L´harmonie chinoise
d´après Dai Sijie.
Dans un essai publié cette année, intitulé Rouge Vif, l´idéal communiste
chinois –récompensé par le Prix du Livre de Géopolitique 2020-, Alice Ekman,
une des meilleures sinologues européennes, affirme que, malgré l´ouverture
économique de 1978 et les mesures d´internationalisation des entreprises
d´État, la Chine demeure fidèle à ses racines rouges, contrairement à une idée
qui circule depuis des années selon laquelle «l´empire du milieu» ne serait
plus un pays communiste. Or, d´après Alice Ekman, l´idéal communiste- qui, à la
sauce moderne, s´est converti au marché, tant et si bien que d´aucuns en Chine
qualifient le régime comme «une économie socialiste de marché»- fut renforcé
par l´arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013. Le Parti s´infiltre au
quotidien dans toutes les strates de la société : politique, économique,
culturelle, artistique, éducative, sociale ou religieuse. La Chine, en dépit du
bâillon imposé aux intellectuels, de l´absence de liberté ou de la répression
de la minorité ouïgoure, fascine pas mal
de monde dans une planète de plus en plus déboussolée.
Puisque la Chine, malgré l´ouverture économique, est toujours une
dictature, il n´y a pas bien entendu de travail de mémoire par rapport aux
périodes historiques les plus sombres du vingtième siècle, notamment la
Révolution Culturelle (1966-1976) du temps de Mao Tsé –Toung qui a semé la
terreur dans tout le pays. Les victimes se sont comptées par millions et
néanmoins nombre d´intellectuels occidentaux –dont certains étaient orphelins
du stalinisme et avides d´une nouvelle utopie révolutionnaire -ne juraient que
par un régime qui voulait faire table rase du passé –comme un peu plus tard, et
d´une façon encore plus violente et génocidaire, Pol Pot et les khmers rouges
au Cambodge –en prétendant donner le pouvoir au peuple et à la jeunesse et
éliminer les vices bourgeois. Ce fut une période d´une cruauté et d´une
humanité inouïes. Répondant à l´appel du président Mao, des groupes de jeunes
fanatisés se sont formés dans les lycées pour donner ainsi naissance aux Gardes
Rouges. L´un des faits les plus scandaleusement et tristement ironiques c´est
que les intellectuels occidentaux maoïstes se pâmaient devant un régime qui a
infligé d´insoutenables humiliations à des millions de Chinois y compris des
intellectuels.
La Révolutionnaire Culturelle est d´une façon ou d´une autre au cœur de
l´œuvre du cinéaste et écrivain Dai Sijie. Né le 2 mars 1954 à Putian dans la
province côtière du Fujian, au sud-est de la Chine, Dai Sijie a vécu de près la
terreur maoïste. Ses parents, considérés par le régime comme des médecins
«bourgeois», ont été mis en prison pendant la Révolution Culturelle. En 1971, à
l´âge de 17 ans, Dai Sijie fut envoyé dans un camp de rééducation dans un
village des montagnes de la province de Sichuan, ceci dans le cadre du
mouvement d´envoi de jeunes à la campagne, une politique menée par Mao dès
1968. Pourtant, en 1974, il fut autorisé à rentrer chez lui. Employé un temps
dans un lycée de province, il s´est inscrit à l´Université de Pékin en 1976,
après la mort de Mao, pour y suivre des cours d´histoire de l´art chinois. À la
fin de ses études, il a alors reçu sur concours une bourse pour partir à
l´étranger. S´il a d´abord envisagé la possibilité d´étudier l´histoire de la
peinture au Japon, il a fini par s´installer en France en 1984 où il a fait des
études de cinéma à l´Institut de hautes études cinématographiques. Il a à ce
jour une demi-douzaine de films à son actif et autant de fictions, écrites
directement en français et couronnées de quelques prestigieux prix littéraires,
notamment Le Complexe de Di qui a reçu le prix Femina en 2003.
