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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mardi 29 décembre 2015

Chronique de janvier 2016





Gabriel García Márquez en journaliste éclairé.


Lorsque le 17 avril 2014 il a poussé -à Mexico où il vivait- son dernier soupir, les amants de la littérature de par le monde ont pleuré la disparition de celui qui était sans l´ombre d´un doute une vraie légende vivante. On n´ignorait pas que le Colombien Gabriel García Márquez, né à Aracatara le 6 mars 1927, pourrait s´éteindre à tout instant depuis qu´on lui avait diagnostiqué un cancer lymphatique en 1999, mais la mort, aussi annoncée soit-elle - «la mort, cet animal somnambule des patios de la mémoire», comme l´a écrit un jour le grand poète portugais Eugénio de Andrade-,  nous prend toujours au dépourvu. García Márquez était frôlé par le spectre de la camarde qui rôdait, mais on n´osait pas trop y croire. Quoiqu´il y eût survécu encore plusieurs années, cette tumeur l´a considérablement affaibli à telle enseigne que l´écriture-la passion de sa vie-fut réduite à la portion congrue. Dans notre mémoire, restent gravés les éblouissants romans que son intarissable talent nous a prodigués, Cien años de soledad(Cent Ans de solitude), El amor en los tiempos del cólera (L´amour aux temps du choléra), La Hojarasca(Des feuilles dans la bourrasque), Crónica de una muerte anunciada(Chronique d´une mort annoncée) et tant d´autres titres, romans, contes, nouvelles, mémoires qui ont enchanté plus d´une génération de lecteurs. De García Márquez- qui s´est vu décerner le Prix Nobel de Littérature en 1982-on se souviendra aussi de ses engagements politiques à gauche comme le soutien à Fidel Castro et de sa brouille avec l´ami Mario Vargas Llosa qui contrairement à ce que l´on a souvent insinué n´était pas due à des raisons politiques mais plutôt à une affaire de jupes.
Si sa fiction est néanmoins plébiscitée, son œuvre journalistique est peut-être moins connue. C´est en quelque sorte dans ce registre-même s´il tient aussi du livre de voyages, naturellement-que l´on pourrait inclure un ouvrage de l´auteur que les éditions Random House Espagne viennent de faire paraître à titre posthume, intitulé De Viaje por Europa del Este (En voyageant par l´Europe de l´Est). Ce sont en effet des impressions de voyage-entre un ton un tant soit peu mémorialiste, un tantinet journalistique-à partir d´un périple qu´il avait effectué en compagnie de deux amis (Jacqueline, une Française, et Franco, un Italien) dans la deuxième moitié des années cinquante (vers 1957) dans les anciens pays communistes-nouvellement communistes à l´époque- de l´Europe Orientale. Ce déplacement a compris des voyages en RDA, en Tchécoslovaquie, en Pologne, en Union Soviétique et en Hongrie. Or le moins que l´on puisse dire c´est que les convictions de Gabriel García Márquez, favorables à l´idéal communiste, n´ont nullement entamé le devoir d´objectivité du journaliste. Il observe, analyse, interroge, objecte, mais ses paroles, par-dessus le marché, expriment le souci de bien traduire ce qu´il a pu voir et entendre.
En RDA, première étape, ce qui impressionne tout d´abord García Márquez et ses compagnons c´est, cela va sans dire, le contraste avec la RFA. Il faut rappeler, d´ailleurs, que le mur de Berlin n´avait pas encore été construit et l´on pouvait aisément dresser toutes les comparaisons possibles. À une certaine opulence dans les boutiques et les supermarchés que l´on constatait en Allemagne de l´Ouest, il y avait pénurie de produits dans les étagères à l´Est. Même parmi ceux qui croyaient fièrement aux lendemains qui chantent, il y en avait qui regrettaient le rythme assez lent de certains changements. Partout où l´on se déplaçait, on vérifiait que la grisaille était le plus grand dénominateur commun. Les grands propriétaires d´autrefois coulaient encore des jours heureux, puisqu´ils avaient récemment touché les indemnités dues aux expropriations, mais l´argent ne durait pas à vie et les héritiers devraient forcément en payer les frais. Les  étudiants étaient particulièrement intransigeants. Deux jeunes filles rencontrées qui ne faisaient qu´étudier, recevant de surcroît une petite somme allouée par l´État, ne cessaient pourtant de pester contre la qualité de leurs vêtements et la situation générale du pays : «Que l´on ne nous donne pas de l´argent mais que l´on nous laisse parler librement». Chez elles, on ne pouvait pas lire les livres que l´on voulait comme à Paris où le nylon était un produit populaire. Quand García Márquez et son ami italien Franco leur eurent rétorqué qu´aux dernières élections le gouvernement avait eu 92% des voix, les interlocuteurs dont un sympathique Herr Wolf ont expliqué qu´il y avait toutes sortes de pressions qui s´exerçaient, au niveau des structures locales de voisinage ou de police qui conditionnaient le libre choix des citoyens. En plus, l´air peu souriant voire bourru des militaires soviétiques en poste en RDA-à la frontière ou où que ce fût-traduisait on ne peut mieux le malaise que l´on vivait quotidiennement.
