Erich Maria
Remarque, la terre de l´exil.
Une des principales cibles des régimes totalitaires est, on le sait,
l´écrivain. Celui qui pense, qui réfléchit, qui intervient publiquement et qui
ne se prive pas le plus souvent de déranger le pouvoir, à travers l´opportunité
et l´intelligence de ses écrits, ne peut qu´ulcérer ceux qui veulent prendre le
peuple en otage de leurs lubies criminelles.
Le nazisme fut, avant les camps de la mort et la solution finale, le
fossoyeur de l´intelligentsia allemande. Nombre d´écrivains de renom ont dû
abandonner leur pays pour échapper à l´emprisonnement voire à une mort
certaine. On pourrait citer par cœur nombre de ces écrivains-là. Parmi eux, on
ne peut sûrement pas oublier celui d´Erich Maria Remarque.
Né le 22 juin 1898 à Osnabrück, petite ville de Basse-Saxe, son nom de baptême
était Erich Paul Remark. Sa famille, installée dans les régions rhénanes depuis
le dix-huitième siècle, avait de lointaines origines françaises. C´est un aïeul
au début du dix-neuvième siècle qui a jugé patriotique de germaniser son
patronyme, mais, comme nous le rappelle le traducteur Bernard Lortholary*, les
nazis y verraient plutôt l´anagramme de Kramer ou Krämer(boutiquier) et une
preuve irréfutable que cet écrivain, qui plus est pacifiste - hideux selon
l´esprit pervers des suiveurs d´Hitler-était juif.
Il était donc né Remark et prénommé Erich Paul, mais à la veille de son
trentième anniversaire il a non seulement francisé son patronyme, mais il a également
changé en Maria son second prénom probablement par admiration pour le poète
Rainer Maria Rilke.
Son premier grand succès et par bien des côtés peut-être son roman le plus
connu ou à tout le moins le plus emblématique est À l´ouest rien de nouveau(en
allemand Im Westen nichts Neues), un roman sur la Grande Guerre-à laquelle il
avait d´ailleurs participé à l´âge de dix-huit ans- qui curieusement fut
d´abord refusé par le grand éditeur S. Fischer sous prétexte que le sujet n´était
plus d´actualité une dizaine d´années après l´armistice et alors que les livres
sur le conflit étaient déjà assez nombreux.
Néanmoins, un autre éditeur, Ullstein, a flairé dans ce roman la
possibilité d´un succès commercial. Or, il n´avait pas tort. Publié en 1929, À
l´ouest rien de nouveau a rencontré un succès fulgurant à telle enseigne qu´il
est devenu un classique et fut porté à l´écran aux États-Unis par Lewis
Milestone avec scénario de George Abbott.
Erich Maria Remarque a souvent regretté que ce roman qui lui a permis une
certaine aisance matérielle ait parfois éclipsé son œuvre ultérieure. Ses
admirateurs étaient quand même légion et d´autres titres ont connu aussi une
large audience comme Après(1931), Les camarades(1938), Un temps pour vivre et
un temps pour mourir(1955), L´obélisque noir(1958) ou La nuit de Lisbonne
(1962).
Ne s´étant jamais gardé d´afficher
au grand jour son pacifisme apolitique, Erich Maria Remarque s´est vu attiré
les foudres non seulement de la droite nationaliste et militariste, mais aussi
d´une certaine gauche qui déplorait que ce pacifisme-là ne fût pas empreint
d´une dénonciation du capitalisme.
Victime de menaces et de la haine qui sévissait en Allemagne après la
montée du nazisme, il s´set vu contraint à l´exil, d´abord en Suisse, puis aux
États-Unis après qu´il fut déchu de la nationalité allemande.
Lorsqu´il est décédé à Locarno, en Suisse, le 25 septembre 1970, Erich
Maria Remarque travaillait à un roman
dont la publication fut autorisée l´année suivante par sa veuve Paulette
Goddard. La version publiée en 1971, Schatten im Paradies (Ombres dans la traduction
française de 1972), n´était ni la dernière, ni la plus aboutie. Ce n´est que
quasiment trois décennies plus tard que l´ultime version de ce roman posthume
et inachevé (il lui manquerait peu de pages), intitulé Das gelobte Land, a pu
voir le jour. La traduction française-Cette terre promise- vient enfin de
paraître aux éditions Stock dans sa brillante collection La cosmopolite avec
une traduction et une postface de Bernard Lortholary.
Ce brillant roman-un de plus- raconte une nouvelle histoire d´un exil-thème
récurrent dans les romans de Remarque-, cette fois-ci celui d´un jeune
Allemand, pourchassé par les nazis, emprisonné et interné dans des camps en
Allemagne et en France, et qui parvient, enfin, après moult péripéties et
dangers à rejoindre les États-Unis. Il arrive dans le nouveau monde avec un
faux passeport au nom de Ludwig Sommer, antiquaire, juif qui plus est, ce qui
était susceptible de lui causer bien des déboires. Il l´avait hérité d´un ami qui était mort à
Bordeaux deux ans auparavant (l´intrigue du roman s´amorce en 1944). Bauer, un
ancien professeur de mathématiques devenu faussaire à Marseille, lui avait
conseillé de ne pas modifier le passeport pour le mettre à son nom puisque de
la sorte il risquerait davantage.
Ludwig Sommer donc arrive aux États-Unis, mais il est d´abord parqué dans
Ellis Island, une espèce de no man´s land ou plutôt de purgatoire, une île au
large de Manhattan où les immigrants doivent patienter qu´on leur donne un visa
d´entrée à cette terre promise, le paradis dès que le visa leur est remis ou,
en l´absence de cette aubaine, l´enfer.