Son premier succès - qui a défrayé la chronique en 2000 et que l´auteur a
lui –même adapté au cinéma en 2002- fut Balzac et la petite tailleuse chinoise
qui intègre aujourd´hui les lectures du programme du BAC français. Ce roman est
en partie inspiré par l´expérience de l´auteur lui-même pendant la Révolution Culturelle
chinoise. Ce roman raconte l´histoire de deux lycéens citadins, le narrateur et
son ami Luo, qui sont exilés dans un village de montagne pour y être
«rééduqués». Les deux adolescents mènent une vie dure mais s'évadent dans la
lecture de livres interdits : ces romans leur ouvrent la porte de la
fille d'un tailleur, et d'un univers jusqu'alors insoupçonné. À la fin de l'histoire, la petite tailleuse s'en va : les livres l'ont
changée et l'ont rendue désireuse de partir en ville, au regret du narrateur et
de son ami Luo. La petite tailleuse a d'ailleurs parfaitement assimilé le
message : "Balzac [m'a] fait comprendre une chose : la beauté de la femme
est un trésor qui n'a pas de prix.".
Lors de cette dernière rentrée littéraire, on signale la parution d´un
nouveau roman de Dai Sijie, Les Caves du Potala, chez Gallimard comme la
plupart de ses livres précédents (il en a publié deux chez Flammarion), et la
reparution –cette fois-ci en poche (collection Folio) - du roman de 2019 L´Évangile
selon Yong Sheng.
L´intrigue du nouveau roman se déroule en 1968. Au palais du Potala au
Tibet, l´ancienne demeure du dalaï –lama est occupée par une petite troupe de
très jeunes gardes rouges fanatisés, étudiants à l´école des beaux-arts, menés
par un garçon particulièrement cruel, le «Loup». Ces jeunes adorateurs de Mao veulent détruire
à tout-va ce qui d´après leurs esprits pervers et abominables déroge aux canons
révolutionnaires et à la soi-disant pureté de l´idéal communiste. Les hautes
œuvres d´art bouddhiques doivent être profanées. Ceux qui sont tenus pour des
bourgeois ou des contre-révolutionnaires doivent avouer leurs crimes sous la
torture. Aussi dans Les Caves du Potala, Bstan Pa, ancien peintre du dalaï-lama,
est-il retenu prisonnier dans les anciennes écuries du palais. Pendant cette
réclusion forcée, il se remémore une existence dédiée à la peinture sacrée, son
apprentissage auprès de son maître, les échelons gravis grâce à son talent
jusqu´à approcher les plus hautes autorités religieuses et participer à la
recherche du nouveau tulkou, l´enfant appelé à succéder au défunt dalaï-lama.
Bstan Pa vit dans un univers d´harmonie et de méditation, un univers ignoré par
ceux qui, nourris à la haine et aux dogmes révolutionnaires, ne peuvent
nullement comprendre que la vie ne se résume pas à la violence d´un idéal qui
veut tout emporter sur son passage et que, non, tout n´est pas au service de la
révolution, surtout quand on veut faire table rase du passé.
Néanmoins, la violence qui imprégnait l´esprit de ces jeunes traduisait de
façon peut-être – ou peut-être pas –contradictoire un sentiment qui ne va pas
sans rappeler une certaine ferveur religieuse, d´aucuns ne prétendent-il pas
que le communisme, porté à un certain degré d´incandescence, ressemble au
fanatisme des dogmes religieux?