La Tchécoslovaquie aura sans doute été l´étape la plus joyeuse de ce périple. Malgré un certain contrôle de la littérature et de la presse étrangère ainsi que la difficulté de voyager à l´extérieur, García Márquez y a remarqué l´énorme effervescence culturelle, des débats à foison, des publications florissantes comme si le Printemps de Prague survenu une décennie plus tard n´aurait été que le chant du cygne d´un régime qui s´était choisi une voie toute particulière de vivre et d´édifier le socialisme. L´égalité entre les sexes semblait ici également en avance par rapport aux pays voisins. On voyait les hommes dans la rue épauler les femmes et s´occuper des enfants.
En Pologne, on vivait encore sous le signe de la reconstruction, surtout à Varsovie, terrassée pendant la seconde guerre mondiale. Deux aspects sautaient aux yeux du premier coup : le fort catholicisme – principalement à Cracovie, «ville d´un conservatisme hermétique»- et la méfiance à l´égard des Soviétiques. Les jeunes semblaient plus actifs politiquement qu´ailleurs et l´on respirait une certaine liberté au niveau artistique. On pouvait railler à peu près tout le monde, le seul intouchable étant Wladislav Gomulka, leader historique communiste polonais, tombé en disgrâce et écroué pendant les premières années du communisme, mais réhabilité et devenu président après un processus de déstalinisation. L´avidité de lecture des Polonais et l´influence culturelle française étaient des faits qui avaient aussi tapé dans l´œil des visiteurs.  À cette époque, catholicisme et communisme paraissaient faire plutôt bon ménage, en Pologne…
La partie la plus attendue du voyage en est pour des raisons évidentes l´Union Soviétique, où cette fois-ci l´auteur était intégré dans une délégation colombienne à un Festival International s´y déroulant. Le pays était immense, comme on le sait. Aujourd´hui encore, malgré l´écroulement de l´ancienne URSS, la Russie qui en était le noyau central est le plus grand pays au monde.  L´une des choses qui aient le plus frappé García Márquez dans ce périple dans la patrie des Soviets était l´excellente qualité des trains ce qui configurait un contraste flagrant avec la pénurie étalée au grand jour dans le quotidien des gens. Pourtant, il fallait bien que les trains fussent confortables étant donné les distances parcourues pour longer le pays, par exemple. De Vladivostok aux confins du pays partait un train lundi matin qui n´arrivait à Moscou que le dimanche soir, donc une semaine pour effectuer le trajet ! Puis, le souci avec les passagers était de mise. Dans les villes les plus importantes, il y avait une ambulance dans la gare. Une équipe composée d´un  médecin et de deux infirmières montait dans le train pour ausculter les malades. Ceux présentant des symptômes de maladies contagieuses étaient transportés séance tenante dans un hôpital et le train était aussitôt désinfecté.       
Dans l´ensemble, les Russes ont laissé une bonne impression, plutôt avenants et essayant de plaire aux visiteurs, même quand ils ne maîtrisaient pas d´autre langue que la leur. García Márquez nous raconte même des épisodes cocasses, comme celui d´un délégué allemand qui dans une gare d´Ukraine a fait devant une jeune fille l´éloge de sa bicyclette russe. La jeune fille a dit au délégué qu´elle la lui offrait en signe d´amitié. Le délégué s´y est opposé mais quand le train a démarré elle a lancé, avec l´aide de la foule, la bicyclette à l´intérieur du train en cassant involontairement la tête au délégué qui une fois arrivé à Moscou se promenait joyeusement en vélo la tête bandée !  
García Márquez a rencontré dans ce périple des Espagnols, enfants de réfugiés de la Guerre Civile («hijos de Rojos»). Ils maniaient tous parfaitement le castillan. D´aucuns étaient néanmoins rentrés en Espagne, mais faute de travail ils étaient retournés en Russie où ils gagnaient pas mal en tant qu´ouvriers spécialisés. Tous ne portaient pourtant pas Staline dans le cœur. Le père des peuples était incessamment un sujet de conversation pendant  tout le séjour. La plupart des Russes voulaient oublier l´époque stalinienne. On évoquait quand même avec une certaine fierté ce que le pays avait accompli en près de quatre décennies d´édification du socialisme. Parfois, ils étaient fiers de choses qu´ils croyaient avoir inventées, mais qui l´avaient déjà été par d´autres. C´était la conséquence du manque d´information et de l´absence d´une presse libre. Les œuvres censurées étaient légion dont celles de Kafka pour sa métaphysique pernicieuse. Franz Kafka, décédé en 1924, n´aurait jamais soupçonné qu´un jour dans un pays européen se passeraient des situations qui pourraient ressembler on ne peut mieux à l´univers labyrinthique et bureaucratique qu´il avait enfanté…
Enfin, la Hongrie fut la dernière étape de ce périple en Europe de l´Est. Ce fut le pays où García Márquez fut le plus surveillé. La police et les interprètes ne lâchaient jamais les visiteurs.  Le souvenir de l´insurrection d´octobre 1956 était présent dans tous les esprits. La répression avait causé plus de deux mille morts. Imre Nágy l´ancien président, fut exécuté et remplacé par János Kádar, un suppôt des Soviétiques. Les signes de la destruction étaient encore visibles à Budapest quasiment un an après la révolte et le nouveau président régnait par la terreur.
L´une des rares occasions où García Márquez soit parvenu à échapper à la surveillance, il s´est promené un peu en ville et est monté dans un tramway où tout le monde avait peur de parler à un étranger. ..       

