Ernst Jünger et les
guerres d´un anarchiste-conservateur.
Les Allemands expriment parfois un certain désarroi et une énorme
stupéfaction devant le succès et la reconnaissance en France de l´œuvre d´
Ernst Jünger (sentiment qui est commun, à un autre niveau, à celui qui se
produit devant Heidegger). Jean –Michel Palmier, philosophe et historien de
l´art français, décédé ironiquement en 1998, la même année que le centenaire
Jünger, faisait état dans l´avant-propos de son essai Ernst Jünger, rêveries
sur un chasseur de cicindèles publié en 1995(1), de l´incrédulité et de la
réprobation que suscitait chez ses amis les plus proches l´intérêt qu´il
portait à l´œuvre de ce grand écrivain allemand. Il en comprenait néanmoins la
raison : «Comment peut-on travailler sur la richesse artistique de cette
Allemagne des années 20-30, assassinée par les nazis, et nourrir une sympathie
pour un écrivain régulièrement qualifié de «chantre de la barbarie» pour avoir
célébré, à travers la guerre de 14, l´héroïsme le plus meurtrier. «Activiste de
droite», «conservateur», Ernst Jünger n´est-il pas issu de cette mouvance
idéologique qui contribua à saper les fondements de la République de
Weimar ?».
Le personnage est, il est vrai, ambigu et son œuvre suscite parfois des
interprétations contradictoires. Si d´aucuns mettent en exergue le militariste
et le conservateur, d´autres- notamment en France- ne se privent pas par contre
de faire le panégyrique, comme nous le rappelait Palmier, de «l´intrépide
combattant décoré de la Croix pour le Mérite», de «l´adversaire acharnée du
national-socialisme», du « résistant» qui a renoncé «au confort de l´exil» ou
du « protecteur des richesses
culturelles françaises». Certes, il était francophile et francophone, il aurait
combattu la barbarie nazie dans ses œuvres- se servant d´ordinaire d´éblouissantes
métaphores ou d´une fascinante allégorie, comme dans l´extraordinaire Sur les
falaises de marbre-, tout en faisant la guerre sous l´uniforme de la Wehrmacht.
Néanmoins, on ne peut pas oublier non plus celui qui a fréquenté, sous la
République de Weimar, les cercles nationaux allemands qui ont débouché sur le
mouvement de pensée dénommé La Révolution conservatrice- ce «pré-fascisme»
allemand d´après l´expression de l´historien et germaniste français Louis
Dupeux qui contredit pourtant l´opinion de Stefan Breuer qui n´établit pas de
lien direct entre ce mouvement et le nazisme. Toujours est-il qu´Ernst Jünger-
quoique d´une façon peut-être moins enthousiaste que Carl Schmitt par exemple-
a baigné un peu dans les eaux troubles qui ont préfiguré l´avènement du nazisme,
surtout au début des années trente. Walter Benjamin a vu d´ailleurs en lui le
«fidèle exécutant fasciste de la guerre des classes» et si l´on s´en tient à
son essai de 1931 Le Travailleur ou n´aura aucun mal à souscrire aux
affirmations d´Eric Michaud pour lequel «c´est certainement lorsqu´il s´emploie
à dessiner les traits de la figure rédemptrice (du travailleur) que Jünger est
au plus près du national-socialisme».
Quoi qu´il en soit, une chose est néanmoins certaine : Ernst Jünger
est une figure capitale de la littérature allemande et européenne du vingtième
siècle, de par la richesse et la diversité de ses œuvres et les réflexions philosophiques qu´elles ne
peuvent manquer de susciter. Pour en revenir à Jean-Michel Palmier et à son
avant-propos, il apporte lui-même en quelque sorte la réponse aux
interrogations qu´il s´était posées : «L´œuvre de Jünger-marginale sur
près d´un siècle-, résiste aux classifications politiques simplistes dans
lesquelles on l´enferme si facilement. C´est ce qui en fait sa richesse. Il y a
plus dans ses analyses sur la technique qu´une métaphysique brumeuse, tissée de
réminiscences nietzschéennes, son regard sur la nature n´est pas une simple
résurgence de la sensibilité des romantiques allemands. Quant à la figure du
Rebelle, du Waldgänger, qui, avec son «recours aux forêts», entre dans l´espace
invisible du monde, en quête d´une liberté dont les autres ne soupçonneront
jamais l´existence, comment y demeurer insensible ?».
