Gabriel García
Márquez en journaliste éclairé.
Lorsque le 17 avril 2014 il a poussé -à Mexico où il
vivait- son dernier soupir, les amants de la littérature de par le monde ont
pleuré la disparition de celui qui était sans l´ombre d´un doute une vraie
légende vivante. On n´ignorait pas que le Colombien Gabriel García Márquez, né
à Aracatara le 6 mars 1927, pourrait s´éteindre à tout instant depuis qu´on lui
avait diagnostiqué un cancer lymphatique en 1999, mais la mort, aussi annoncée
soit-elle - «la mort, cet animal somnambule des patios de la mémoire», comme
l´a écrit un jour le grand poète portugais Eugénio de Andrade-, nous prend toujours au dépourvu. García
Márquez était frôlé par le spectre de la camarde qui rôdait, mais on n´osait
pas trop y croire. Quoiqu´il y eût survécu encore plusieurs années, cette
tumeur l´a considérablement affaibli à telle enseigne que l´écriture-la passion
de sa vie-fut réduite à la portion congrue. Dans notre mémoire, restent gravés
les éblouissants romans que son intarissable talent nous a prodigués, Cien años
de soledad(Cent Ans de solitude), El amor en los tiempos del cólera (L´amour aux temps du choléra), La Hojarasca(Des feuilles dans la bourrasque), Crónica
de una muerte anunciada(Chronique d´une mort annoncée) et tant d´autres titres,
romans, contes, nouvelles, mémoires qui ont enchanté plus d´une génération de
lecteurs. De García Márquez- qui s´est vu décerner le Prix Nobel de Littérature
en 1982-on se souviendra aussi de ses engagements politiques à gauche comme le
soutien à Fidel Castro et de sa brouille avec l´ami Mario Vargas Llosa qui
contrairement à ce que l´on a souvent insinué n´était pas due à des raisons
politiques mais plutôt à une affaire de jupes.
Si sa fiction est néanmoins plébiscitée, son œuvre
journalistique est peut-être moins connue. C´est en quelque sorte dans ce
registre-même s´il tient aussi du livre de voyages, naturellement-que l´on
pourrait inclure un ouvrage de l´auteur que les éditions Random House Espagne
viennent de faire paraître à titre posthume, intitulé De Viaje por Europa del
Este (En voyageant par l´Europe de l´Est). Ce sont en effet des impressions de
voyage-entre un ton un tant soit peu mémorialiste, un tantinet journalistique-à
partir d´un périple qu´il avait effectué en compagnie de deux amis (Jacqueline,
une Française, et Franco, un Italien) dans la deuxième moitié des années
cinquante (vers 1957) dans les anciens pays communistes-nouvellement
communistes à l´époque- de l´Europe Orientale. Ce déplacement a compris des
voyages en RDA, en Tchécoslovaquie, en Pologne, en Union Soviétique et en
Hongrie. Or le moins que l´on puisse dire c´est que les convictions de Gabriel
García Márquez, favorables à l´idéal communiste, n´ont nullement entamé le
devoir d´objectivité du journaliste. Il observe, analyse, interroge, objecte,
mais ses paroles, par-dessus le marché, expriment le souci de bien traduire ce
qu´il a pu voir et entendre.