 
Presque soixante ans après les événements, la parution de ce livre nous restitue une époque où, en dépit de la période stalinienne en URSS et de l´insurrection en Hongrie par exemple, l´intelligentsia progressiste de par le monde croyait encore aux lendemains  qui chantent. Gabriel García Márquez faisait partie de ceux-là, mais son idéal n´a pas mis sous le boisseau son esprit critique, qualité fondamentale des vrais journalistes.  Lire ses impressions aujourd´hui ne fait qu´accentuer, outre le professionnalisme, l´excellence et les qualités humaines de celui qui fut indiscutablement un des plus grands écrivains mais aussi un des plus grands journalistes de la deuxième moitié du vingtième siècle.

Gabriel García Márquez, De viaje por Europa del Este, Literatura Random House, Barcelone, novembre 2015      

mercredi 9 décembre 2015

Article pour Le Petit Journal



Je vous laisse ici le lien pour l´article sur le roman L´autre Simenon de Patrick Roegiers  que j´ai écrit pour l´édition Lisbonne du Petit Journal:

 http://www.lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/culture/232802-litterature-l-autre-simenon-de-patrick-roegiers-un-roman-polemique

Bonne lecture:


samedi 28 novembre 2015

Chronique de décembre 2015




 Un monde cauchemardesque.