Né le 29 mars 1895 à Heidelberg, Ernst Jünger fut romancier, essayiste,
philosophe et entomologiste. Adolescent rêveur et enivré par l´aventure et les
romans de Karl May –qui enchantaient à l´époque la jeunesse allemande- il
s´engage à l´âge de seize ans dans la Légion étrangère et part en Afrique, une
expérience relatée dans son livre Jeux africains. C´était indiscutablement un
projet inconsidéré auquel l´intervention de son père (un pharmacien), après de
difficiles tractations, a mis un terme. Curieusement, cette «folie de jeunesse»
comme on l´a souvent surnommée fut prise effectivement comme telle puisqu´elle
n´a pas empêché son engagement volontaire quelques mois plus tard dans les
troupes allemandes lors de la première Grande Guerre. Ayant pu consulter son
dossier à la fin du conflit, Jünger y a lu l´avis du plus haut responsable
régional qui avait écrit ces lignes concluantes : «Le docteur Jünger vit
dans l´aisance et ne paye pas d´impôts. Quant à l´engagement de son fils dans
la Légion étrangère, il faut y voir une folie de jeunesse».
De cette expérience à la guerre, Jünger en a ramené un témoignage bouleversant, le roman Orages
d´acier, une de ses œuvres majeures qui a énormément contribué à sa réputation
et qu´André Gide a considéré à l´époque comme le plus beau livre de guerre
qu´il eût jamais lu : « d´une bonne foi, d´une honnêteté, d´une véracité
parfaites». Ce qui frappe le plus dans ce livre c´est sans conteste le réalisme
qui s´en dégage : descriptions minutieuses des batailles, la construction
des tranchées, le retentissement des détonations, les noms des officiers, l´horreur
des soldats, quasiment des épaves ou des nécropoles ambulantes, qui tombent
souvent sur des cadavres parmi lesquels ils reconnaissent parfois le visage d
´un ami. Pourtant, aucune émotion ne semble transparaître de ce témoignage, la
guerre ne semblant susciter aucune révolte, aucune question, sauf peut-être
lorsque l´auteur voit son frère Friedrich -Georg être blessé. Néanmoins, il n´y
a pas la moindre trace de haine à l´égard des soldats ennemis, ni de
nationalisme cocardier. On y trouve au contraire, comme nous le rappelle Jean-
Michel Palmier dans l´essai cité plus haut, «un immense respect pour ses
«ennemis» auxquels l´unit la fraternité morbide, du sacrifice et de la mort». Parfois
les blessés anglais et allemands se soutiennent même. Cet héroïsme,
l´illustration de ces carnages, enfin, ce que Palmier dénomme ces «visions
d´apocalypse» participaient il est vrai d´une «esthétisation de la guerre» que
Walter Benjamin a dénoncée dans son essai Théories du fascisme allemand où
Jünger et Orages d´acier étaient particulièrement visés. Selon Palmier,
Benjamin a vu juste. Il saisit dans un certain mysticisme de la guerre et dans
son exaltation l´une des racines du fascisme. L´intuition de Benjamin, celle
d´un lien entre la glorification de la guerre, l´expérience du front et le
national-socialisme, s´avère donc historiquement exacte quoique Jünger eût pris
par la suite ses distances d´avec les idées du national-socialisme dès lors à
travers son magnifique Sur les falaises de marbre, vu souvent comme une
dénonciation de la barbarie et une parabole de la résistance. Le livre fut
d´ailleurs considéré comme très suspect par la Gestapo, mais Hitler, contre
l´avis de Goebbels, aurait dit : «On ne touche pas à Jünger».