En RDA, première étape, ce qui impressionne tout d´abord
García Márquez et ses compagnons c´est, cela va sans dire, le contraste avec la
RFA. Il faut rappeler, d´ailleurs, que le mur de Berlin n´avait pas encore été
construit et l´on pouvait aisément dresser toutes les comparaisons possibles. À
une certaine opulence dans les boutiques et les supermarchés que l´on
constatait en Allemagne de l´Ouest, il y avait pénurie de produits dans les
étagères à l´Est. Même parmi ceux qui croyaient fièrement aux lendemains qui
chantent, il y en avait qui regrettaient le rythme assez lent de certains
changements. Partout où l´on se déplaçait, on vérifiait que la grisaille était
le plus grand dénominateur commun. Les grands propriétaires d´autrefois
coulaient encore des jours heureux, puisqu´ils avaient récemment touché les
indemnités dues aux expropriations, mais l´argent ne durait pas à vie et les
héritiers devraient forcément en payer les frais. Les étudiants étaient particulièrement
intransigeants. Deux jeunes filles rencontrées qui ne faisaient qu´étudier,
recevant de surcroît une petite somme allouée par l´État, ne cessaient pourtant
de pester contre la qualité de leurs vêtements et la situation générale du
pays : «Que l´on ne nous donne pas de l´argent mais que l´on nous laisse
parler librement». Chez elles, on ne pouvait pas lire les livres que l´on voulait
comme à Paris où le nylon était un produit populaire. Quand García Márquez et
son ami italien Franco leur eurent rétorqué qu´aux dernières élections le
gouvernement avait eu 92% des voix, les interlocuteurs dont un sympathique Herr
Wolf ont expliqué qu´il y avait toutes sortes de pressions qui s´exerçaient, au
niveau des structures locales de voisinage ou de police qui conditionnaient le
libre choix des citoyens. En plus, l´air peu souriant voire bourru des
militaires soviétiques en poste en RDA-à la frontière ou où que ce
fût-traduisait on ne peut mieux le malaise que l´on vivait quotidiennement.
La Tchécoslovaquie aura sans doute été l´étape la plus
joyeuse de ce périple. Malgré un certain contrôle de la littérature et de la
presse étrangère ainsi que la difficulté de voyager à l´extérieur, García
Márquez y a remarqué l´énorme effervescence culturelle, des débats à foison,
des publications florissantes comme si le Printemps de Prague survenu une
décennie plus tard n´aurait été que le chant du cygne d´un régime qui s´était
choisi une voie toute particulière de vivre et d´édifier le socialisme.
L´égalité entre les sexes semblait ici également en avance par rapport aux pays
voisins. On voyait les hommes dans la rue épauler les femmes et s´occuper des
enfants.
En Pologne, on vivait encore sous le signe de la
reconstruction, surtout à Varsovie, terrassée pendant la seconde guerre
mondiale. Deux aspects sautaient aux yeux du premier coup : le fort
catholicisme – principalement à Cracovie, «ville d´un conservatisme
hermétique»- et la méfiance à l´égard des Soviétiques.
Les jeunes semblaient plus actifs politiquement qu´ailleurs et l´on respirait
une certaine liberté au niveau artistique. On pouvait railler à peu près tout
le monde, le seul intouchable étant Wladislav Gomulka, leader historique
communiste polonais, tombé en disgrâce et écroué pendant les premières années
du communisme, mais réhabilité et devenu président après un processus de
déstalinisation. L´avidité de lecture des Polonais et l´influence culturelle
française étaient des faits qui avaient aussi tapé dans l´œil des visiteurs. À cette époque, catholicisme et communisme
paraissaient faire plutôt bon ménage, en Pologne…
La partie la plus attendue du voyage en est pour des
raisons évidentes l´Union Soviétique, où cette fois-ci l´auteur était intégré
dans une délégation colombienne à un Festival International s´y déroulant. Le
pays était immense, comme on le sait. Aujourd´hui encore, malgré l´écroulement
de l´ancienne URSS, la Russie qui en était le noyau central est le plus grand
pays au monde. L´une des choses qui
aient le plus frappé García Márquez dans ce périple dans la patrie des Soviets
était l´excellente qualité des trains ce qui configurait un contraste flagrant
avec la pénurie étalée au grand jour dans le quotidien des gens. Pourtant, il
fallait bien que les trains fussent confortables étant donné les distances
parcourues pour longer le pays, par exemple. De Vladivostok aux confins du pays
partait un train lundi matin qui n´arrivait à Moscou que le dimanche soir, donc
une semaine pour effectuer le trajet ! Puis, le souci avec les passagers
était de mise. Dans les villes les plus importantes, il y avait une ambulance
dans la gare. Une équipe composée d´un
médecin et de deux infirmières montait dans le train pour ausculter les
malades. Ceux présentant des symptômes de maladies contagieuses étaient
transportés séance tenante dans un hôpital et le train était aussitôt
désinfecté.
