je chante», «Y`a d`la joie» et tant d´autres, puisque aujourd´hui encore, dix-neuf ans après sa mort, il y a des voix pour rappeler son orientation sexuelle comme s´il s´agissait d´un malheur, il y a des gens qui insinuent sordidement que le fou chantant était surtout un pédophile. Heureusement, pour racheter en quelque sorte sa mémoire, l´écrivain Olivier Charneux a récemment publié aux éditions Séguier un brillant récit intitulé Le prix de la joie, sur l´affaire Trenet en été 1963.

Olivier Charneux, écrivain, dramaturge et metteur en scène français, né le 25 mai 1963 à Charleville-Mézières(Ardennes), est l´auteur de romans parus chez Stock, chez Grasset et aux éditions du Seuil. Les guérir, son dernier livre avant Le prix de la joie, fut publié en 2016 aux éditions Robert Laffont.

Au préambule de ce livre, Olivier Charneux évoque ses souvenirs de 1971 alors qu´il n´avait que huit ans. À la fin d´un repas dominical, sa famille s´est mise à vilipender Charles Trenet qui venait d´apparaître à l´écran. Son grand-père a été particulièrement dur à l´égard du fou chantant : «Charles Trenet ! Les tapettes comme lui, faut les zigouiller !»


Olivier Charneux

Cette scène lui est revenue en mémoire lorsque des décennies plus tard, en regardant un documentaire à l´occasion de l´anniversaire de la disparition du chanteur, il a appris que Charles Trenet avait été incarcéré vingt-huit jours durant, entre juillet et août 1963(justement l´année où Olivier Charneux est né), à la maison d´arrêt d´Aix-en-Provence, pour avoir eu «des relations sexuelles avec des jeunes de son sexe âgés de moins de vingt et un ans». À l´époque, la majorité n´était pas à 18 ans, comme aujourd´hui, mais bien à 21 ans. De son propre aveu, Olivier Charneux n´aime pas que les hommes sortent de la mémoire et il n´aime pas non plus que la mémoire sorte des hommes. Aussi a-t-il mené l´enquête et s´est-il mis à écrire –avec brio- le journal fictionnel de Charles Trenet en prison.

Tout a commencé le 12 juillet. Charles Trenet déjeunait à la terrasse du restaurant Cintra où il avait ses habitudes lorsque soudainement une altercation a éclaté. Le fou chantant était victime d´un maître-chanteur, Richard, son employé, un jeune de moins de vingt et un ans qu´il avait accueilli chez lui avec le consentement de sa famille. Puisque Charles Trenet n´a pas satisfait ses caprices, Richard l´a menacé : «Si tu ne me files pas illico 150.000 balles, je te dénonce à la police». Charles Trenet lui a tendu un billet de 1000 francs comme on jette l´aumône à un pauvre pour s´en débarrasser. Richard a déchiré le billet de banque avec rage devant tous les clients. Plus tard, avec la complicité de deux autres jeunes, Hans et Hervé, qui fréquentaient eux aussi la maison de Charles Trenet, il a bel et bien dénoncé le fou chantant qui fut arrêté et jeté en prison.

La décision du juge ne laissait pas l´ombre d´un doute : «Monsieur Trenet, je vous inculpe pour actes impudiques et contre nature sur la personne de Richard B., mineur de moins de vingt et un ans. Je délivre un mandat d´arrêt à effet immédiat contre vous».  Il était victime d´une loi héritée du gouvernement facho et collabo de Vichy qui considérait qu´une personne homosexuelle ne saurait être capable d´un consentement éclairé avant vingt et un ans.  

Une certaine presse en a fait ses choux gras, faisant un malhonnête amalgame entre pédophilie et pédérastie, insinuant que Charles Trenet organiserait des parties fines, des «ballets bleus». Malheureusement, il s´est retrouvé seul. Quelques très rares voix du showbiz l´ont soutenu. La plupart lui ont tourné le dos. Les contacts avec le monde extérieur se résumaient aux rares visites qu´on lui rendait, surtout celles de sa mère, d´Émile Hebey, son imprésario et de Maître Max Juvénal, son avocat.

Dans la solitude de sa prison, il se livrait à une inévitable introspection : «Assis sur le rebord du lit dans ma cellule, regardant comme un adolescent mes pieds qui se balancent dans le vide, je m´interroge. Tout se mélange dans ma tête. J´ai beau avoir cinquante ans, de l´argent, des succès, des droits d´auteur, des propriétés, un répertoire enviable, je suis soudainement dépossédé de mes certitudes. Qu´ai-je fait de ma vie ?».

En prison, malgré tout, Charles Trenet a fait preuve encore de son tempérament insoumis. Certes, il était en butte aux quolibets des autres prisonniers, mais des gens le respectaient comme quelques gardiens et ses compagnons de cellule, Henri et André. La prison fut l´occasion pour lui de plonger dans ses souvenirs : son enfance, sa jeunesse, sa carrière, les insinuations d´une supposée origine juive pendant l´Occupation (Trenet comme anagramme de Netter), puis à la Libération les accusations de collaborationnisme, enfin les ennuis précédents avec la justice, surtout lors de son séjour aux États-Unis.

Libéré au mois d´août, il fut condamné à un an de prison avec sursis et 10.000 francs d´amende en janvier 1964. Quelques mois plus tard, en juin, la condamnation était réduite à une amende de 5.000 francs et aucune peine de prison n´était prononcée.

Jacques Brel a affirmé un jour : «Sans Charles Trenet, nous serions tous devenus des experts -comptables». Néanmoins, le fou chantant a dû faire une traversée du désert. Rejeté par le métier, délaissé par les maisons de disques, boudé par le public, il a décidé de faire ses adieux en 1979. En 1981, sous Mitterrand, il fut véritablement réhabilité. Le garde des Sceaux, Robert Badinter, a fait voter une loi d´amnistie concernant les personnes condamnées pour des actes contre nature envers des mineurs du même sexe.

Le moins que l´on puisse dire sur Le prix de joie c´est qu´il s´agit d´une vraie réussite. Olivier Charneux a su brosser un portrait émouvant de Charles Trenet qui nous enivre par sa simplicité. Sa reconstitution à la première personne, sous forme de récit, d´un  épisode très particulier de la vie du fou chantant est si authentique qu´on oublie parfois qu´on n´est pas devant une fiction, tellement on a l´impression de lire vraiment un témoignage livré par Charles Trenet lui-même.

La postérité ne gardera aucun souvenir de ceux qui ont voulu rayer le fou chantant de l´histoire de la musique française. Par contre, les chansons de Charles Trenet, presque vingt ans après sa mort, courent encore dans les rues…

 

Olivier Charneux, Le prix de la joie, éditions Séguier, Paris, avril 2020.