Quoi qu´il en soit-et comme nous le rappelle toujours Palmier-, le culte du
sacrifice, l´indifférence à la mort et la glorification de l´expérience du
front s´inscrivent dans la trame d´Orages d´acier-et des autres livres que l´auteur a consacrés à la Grande Guerre,
tels La guerre comme expérience intérieure, Boqueteau 125, Feu et Sang,
Lieutenant Sturm et récemment, et donc publié à titre posthume, Carnets de
Guerre-et ont contribué à fonder une tradition héroïque qui sera reprise par la
propagande du Troisième Reich. De toute façon,
en homme intelligent et fin penseur, Jünger en a tiré plusieurs intuitions
philosophiques et politiques qui ont été au cœur de son œuvre future. La
lecture de l´essai Le Travailleur peut certes parfois provoquer du désarroi, en
raison de certains passages un peu obscurs qui ont d´ordinaire suscité quelques interprétations un tant soit peu
fallacieuses. Si l´œuvre reflète un peu les idées véhiculées par la droite
révolutionnaire et le national-bolchevisme, ce serait peut-être abusif d´y voir
la matrice idéologique des idées du national-socialisme. Le livre s´adressait à
une élite intellectuelle et ne fut publié qu´à l´automne 1932, donc, quelques
mois avant l´accession d´Hitler au pouvoir.
Julien Hervier, professeur de littérature comparée et biographe français
d´Ernst Jünger, auteur d´un livre d´entretiens avec l´écrivain allemand encore
du vivant de celui-ci(2), a récemment accordé une interview à Nicolas Weill
pour le quotidien Le Monde où il a produit des affirmations intéressantes quant
aux racines du nationalisme de Jünger : «Son nationalisme naît surtout de
la défaite, de la rancœur des anciens combattants, mal accueillis à leur
retour. L´Allemagne eût-elle gagné la guerre, il ne serait pas devenu
nationaliste. À lire Les Carnets, on ne peut que constater la brutalisation qui
résulte de cette longue exposition au combat. Il parle de «mœurs du Far-West»
et ces textes confirment, à leur manière, l´idée que développe Freud à la même
époque dans Considérations actuelles sue la guerre et la mort(1915), à savoir
que la guerre réveille en l´homme la bête sauvage et que la culture n´est
qu´une sorte de vernis. Toutefois dans ce naufrage, Jünger s´attache à
sauvegarder une morale chevaleresque. Il épargne dans l´action un
«Tommy»(soldat anglais) qui lui tend la photo de sa famille et de ses
innombrables enfants. En 1949, constatant cet attachement aux valeurs
chevaleresques, qu´elle juge pourtant dépassées, Hannah Arendt en fera crédit à
Jünger. Les Carnets montrent aussi à quel point, même si c´est justifié dans
son cas, Jünger a le goût de la gloriole personnelle, ce qu´il gommera dans
Orages d´acier».
Cette interview a eu lieu, vous l´avez compris, dans le cadre de la parution
toute récente de la traduction française des Carnets de Guerre, 1914-1918.