Obsédés par leur ferveur sanguinaire, les jeunes gardes rouges, pourtant
étudiants à l´école des beaux-arts, étaient insensibles à la beauté de l´art, surtout
celui des tankas. Les tankas sont des rouleaux de peinture sur toile,
originaire de l´Inde et caractéristiques de la culture bouddhique tibétaine. De
toutes tailles (du tanka portatif aux gigantesques tankas de plusieurs dizaines
de mètres de haut, qu´on déroule à flanc de colline lors de certaines
cérémonies), ils représentent des diagrammes mystiques (mandalas), des roues de
l´existence karmique, des divinités du panthéon tibétain, des portraits de
grands maîtres…Ils servent le plus souvent de support à la méditation (tiré des
notes se trouvant à la fin du roman). À
un moment donné, le redoutable «Loup» demande au peintre Bstan Pa de mettre le
feu à un tanka qu´il avait peint lui-même. Puisqu´il n´est pas capable de faire
l´autodafé de son œuvre, on l´agresse jusqu´à l´évanouissement, on l´humilie en
lui pissant dessus. D´abord, c´est le Loup qui le fait, puis les autres lui
emboîtent le pas : «Un groupe de gardes rouges, avides d´imiter leur
mentor, urina collectivement sur Bstan Pa, toujours inconscient. Maniant leur
sexe comme on le fait d´une mitrailleuse, ils criblaient de pisse un ennemi
tombé à terre. Leurs jets crépitaient sur sa peau comme des balles. Quand ils
eurent vidé leur vessie, un autre groupe pris le relais, puis un autre sans
répit». Le Loup finit par brûler le tanka, mais un rouleau de papier échappe au
feu et quand on le déroule, on découvre avec stupeur l´image resplendissante de
la peau fraîche d´une femme aux seins nus : «Personne ne pensait plus à
entonner des chants révolutionnaires ou à brailler des slogans. Figés, presque
ensorcelés, gardes rouges et lycéens semblaient ne pas pouvoir détacher les
yeux des seins nus qui s´offraient à eux. Les cous étaient rendus, les bouches
béantes, les respirations haletantes. Sous les vestes militaires ou les
costumes Mao, les poitrines se soulevaient et s´abaissaient à un rythme
précipité, et les pantalons boursouflaient à l´entrejambe». Le «Loup» a promené
une lentille grossissante sur le rouleau, ébloui lui aussi par les seins nus de
la femme. Entre-temps, le briquet passait de mains en mains, mais soit la
pierre était usée, soit il n´y avait plus d´essence, toutes les tentatives de
brûler le rouleau ont été vaines et jamais ils n´ont pu ranimer la flamme…
Jusqu´à la fin du roman le tourment de Bstan Pa ne s´estompe pas, mais en
lisant cette fiction on ne peut qu´être séduit par le raffinement du style et
la sensualité dont l´auteur évoque l´art tibétain.
Comme je l´ai écrit plus haut,
L´Évangile de Yong Sheng est maintenant disponible en édition de poche.
C´est le roman précédent de Dai Sijie. Il s´inspire de la vie de son grand-père
et il retrace le parcours de Yong Sheng, fils d´un menuisier-charpentier réputé
pour ses sifflets qui, une fois accrochés aux plumes des colombes, produisent
de merveilleuses mélodies. Le métier de charpentier se transmet de père en fils
et c´est ce qui devrait normalement se produire encore une fois. Pourtant,
placé en pension chez un pasteur américain, Yong Sheng assimile les enseignements
de sa fille Mary, institutrice de l´école chrétienne qui aura une énorme influence
sur le jeune chinois qui cultive sa vocation et devient le premier pasteur
chinois de la ville. Yong Sheng suivra des études de théologie à Nankin. Il
revient un temps près de Putian, dans la côte méridionale, d´où il est issu,
mais, avec l´avènement de la république populaire en 1949, tout va basculer. La
seule bonté de Yong Sheng n´est pas suffisante, bien entendu, pour vaincre la
cruauté du nouveau régime.
Si Dai Sijie est cinéaste et romancier, la poésie et l´art (la peinture en particulier) jouent aussi un rôle important dans son œuvre. Dans un texte publié en 2009 dans Trans, revue générale de littérature comparée, Sophie Croiset écrivait ce qui suit : «La spécificité de l’écriture de Dai Sijie repose sur le caractère poétique et complexe des passages descriptifs, qui sont autant de tableaux bigarrés conçus sur un mode impressionniste. La poésie ainsi mise en place par l’auteur se déploie à travers l’utilisation de métaphores, personnifications, de jeux sur les couleurs et les sonorités, qui, par leur présence au fil des pages, confèrent aux romans – dont le thème peut être rude – un visage délicat et harmonieux».
Ce qui nous rassure en lisant les romans de Dai Sijie, c´est que, malgré la
violence qui y est décrite, on garde l´impression que la littérature nous donne
toujours des raisons de croire en un avenir et un monde meilleurs.
Dai Sijie, Les Caves du Potala, collection Blanche, éditions Gallimard,
Paris, septembre 2020.
Dai Sijie, L´Évangile selon Yong Sheng, collection Folio, éditions
Gallimard, Paris, septembre 2020.
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