Dans l´ensemble, les Russes ont laissé une bonne
impression, plutôt avenants et essayant de plaire aux visiteurs, même quand ils
ne maîtrisaient pas d´autre langue que la leur. García Márquez nous raconte
même des épisodes cocasses, comme celui d´un délégué allemand qui dans une gare
d´Ukraine a fait devant une jeune fille l´éloge de sa bicyclette russe. La
jeune fille a dit au délégué qu´elle la lui offrait en signe d´amitié. Le
délégué s´y est opposé mais quand le train a démarré elle a lancé, avec l´aide
de la foule, la bicyclette à l´intérieur du train en cassant involontairement
la tête au délégué qui une fois arrivé à Moscou se promenait joyeusement en
vélo la tête bandée !
García Márquez a rencontré dans ce périple des Espagnols,
enfants de réfugiés de la Guerre Civile («hijos de Rojos»). Ils maniaient tous
parfaitement le castillan. D´aucuns étaient néanmoins rentrés en Espagne, mais faute
de travail ils étaient retournés en Russie où ils gagnaient pas mal en tant
qu´ouvriers spécialisés. Tous ne portaient pourtant pas Staline dans le cœur.
Le père des peuples était incessamment un sujet de conversation pendant tout le séjour. La plupart des Russes
voulaient oublier l´époque stalinienne. On évoquait quand même avec une
certaine fierté ce que le pays avait accompli en près de quatre décennies
d´édification du socialisme. Parfois, ils étaient fiers de choses qu´ils
croyaient avoir inventées, mais qui l´avaient déjà été par d´autres. C´était la
conséquence du manque d´information et de l´absence d´une presse libre. Les
œuvres censurées étaient légion dont celles de Kafka pour sa métaphysique
pernicieuse. Franz Kafka, décédé en 1924, n´aurait jamais soupçonné qu´un jour
dans un pays européen se passeraient des situations qui pourraient ressembler
on ne peut mieux à l´univers labyrinthique et bureaucratique qu´il avait
enfanté…
Enfin, la Hongrie fut la dernière étape de ce périple en
Europe de l´Est. Ce fut le pays où García Márquez fut le plus surveillé. La
police et les interprètes ne lâchaient jamais les visiteurs. Le souvenir de l´insurrection d´octobre 1956
était présent dans tous les esprits. La répression avait causé plus de deux
mille morts. Imre Nágy l´ancien président, fut exécuté et remplacé par János
Kádar, un suppôt des Soviétiques. Les signes de la destruction étaient encore
visibles à Budapest quasiment un an après la révolte et le nouveau président
régnait par la terreur.
L´une des rares occasions où García Márquez soit parvenu
à échapper à la surveillance, il s´est promené un peu en ville et est monté
dans un tramway où tout le monde avait peur de parler à un étranger. ..
Presque soixante ans après les événements, la parution de
ce livre nous restitue une époque où, en dépit de la période stalinienne en
URSS et de l´insurrection en Hongrie par exemple, l´intelligentsia progressiste
de par le monde croyait encore aux lendemains
qui chantent. Gabriel García Márquez faisait partie de ceux-là, mais son
idéal n´a pas mis sous le boisseau son esprit critique, qualité fondamentale
des vrais journalistes. Lire ses
impressions aujourd´hui ne fait qu´accentuer, outre le professionnalisme, l´excellence
et les qualités humaines de celui qui fut indiscutablement un des plus grands écrivains
mais aussi un des plus grands journalistes de la deuxième moitié du vingtième
siècle.
Gabriel García Márquez, De viaje por Europa del
Este, Literatura Random House, Barcelone, novembre 2015