Cette publication n´a vu le jour en Allemagne qu´en 2010, Ernst Jünger
considérant que la quinzaine de carnets qu´il avait rédigés pendant la Grande
Guerre n´étaient pas publiables. Les carnets figuraient dans les Archives
Littéraires Allemandes de Marbach et c´est grâce à un chercheur britannique
qu´ils ont été exhumés. C´est un témoignage authentique donc, pris sur le vif
(selon la formule de Jean Norton Cru dans son ouvrage Du Témoignage) où
l´auteur décrit les vicissitudes du
champ de bataille. On vous en laisse ici deux ou trois extraits qui témoignent
de la brutalité des faits, de la banalité du quotidien et de l´indifférence
devant la mort : «Le lieutenant m´a adressé aujourd´hui une sérieuse
réprimande, en promettant de ne pas répercuter l´affaire. Sinon, ça aurait
bardé pour mon matricule, car tous les jours le tribunal militaire distribue
des peines de six mois à dix ans de prison. À la suite de quoi, je suis
retourné à la 5a en longeant le creux du val avec Dietmann. Soudain, à la
mi-chemin, un shrapnel ou un obus avec détonateur à temps(3) est arrivé avec un
fort sifflement et a éclaté tout près de nos têtes. Je ne me suis jamais plaqué
au sol aussi vite. Des débris et de la boue nous ont sifflé aux oreilles, puis
deux autres ont suivi. Ensuite, je suis resté encore une heure dans le creux du
val, et puis on a été relevés et on a regagné Orainville. Pour moi, il était
temps ! Un homme du 74e est devenu fou, sûrement en grande
partie à cause de l´éternel manque de sommeil (1e partie, 1/2/15,
pages 39- 40) ou encore «Fréquemment je devais enjamber des cadavres frais. Un
jeune gars était étendu sur le dos, les mains crispées, comme si la mort
l´avait fauché tandis qu´il visait. Je ne pus m´empêcher de le regarder dans
les yeux, et pour cela je dus pousser du pied son bras gauche sur le côté. Ses
yeux bleus révulsés fixaient obstinément le ciel» (2e partie,
25/4/15, page 59). Quelques lignes avant, Jünger nous décrit quantité de corps
français en décomposition, «une étrange et terrifiante danse macabre, telle
qu´aucune imagination médiévale n´aurait pu en inventer de pire».
Bernard Maris, écrivain, économiste et journaliste (au Monde, puis à
Charlie-Hebdo et France Inter), gendre du grand écrivain et académicien
français Maurice Genevoix (1890-1980) qui a écrit un magnifique roman -Ceux de
14- sur la Grande Guerre, Bernard Maris donc a récemment publié l´essai L´homme
dans la guerre, Maurice Genevoix face à Ernst Jünger(4). C´est une lecture
croisée de Ceux de 14 et d´Orages d´acier qui donne un éclairage extraordinaire
sur le premier conflit mondial et illustre la destinée de deux hommes qui sont
devenus deux grands écrivains en grande partie grâce à la guerre. Et pourtant c´étaient deux hommes qui d´après
Bernard Maris ne témoignaient pas de la même chose : «Genevoix parle des
hommes plus que de la guerre, même si ses descriptions des combats sont
exceptionnelles, Jünger de la guerre plus que des hommes. Genevoix aime les
hommes, même s´il aime parfois la guerre, Jünger aime la guerre même s´il
pleure parfois les hommes. Genevoix est naturaliste et se méfie des idées
générales, il est un témoin, jamais un penseur, Jünger est philosophe et
métaphysicien, penseur autant que témoin».
Mais si la participation de Jünger à la Grande Guerre, les témoignages
qu´il en a rapportés et les idées qui sous-tendent sa philosophie pendant la République de
Weimar ont souvent prêté à polémique, le tollé ne s´amenuise pas quand il est
question de son rôle lors de la seconde guerre mondiale. Il est vrai que,
contrairement à d´autres grands intellectuels allemands, il ne fut pas
contraint à l´exil-comme, entre tant d´autres écrivains, Fritz Von Unruh et
Erich –Maria Remarque, auteurs du Chemin du sacrifice et de À l´Ouest rien de
nouveau respectivement, deux romans
allemands, tout comme Orages d´acier, sur la première guerre mondiale(5)- n´a
pas vu ses livres brûlés, n´a pas déserté, et en plus il a porté l´uniforme de
la Wehrmacht. Pourtant, mobilisé en 1939 et participant à la campagne de
France, il a intégré après la victoire l´état –major allemand à Paris et a passé
le plus clair de son temps à fréquenter les salons littéraires parisiens, à
déguster les vins français et à rédiger
ses Journaux de Guerre où il a exprimé son dégoût devant la politique allemande
et son chef(donc Hitler)qu´il a surnommé «Kniebolo» et où il a écrit sur la
clique du régime nazi, par exemple, ce qui suit : « Ils sont répugnants. J´ai déjà supprimé le mot
«allemand» de tous mes ouvrages pour ne pas avoir à le partager avec eux».