Dans la lignée de Nous autres d´Evgueni Zamiatine, du Meilleur des Mondes (Brave New World) d´Aldous Huxley, de, bien sûr, 1984 de George Orwell ou encore de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, La Kallocaïne de l´écrivaine suédoise Karin Boye est une des œuvres majeures de ce que l´on pourrait dénommer comme des romans dystopiques ou contre-utopiques (1). Néanmoins, ce magnifique ouvrage est à tort moins connu que les autres titres énoncés. Publié en 1940, il précède pourtant celui de George Orwell (et évidemment celui de Ray Bradbury) qui d´après certaines sources y aurait puisé aussi l´inspiration pour l´écriture de 1984. C´est peut-être un tant soit peu discutable, des informations contradictoires circulant sur l´influence réelle que La Kallocaïne aurait exercée sur le célèbre roman de George Orwell, contrairement à Nous autres de Zamiatine constamment cité comme une  référence pour l´écriture de 1984. Toujours est-il qu´il y a une atmosphère dans le roman de Karin Boye qui ne va pas sans rappeler le chef -d´œuvre de l´écrivain anglais.
Kallocaïne est un des cinq romans écrits par Karin Boye qui fut également poète. Née le 26 octobre 1900 à Göteborg  au sein d´une famille bourgeoise et libérale, Karin Boye a tôt adhéré aux idéaux progressistes et pacifistes, ralliant notamment la branche suédoise du groupe Clarté, mouvement international de travailleurs fondé en France par les intellectuels Henri Barbusse et Paul Vaillant-Couturier. Malgré sa passion pour les idées socialistes, Dieu n´était pas absent de sa vie. Toutefois, sa conception, émaillée d´humilité et de générosité, rejoignait en quelque sorte celle de Simone Weil, par exemple. Avec d´autres intellectuels progressistes suédois comme Arthur Lundkvist et Harry Martinson, elle essayait de conjuguer un certain radicalisme marxiste et l´intérêt pour les préceptes freudiens. Un voyage en Urss en 1928 l´a fortement déçue, mais son espoir en des jours meilleurs restait intact.
Dans les années trente, tout en conservant ses engagements, elle s´est plutôt tournée vers la littérature. Sa poésie et ses romans traduisaient néanmoins les affres d´une âme de plus en plus tourmentée. Sa vie sentimentale en est devenue tourneboulée, l´échec de son mariage avec un membre du groupe Clarté la poussant à s´intéresser à la psychanalyse. Vers 1934, elle a retrouvé un peu de tranquillité auprès de sa compagne Margot Hänel, une juive berlinoise refugiée en Suède. Pourtant, son âme ne s´est jamais tout à fait apaisée et le 23 avril 1941 elle a mis fin à ses jours dans la solitude d´une montagne, loin des clameurs de la guerre qui sévissait en Europe. Sa compagne lui a emboité le pas, en se suicidant aussi trente-huit jours plus tard à l´âge de vingt-neuf ans.
Kallocaïne, le chef d´œuvre de Karin Boye, a vu le jour en 1940, un an avant sa mort. Ce livre, souvent classé dans le rayon Utopie et Science -Fiction (y compris par son éditeur français Ombres), est à vrai dire, comme on l´a vu plus haut, un roman dystopique ou contre-utopique. D´après la plupart des dictionnaires, comme par exemple, le Larousse, une contre-utopie ou une dystopie est la «description, au moyen d´une fiction, d´un univers déshumanisé et totalitaire, dans lequel les rapports sociaux sont dominés par la technologie et la science». Selon des définitions complémentaires, cet univers déshumanisé empêche naturellement les gens d´atteindre le bonheur et en ceci la dystopie ou contre-utopie se singularise par rapport à l´utopie puisque celle-ci projette un monde  idéal alors que celle-là vire au cauchemar.
Le roman Kallocaïne tire son nom du personnage principal (qui écrit une sorte de journal en tant que prisonnier), l´ingénieur Léo Kall qui vit au pays des Chimistes nº 4 dans l´Etat Mondial et invente une drogue de vérité qui sous forme d´injection appliquée aux citoyens pousse ceux-ci à la délation. La délation est d´ailleurs érigée en acte civique par l´État Mondial fondé sur la surveillance des uns par les autres et qui pourchasse impitoyablement tout vestige d´individualisme. Les accusés ou suspects soumis à l´interrogatoire et sous l´emprise de la drogue délivrent des secrets en toute sérénité y compris des soupçons, des méfiances, des doutes concernant leur conjoint. L´État Mondial semble en alerte permanente. Les gens sont enrôlés dans des célébrations d´État, les enfants (surnommés enfants-soldats) sont militarisés par le régime, la surveillance de l´espace privé n´a pas de limites.
