La terre et le
ciel d´Andreï Makine.
De son enfance sibérienne – il est né à Krasnoïarsk le 10 septembre 1957- bercée
par les récits de sa grande -mère française, jusqu´à son arrivée en France en 1987, où il a
mené une vie précaire avant de remporter trois prix littéraires en
1995(le Goncourt, le Goncourt des Lycéens et le Médicis ex -aequo avec Vassilis Alexakis) pour son roman Le Testament français, l´écrivain russe Andreï Makine
a tissé une longue histoire d´amour avec la langue française tant et si bien
que l´on pourrait dire de lui-à mon avis, du moins- ce qu´on a d´ordinaire écrit à propos
d´autres qui l´ont précédé dans le choix de la langue de Chateaubriand comme
langue de création : il compte indiscutablement parmi ces écrivains qui apprennent
aux Français à bien écrire leur langue.
Je l´ai écrit ailleurs, un jour, que les détracteurs de Makine l´accusent
d´un excès de lyrisme et moi-même j´ai avoué que j´avais aimé un peu moins un
ou deux livres de l´auteur. Toujours est-il que, dans l´ensemble, l´œuvre de
Makine-couronnée de nombreux prix - est
à placer très haut dans le panorama contemporain de la littérature française.
Il y a une musique fine derrière ses romans, des accents nostalgiques, où les
personnages jouent souvent une partition
poétique cherchant leur chemin dans la tristesse qui nourrit leur vie, comme si
cette tristesse fût le prélude qui les
eût paradoxalement poussés
vers l´espoir.
À ce jour, Andreï Makine a déjà
écrit une quinzaine de romans –sans
compter ceux qu´il a publiés sous le pseudonyme de Gabriel Osmonde – la
plupart ayant la Russie comme toile de fond. Une habitude à
laquelle il n´a pas dérogé dans son dernier roman, paru en janvier et intitulé
Une femme aimée. Qui est cette femme aimée ? Une femme dont la fureur, la
passion, le courage sont légendaires : la Grande Catherine de Russie. Non,
ce n´est pas une biographie romancée pas plus qu´une biographie classique, bien
entendu, puisqu´il s´agit d´un roman. Comme l´a si bien rappelé Macha Séry dans son article de l´édition du 22
février du Monde des Livres : «Qu´aurait pu dire Makine sur Catherine II
(1729-1796) qui n´ait déjà été révélé par Henri Troyat ou Hélène Carrère
d´Encausse ?» Mais Macha Séry nous dévoile aussitôt le choix de
Makine : «L´essentiel pour lui réside ailleurs, dans les regrets et les
rêves inassouvis. En somme dans la clandestinité entendue comme territoire où
l´individu brise son carcan pour se réconcilier avec lui-même».
L´Histoire nous raconte que Catherine II de Russie, de son vrai nom Sophie
–Frédérique Augusta d´Arnaht Zerbst, est
née à Stettin, en Poméranie, et à l´âge
de 16 ans elle s´est mariée à Pierre III, se convertissant à l´orthodoxie alors
qu´elle avait grandi en milieu protestant. Son mariage fut plutôt malheureux
non seulement en raison de l´ineptie de son mari et d´une prétendue phimosis
(affection du pénis), mais aussi parce que Catherine soutenait les idées
progressistes et lisait Plutarque, Tacite,
Machiavel et les philosophes des lumières comme Voltaire ou Montesquieu. Avec
la complicité de la garde –et de son amant Grigori Orlov- et forte de
l´affection du peuple russe, Catherine a renversé son mari par un coup d´Etat.
Pierre III aura été occis par Alexeï Orlov (frère de Grigori) qui l´aura
étranglé, ce qui a fait dire à Madame de Staël que la Russie était un
despotisme tempéré par la strangulation. Proclamée tsarine, elle a régné d´une
poigne de fer le vaste empire qu´était la Russie. La légende évoque ses
penchants nymphomanes, mais aussi son esprit éclairé qui a séduit et attiré
dans la cour russe Voltaire, Diderot, Cagliostro ou Casanova. Mais qui était
vraiment Catherine de Russie ?
Andreï Makine essaye à travers cette admirable fiction de percer ce
mystère, en confrontant la Russie du dix-huitième siècle à celle du vingtième
siècle, non seulement la Russie de la
terreur stalinienne ou de la grisaille brejnévienne, mais également la Russie
mafieuse et moderne qui a succédé à l´effondrement de l´Union Soviétique.