La
posture de Jünger pendant la seconde guerre mondiale (une guerre plus
industrielle et technique, comme il l´avait d´ailleurs prévu) peut susciter une
question de nature philosophique : Comment conserver son intégrité sous la
Terreur ? C´est la question que Philippe Sollers a posée dans l´article
«Jünger était-il antinazi ?» paru
le 6 mars 2008 dans Le Nouvel Observateur. Sollers écrit à ce sujet : «Question
d´honneur, question de goût. On a reproché à Jünger son dandysme et son
esthétisme, sans comprendre son aventure métaphysique intérieure. Dès 1927,
alors qu´on lui propose d´être député national –socialisme au Reichstag, il
déclare qu´il lui semble préférable d´écrire un seul bon vers plutôt que de
représenter 60.000 crétins. Sa stratégie défensive personnelle : la botanique,
l´entomologie, la lecture intensive, les rêves. Ses descriptions de fleurs ou
d´insectes sont détaillées et voluptueuses, il passe beaucoup de temps dans le
Parc de la Bagatelle ou au jardin d´Acclimatation. C´est par ailleurs un rêveur
passionné, familier de l´invention fantastique, proche en cela du grand Novalis»(6).
Déjà en 1950(7), Hannah Arendt absolvait en quelque sorte Ernst Jünger de
toute conduite censurable en écrivant notamment que le Journal de Guerre
apportait le témoignage le plus probant de l´extrême difficulté éprouvée par
tout individu pour conserver ses critères de vérité et de moralité dans un
monde où vérité et moralité n´ont plus aucune expression visible et que Jünger pourrait être tenu pour
un antinazi actif malgré certains écrits antérieurs.
En fait, Ernst Jünger était avant tout un penseur, un intellectuel aux
manières aristocratiques-vierge cependant de toute pédanterie-qui éprouvait
peut-être un certain dédain, à tout le moins une désaffection, pour la
politique. D´autre part, il ne voyait pas non plus d´un bon œil l´action
politique de l´écrivain. Dans les entretiens avec Julien Hervier que j´ai cités
plus haut, tenus dans les années quatre-vingt, il a disserté un peu sur
l´engagement des écrivains dans la politique, un engagement auquel il ne
souscrivait pas : «Je crois que ce n´est pas là la tâche de l´auteur. Il y
a naturellement toujours eu des existences qui ont su unir la littérature et la
politique : je pense ici à Chateaubriand, ou encore à Malraux qui a été
votre ministre de la Culture. Mais je ne sais pas si en fin de compte cela est
utile à l´œuvre. L´homme des muses doit placer au centre sa peinture, sa
poésie, sa sculpture, et le reste est ridicule. C´est pourquoi je ne saurais
critiquer un créateur qui bénéficierait des faveurs d´un tyran. Il ne peut pas
dire : «J´attends que le tyran soit renversé !» car cela peut durer dix
ans, et entre-temps son pouvoir créateur se sera évanoui. Il essaiera donc bon
gré mal gré de s´en accommoder s´il ne peut émigrer. L´artiste est avant tout
responsable devant son œuvre et non devant telle ou telle orientation
politique. C´est pour lui une nécessité d´être égoïste». Et plus loin :
«La littérature et la politique divergent dans la mesure où l´on s´intéresse
d´une part au monde comme volonté, et de l´autre au monde comme
représentation».
Lorsqu´il a produit ces assertions, Jünger était un homme en quelque sorte
différent de celui des premiers engagements. Déjà en 1941, il avait commencé
à rédiger l´ essai La paix où il
préconisait la réconciliation entre les nations européennes. Après la seconde guerre mondiale (où il avait
perdu son fils Ernstel en combat), il a évolué vers un individualisme
anarchisant, s´est consacré à l´entomologie, a beaucoup voyagé de par le monde
et il est même devenu grâce à François Mitterrand et à Helmut Kohl un symbole
du rapprochement franco-allemand. Enfin, en 1996, deux ans avant sa mort
(survenue le 17 février 1998), Il s´est converti au catholicisme.