Dans ce contexte, le souci de la perfection est érigé en objectif primordial de l´État. Mais quelle perfection, peut-on se demander ? D´après ce que vous avez lu jusqu´ici c´est clair qu´il s´agit d´une soi-disant perfection qui exclut naturellement toute dissension et vire à la paranoïa. À la page 113, on peut lire les paroles de l´ingénieur Kall sur les conséquences et le but de l´usage de la kallocaïne : «On n´a plus qu´à espérer une loi dont la portée dépasserait tout ce que l´histoire a connu : une loi contre les pensées et les sentiments hostiles à l´État. Elle se fera peut-être attendre, mais elle sera certainement promulguée un jour».
L´État Mondial a plein d´organisations, de bureaux, de départements (dont un étrange Service des Sacrifices Volontaires) qui se consacrent pour la plupart à la propagande. D´autre part, il faut recruter constamment des personnes, a fortiori des jeunes, pour nourrir le sentiment que le pays est constamment en danger et que l´ennemi farouche est toujours aux aguets. On assiste lors d´une réunion à toutes sortes de considérations sur le recrutement de jeunes ou moins jeunes pour le Service des Sacrifices Volontaires. On penche plutôt pour l´enrôlement des plus jeunes puisqu´ils sont plus influençables : «Le mariage ou la vie de  travail organisée ont en général un effet néfaste sur le nombre de nouvelles inscriptions. Certes on trouve dans tous les milieux et à tous les âges des solitaires affamés de quelque chose d´indéfinissable et qui, lorsqu´ils ont été déçus par ce qu´on appelle le bonheur et la vie, espèrent que le malheur et la mort lui seront plus favorables ; il ne faut pas négliger cette catégorie-là. Car la jeunesse- en particulier, celle qu´on a soigneusement formée-est plus sujette que tous les autres âges à la solitude et aux déceptions, mais cette solitude et ces déceptions ne font peut-être qu´augmenter son goût des tentatives téméraires. C´est donc à elle qu´il faut s´adresser d´abord»(2) Les orateurs ne s´entendent cependant pas quant à l´âge idéal pour le recrutement des jeunes, d´aucuns allant même jusqu´à proposer que l´on s´occupe d´eux dès l´âge de sept ou huit ans, l´âge où «les dons méritant d´être développés se manifestent».
  Mais si la drogue ou sérum de vérité-la kallocaïne- vise à découvrir des actions individuelles et des actes de rébellion contre l´État, elle met également son inventeur devant ses propres limites. Il prend petit à petit conscience du monde où il vit, de la relation avec sa femme Linda (contre laquelle il commet un viol cérébral). En plus, la dénonciation qu´il fait de son collègue Rissen peut être envisagée comme une façon d´exorciser ses démons. Au bout du compte, il a peur de se découvrir plus proche qu´il ne croyait de son collègue…
Lors de la parution de ce roman, on a beaucoup écrit qu´il avait été inspiré par la montée du nazisme. Karin Boye avait en effet effectué un voyage en Allemagne en 1928 et y avait vu déjà les germes de l´hitlérisme. En plus, le roman est paru en 1940 alors que la seconde guerre mondiale battait son plein et le Troisième Reich semblait triomphant. Ce serait pourtant un raisonnement assez réducteur. Certes, Karin Boye aura puisé dans la dictature nazie une partie de l´inspiration pour son roman, mais l´évolution de l´Union Soviétique sous la férule de Staline et la façon dont la bureaucratique du pays des Soviets et les purges qui y sévissaient- défigurant les idéaux socialistes auxquels elle avait cru- y ont également été pour beaucoup. On pourrait en conclure tout court que cette dystopie enfantée par l´écrivaine suédoise est une dénonciation des totalitarismes de tout bord. Néanmoins, ce roman est aussi l´œuvre d´une visionnaire. Elle anticipe sur des problèmes que la société contemporaine ne cesse de se poser, comme la complexité des rapports humains, le souci de la perfection, la manipulation des masses et le mauvais usage de l´évolution technologique et scientifique.
De nos jours, alors que l´on ne cesse de crier à tout bout de champ que les libertés n´ont jamais été aussi amples, que l´information n´a jamais circulé aussi librement, nous sommes témoins en même temps des manipulations les plus grossières, de l´irruption des intégrismes les plus virulents, du recul des droits acquis, de la dictature financière et surtout –dans la perspective de ce qu´ont décrit les contre -utopies- d´une société où nos données personnelles sont de moins en moins protégées et que la vie des citoyens est de plus en plus surveillée.
En regardant ce qui se produit aujourd´hui dans le monde entier et les perspectives qui s´ébauchent, Karin Boye- toutes proportions gardées, bien entendu-,en pensant à son roman Kallocaïne, s´y reconnaîtrai quand même un petit peu…  