En quittant finalement Ellis Island, plongé dans ses pensées, il
déambule dans la ville et pour la première fois depuis des années de désespoir
et de persécutions, l´espoir semble pointer à l´horizon, malgré les doutes qui
l´assaillaient encore : «Je marchais très lentement dans la ville en
effervescence ; je la voyais sans la voir. J´avais été uniquement
préoccupé par la survie primitive pendant de si longues années que c´était dans
cette ignorance de toute vie autre qu´avait résidé en même temps ma protection.
Cela avait été une pulsion de survie ignorant tout le reste, comme juste avant
la panique que déclenche un naufrage, avec aucun autre but que : ne pas
mourir. Mais à présent, dans ce moment étrange, je sentais que la vie pouvait
commencer à se déployer de nouveau en éventail devant moi, qu´elle aurait à
nouveau un avenir, si limité qu´il puisse être, et qu´avec l´avenir pourrait
aussi se relever le passé, avec l´odeur du sang et des tombes. J´éprouvais
vaguement que ce passé pourrait aisément m´abattre d´un coup, mais je ne
voulais pas le savoir, pas à ce moment plein de vitrines miroitantes et de
l´odeur fauve de la liberté(…) Tout n´était-il pas desséché et mort, est-ce
qu´avoir survécu pouvait se muer en continuer de vivre, et en une vie ?
Cela existait-il, de commencer une nouvelle fois, depuis le début pour être interprété, comme la langue que
j´avais devant moi, inconnue et pleine de possibilités ? Cela existait-il,
sans que cela devienne trahison et double meurtre des morts qui ne voulaient
pas être oubliés ?».
Avant les retrouvailles avec Hirsch, un vieil ami, il descend à l´hôtel
Rausch où il fait la connaissance du gérant Vladimir Meukoff qui joue aux
échecs et qui est le symbole de ce que fut le basculement des frontières en
Europe, le reliquat de nombreuses révolutions, d´après lui-même, puisqu´il fut
successivement tchèque, russe, polonais et autrichien, selon qui occupait la
petite localité d´où sa mère était originaire, avant de devenir allemand
pendant l´occupation et finalement américain. Cet hôtel est le point de départ
de la découverte d´une foule de personnages hauts en couleur qui peuplent la
confrérie des exilés mais aussi parfois la cocasse société américaine :
une comtesse russe, un irlandais qui vide le frigidaire, Maria Fiola, un
mannequin italo-russe pour qui son cœur commence à battre et, à la fin du
roman, un curieux Siegfried Lenz,
peintre et pianiste, homonyme d´un réputé écrivain allemand de
l´après-guerre.
Ludwig s´accommode au fur et à mesure de sa nouvelle vie américaine. Il
s´interroge s´il doit rentrer plus tard en Europe quand la guerre sera finie ou
s´il doit rester aux États-Unis où il garde toujours l´impression d´être en
marge de l´intégration et d´être vu comme un intrus à peine toléré. Il
travaille pour des antiquaires et des marchands d´art –au bout du compte la
profession du vrai Ludwig en Europe- dont Alexander Silver et Reginald Black
qui vend des Degas et des Cézanne à un richissime marchand d´armes et se rend
ainsi compte du cynisme du monde de l´art, mais après tout il faut continuer de
vivre, d´ordinaire grâce à l´espoir, mais aussi parfois grâce au souvenir, même
si c´est le souvenir douloureux de la guerre.
Selon Ludwig, en réponse à un autre personnage, Ravic, la guerre existe parce
que le souvenir est un falsificateur romantique avant d´ajouter : «Un
filtre qui laisse passer l´horreur et l´oublie, pour ne garder que l´aventure.
Dans le souvenir, tout le monde est un héros. Sur la guerre, seuls les morts
auraient leur mot à dire ; ils l´ont faite en entier. Mais ils sont
réduits au silence». Ravic lui répond en secouant la tête: «On ne ressent pas
les souffrances d´autrui. Ni sa mort. Au bout de peu de temps, on sait
seulement qu´on s´en est tiré. C´est notre sacrée peau qui nous isole et fait
de nous des îlots d´égoïsme. Vous avez vécu ça dans les camps ; la douleur
éprouvée à la mort d´autrui n´empêchait pas d´avaler le morceau de pain qu´on
avait récupéré».
Ce roman est resté inachevé, on ignore donc le dénouement que l´auteur lui
aurait réservé à Ludwig Sommer et aux autres personnages. Dans sa belle
postface, Bernard Lortholary, le traducteur nous donne son avis : «On peut
soupçonner que le dénouement le plus pessimiste et tragique aurait eu la
préférence de l´auteur. Mais peut-être cet inachèvement qui laisse le lecteur dans
la même incertitude que le héros, donne-t-il à ce grand roman du XXe siècle, et
à tous les récits et tableaux qu´on y trouve, la fin la plus significative
quant au tournant historique que fut 1945 et aux incertitudes qui régnaient
alors. Elles ne sont pas si différentes des nôtres».
Quoi qu´il en soit, ce livre nous a procuré un prodigieux moment de
bonheur. C´est rare de lire aujourd´hui
un livre aussi beau et riche sur l´exil, la condition humaine et les souvenirs de la guerre ou la façon dont la
guerre conditionne la vie d´autrui. Il y a la guerre de ceux qui l´ont vécue et
y sont morts mais il y aussi la guerre des survivants dont les plaies sont un interminable tourment. Et
à la fin, il y a quand même les fictions qui nous font réfléchir sur la guerre
et l´exil, comme Cette terre promise, magnifique roman d´un grand écrivain du
vingtième siècle.
*Dans la postface de ce roman.
Erich Maria Remarque, Cette terre promise, traduction de Bernard
Lortholary, collection La cosmopolite, éditions Stock, Paris, janvier 2017.