Si ses engagements politiques dans la période de l´entre-deux-guerres sont
dérangeants, espérons que la postérité retiendra également d´Ernst Jünger,
outre ses livres de guerre et ses Journaux, ses admirables fictions comme
Héliopolis, Sur les falaises de marbre, Visite à Godenholm, Le lance-pierres ou
Eumeswil et ses merveilleux essais tels Le cœur aventureux, Le contemplateur
solitaire, Le nœud gordien, Le traité du sablier, Le mur du temps ou Approches,
drogues et ivresse(où il évoque ses expériences avec la mescaline et la
psylocibine).
Ernst Jünger -qui a vécu cent deux ans- fut un homme de son siècle. Certes,
un militariste et un homme aux
engagements douteux dans un premier temps, mais aussi un intellectuel raffiné, cosmopolite et hors pair. Peut-être-n´en
déplaise à ses détracteurs, y compris en Allemagne-le plus grand écrivain
allemand du vingtième siècle…
(1)Jean –Michel Palmier, Ernst Jünger, rêveries sur un chasseur de
cicindèles, éditions Hachette, Paris, 1995.
(2)Julien Hervier, Entretiens avec Ernst Jünger, collection Arcades,
éditions Gallimard, Paris, 1986.
(3)Je reproduis la note de bas de page de Julien Hervier : «Obus dont
le détonateur est réglé afin de provoquer la détonation avant l´impact, de
telle façon qu´il explose en l´air, un peu comme le shrapnel».
(4)Bernard Maris, L´homme dans la guerre, Maurice Genevoix face à Ernst
Jünger, éditions Grasset, Paris, 2013.
(5) Le roman Chemin du sacrifice (Verdun, dans la première édition) de
Fritz von Unruh (1885-1970) publié en 1916, donc pendant la guerre, tombe dans
un premier temps sous le coup de la censure militaire et ne sera publié qu´en
1919. Fritz von Unruh, pourtant un ancien militaire, devient pacifiste et
s´oppose au nazisme dès le début. Le
chemin du sacrifice (édition française chez La dernière goutte) est une fresque poétique qui dénonce une guerre qui
fait sombrer les hommes dans la folie. Un roman présentant donc la guerre sous une perspective
toute à fait différente de celle de l´œuvre de Jünger.
Erich Maria Remarque (1898-1970) est l´auteur du fameux roman À l´Ouest rien de nouveau, publié en 1929,
roman pacifiste sur la première guerre mondiale à laquelle il a participé comme
combattant. En français, il est disponible chez Le Livre de poche.
On se permet de citer aussi un beau livre de fiction sur la première guerre
mondiale : Hommes en guerre de l´écrivain hongrois d´expression allemande
Andreas Latzko(1876-1943), disponible chez Agone.
(6)La phrase de Novalis que Philippe
Sollers reproduit est la suivante : «Nous rêvons le monde, et il nous faut
rêver plus intensément lorsque cela devient nécessaire».
(7)Hannah Arendt, Penser l´événement, recueil d´articles traduits sous la
direction de Claude Habib, éditions Belin, Paris, 1989.
Livres d´Ernst Jünger récemment parus (ou reparus).
Ernst Jünger, Carnets de guerre 1914-1918,
traduction, avant –propos et notes de Julien Hervier, éditions Christian
Bourgois, Paris, 2014.
Ernst Jünger, Jardins et routes : Journal 1939-1940, traduction de
Maurice Betz, Henri Plard et Julien Hervier, collection Titres, éditions
Christian Bourgois, Paris, 2014.
Ernst Jünger, Premier et second journaux
parisiens : Journal 1941-1945, traduction de Frédéric de Towarnicki, Henri
Plard et Julien Hervier, collection Titres, éditions Christian Bourgois, Paris,
2014.
Ernst Jünger, La cabane dans la vigne : Journal 1945-1948, traduction
de Maurice Betz et Julien Hervier, collection Titres, éditions Christian
Bourgois, Paris, 2014.
À lire également :
Julien Hervier, Ernst Jünger, dans les tempêtes du siècle, éditions Fayard,
Paris, 2014.
P.S- Les autres livres d´Ernst Jünger cités dans cet article sont
disponibles, selon le cas, aux éditions
Gallimard, Grasset, Christian Bourgois et La Table Ronde.