Karin Boye, La Kallocaïne, traduit du suédois par Marguerite Gay et Gert de Mautort, présentation de Christian Torel (1988), Petite Bibliothèque Ombres, éditions Ombres, Toulouse, février 2015.


(1)   Il serait naturellement fastidieux d´énumérer la liste de tous les titres susceptibles d´être inclus dans cette catégorie. Je me permets quand même de citer le dernier en date, le roman 2084-la fin du monde (Gallimard) de Boualem Sansal (vainqueur ex-aequo du prix de l´Académie Française avec Les Prépondérants d´Hedi Kaddour) sur lequel j´ai écrit un article pour l´édition Lisbonne du Petit Journal.
(2)   Page 121.





mardi 3 novembre 2015

Mathias Énard remporte le Prix Goncourt 2015


 Le Prix Goncourt 2015 a été attribué aujourd´hui au roman Boussole de Mathias Énard, publié chez Actes Sud. 
Fasciné par l´Orient, Mathias Énard, né en 1972(voir la chronique de décembre 2010 à propos d´un livre précédent), plonge le lecteur, dans ce dernier roman, le temps d´une nuit, dans les rêveries d´un musicologue viennois épris de la belle Sarah.  L´auteur, de son propre aveu, a voulu combattre, en écrivant ce livre, l´image traditionnelle et on ne peut plus simpliste d´un Orient musulman et ennemi en montrant de la sorte tout ce dont les Européens lui sont redevables.
Un très beau roman à lire absolument.

mercredi 28 octobre 2015

Chronique de novembre 2015






Guy Dupré, un écrivain ultra -secret et rarissime.

Il est des écrivains secrets et rares et il en est d´autres dont on pourrait dire qu´ils sont ultra -secrets et rarissimes. On pourrait indiscutablement inclure dans ce deuxième registre Guy Dupré, né en 1928, de mère française et grand-mère nippone. Je ne puis m´empêcher de vous avouer que j´ai un petit faible - qui risque de vous paraître paradoxal, tant mon enthousiasme pour les livres prend d´ordinaire des allures de passion frénétique et incandescente - pour ces écrivains qui chôment pendant dix, vingt, voire trente ans. Si l´on sent que l´on n´a rien à dire, il vaut peut-être mieux ne pas galvauder son talent. Entre le succès de son premier livre Les fiancées sont froides (1953) et la parution de son deuxième ouvrage Le grand coucher (1981) il y a un silence de vingt-huit ans, pendant lesquels il a quand même écrit des préfaces et des articles (notamment pour Paris Match, Combat et La Parisienne) et travaillé comme conseiller littéraire chez Plon, ce qui n´a pas suffi à le retirer de l´oubli. On aurait d´ailleurs envie de parier que nombre de libraires en France, surtout les plus jeunes, n´auront jamais entendu parler de Guy Dupré. Et pourtant il est l´auteur d´une des plus belles proses de la littérature française contemporaine. Une dizaine de livres tout au plus, jusqu´à ce jour, ont fait la réputation de cet auteur mythique - inconnu du grand public mais vénéré par un nombre important de critiques littéraires - dont l´écriture baroque, somptueuse et chatoyante ne peut qu´envoûter les lecteurs à l´esprit et à la sensibilité - et pourquoi ne pas ajouter à la sensualité ? - les plus raffinés.
Son premier roman, Les fiancées sont froides, fut dans un premier temps refusé par Gallimard avant d´être publié sous les auspices des éditions Plon, après suggestion de Julien Green et il a connu un grand succès auprès de la critique littéraire de l´époque. Dans Esprit, par exemple, Albert Béguin écrivait que Guy Dupré recourait à une sorcellerie verbale aux ressources peu communes. Le livre a suscité d´autres commentaires élogieux notamment dans Réforme et Les Lettres Françaises.
L´action du roman se déroule dans les années 1815-1835 environ, près de la mer Baltique et porte sur le thème de la désertion. Des hussards -tout un régiment- manquent à leur devoir viril et succombent à l´amour grec. Le narrateur, pour s´être laissé soupçonner de fiançailles avec une jeune fille, est traduit en conseil de guerre et il n´échappe au peloton qu´en acceptant une mission insolite : retrouver les sépultures de hasard de hussards tombés naguère dans une embuscade. Après force péripéties, le narrateur finira par jeter une foule d´amoureuses qu´il a rameutées à l´assaut des hussards. Ces femmes infligent à ceux-ci d´abominables tourments et d´amoureux supplices. C´est l´une des lectures possibles -la plus courante- de ce roman éblouissant quoique d´un accès, il est vrai, un peu difficile. Mais la plus belle définition de ce roman, nous la trouvons dans la préface d´une des dernières éditions en date (éditions du Rocher, 1992), sous la plume de François Nourissier, au travers d´une comparaison cinématographique : «Puisque Dupré est cinéphile, je voudrais rappeler ici un cinéaste : le Hongrois Miklos Jancso, dont les tournoyantes rhapsodies, les lents ballets dans la putsza de cavaliers hiératiques, me revenaient en mémoire pendant toute ma relecture des Fiancées et se superposaient à l´image des patrouilles, dans les marais du Nord, des hussards et des junkers réinventés par Dupré, qui enveloppaient de chiffons, dans la nuit brumeuse, les sabots de leurs chevaux».
On a souvent écrit que la prose de Guy Dupré tenait de Hölderlin, de Novalis, de Nerval, de Jünger, de Breton, de Yourcenar, enfin de Julien Gracq. On l´a beaucoup rapproché des romantiques allemands et fait de lui l´héritier des surréalistes. On l´a souvent associé au mouvement littéraire des Hussards (nom donné par l´inénarrable Bernard Frank) qui rassemblait entre autres Roger Nimier, Jacques Laurent, Antoine Blondin ou Michel Déon, un mouvement aux racines de droite, antigaulliste, qui s´opposait aux existentialistes et à la figure de l´intellectuel engagé incarnée par Jean-Paul Sartre. Quoi qu´il en soit, Guy Dupré est avant tout un des écrivains les plus originaux qui soient.
Les thèmes de sa prédilection -la littérature, l´amour et les belles « proies féminines» ou la guerre- se retrouvent dans les romans suivants : Le grand coucher (1981) et Les Mamantes (1986) (1)