Le fil conducteur du récit est la vie du cinéaste russe Oleg Erdmann,
d´ascendance tudesque puisque descendant d´artisans émigrés en Russie au
dix-huitième siècle, dans le sillage de la princesse devenue impératrice. Au début du roman, on le connaît jeune
cinéaste en 1980 où il prépare un scénario qui doit recevoir l´imprimatur du
Comité d´État pour l´art cinématographique, le fameux CEAC. Le projet d´Oleg
est naturellement jugé peu conforme aux canons du réalisme socialiste et de son
carcan castrateur, d´autant que le cinéaste met en lumière l´attachement de la
tsarine aux idées démocratiques, en dépit de la façon autoritaire dont elle
exerçait le pouvoir. Cet attachement devrait naturellement être mis sous le
boisseau. Après que l´on eut entendu un expert, Lourié (qui, on l´apprend après
l´audition, avait connu le père d´Oleg en 1948, durant la détention provisoire,
au moment où les communistes pourfendaient le cosmopolitisme), le Comité a en
quelque sorte accepté le scénario à condition que le tournage fût confié à
Kozine, un cinéaste plus expérimenté dont Oleg est devenu l´assistant
artistique.
Pendant le récit- où la figure de Catherine II et des bribes de sa vie sont
omniprésentes- Oleg se remémore les souvenirs d´enfance et évoque les mémoires
de sa famille : la terreur stalinienne, un certain soulagement de la
minorité allemande de Russie après le honteux pacte germano –soviétique de 1939,
puis renversement de vapeur en 1941 quand le Reich décide d´envahir l´Union
Soviétique. La grand-mère d´Oleg meurt en déportation et son père doit brûler
ses papiers d´identité pour pouvoir combattre pour la patrie.
Le fil de la narration mène Oleg en
1994 après la chute du mur de Berlin, le démembrement de l´Union Soviétique et
la nouvelle Russie gangrenée par les organisations mafieuses. De la société
figée, muselée et totalitaire du communisme on a sombré dans une société
mafieuse, sans repères, du chacun pour soi.
La misère se répand, la corruption grimpe et l´on brade l´honneur et la
dignité des gens.
Dans cette nouvelle réalité, Oleg retrouve un vieil ami, Jourbine, du temps
où ils avaient travaillé ensemble dans un abattoir. Jourbine est un homme
riche, aux multiples affaires, qui lui propose de concrétiser son rêve de
tourner une fiction sur Catherine II, mais en faisant des concessions qui
flétrissent en quelque sorte son honneur. La fiction se matérialise en une
série télévisée pour chaîne populaire qui privilégie le filon de la tsarine
obsédée sexuelle.
Jourbine finit par tomber en
disgrâce et Oleg part en voyage initiatique en Allemagne où il retrouve une
actrice de l´ex-République Démocratique Allemande qui avait tourné dans le film
de Kozine sur Catherine. Oleg évoque avec elle la grande passion de Catherine II
et le moment où elle aurait failli tout plaquer pour suivre un grand amour…
En refermant ce très beau roman- de qualité supérieure à bon nombre de
romans français de la rentrée de septembre auxquels la presse a accordé dans
ses colonnes un espace beaucoup plus ample-,on ne peut s´empêcher de
réfléchir à l´éblouissement et à la fascination que la langue française exerce
sur ces voix venues d´ailleurs. Andreï Makine a enrichi la littérature
française de son univers singulier où le
dédoublement, l´exil (intérieur et extérieur), l´amour, la mémoire de la
grisaille soviétique et des camps staliniens aussi bien que les personnages
féminins à la fois forts et tendres (pourquoi la tendresse est-elle souvent
conçue comme une faiblesse ?) étalent au grand jour tout le talent d´un
écrivain russe, devenu citoyen français en 1996.
Si Andreï Makine écrit directement en français, s´il est profondément attaché à la langue et à la
culture françaises, l´atmosphère-parcourue par le pathos slave- de ses romans
est essentiellement russe. De la Russie que l´on aime : à la fois paysanne
et cosmopolite, souffrante, courageuse, intrépide, frileuse et réservée au
premier contact, mais chaleureuse au fur et à mesure que les rapports se
développent et se consolident. La Russie revue par le narrateur nostalgique de
La terre et le ciel de Jacques Dorme-roman d´Andreï Makine publié en 2003-qui
rentre au pays et fait se rencontrer les deux cultures, russe et française, à travers le souvenir d´ Alexandra, une dame
française (qui lui a insufflé le goût pour la France), et de l´amour de
celle-ci pour l´aviateur Jacques Dorme.
On pourrait en dire tout autant d´Andreï Makine qui sait concilier la
culture française et la culture russe. Son œuvre est une vraie leçon de poésie
et de sérénité.
Andreï Makine, Une femme aimée, éditions du Seuil, Paris, 2013.