 Interrogé -dans un entretien accordé à Christopher Gérard en 2006-sur la possibilité que l´écrivain fût au bout du compte fils et père de personne et que l´on pût voir dans ses œuvres (notamment chez Les Mamantes) l´obsession du refus d´engendrer, Guy Dupré a expliqué : «Dans chacun de mes trois romans le narrateur s’adresse à l’autre : dans Les Fiancées sont froides le hussard devenu écrivain public s’adresse à un hussard qui pourrait être son fils et qui a lui-même déserté ; dans Le Grand Coucher le récitant dédie son mémoire à la veuve qui servait d’appeau au colonel recruteur ; l’amant en deuil des Mamantes explique à une jeune vivante pour quelles raisons occultes il a si longtemps refusé de lui faire l’amour « à la papa ». Il y a chez les trois désertion, abandon de corps, refus de reconnaître le père comme le fils – trahison de l’histoire humanoïde au profit d’une affiliation d’ordre extra-mondain. Il leur faut transgresser la loi naturelle, substituer à la loi du sang qui régissait l’ancien pacte social la règle d’une transmission elle-même garante d’une filiation élective.»


En 1989 il publie Les manoeuvres d´automne, un livre (un «mémoire», comme la plupart de ses livres, de l´aveu même de l´auteur) qui reçoit le premier prix Novembre (rebaptisé prix Décembre, il y a quelques années). Dans une réflexion sur la littérature et l´histoire des guerres franco-allemandes et franco-françaises, Guy Dupré fait le récit d´une éducation sentimentale et intellectuelle où l´on côtoie Mitterrand, Julien Green ou Julien Gracq (vivants à l´époque) et où l´on croise les ombres, entre autres, de Charles de Gaulle, Maurice Barrès et ses amoureuses, le général Weygand, O.V.L.Milosz, Albert Cohen ou Roger Nimier et la belle et mythique Sunsiaré de Larcône, morts tous les deux dans ce tragique accident de voiture en 1962 (2).
Dans ce «mémoire» donc, on peut lire des jugements aussi originaux que clairvoyants. Sur  François Mitterrand, il écrit notamment ce qui suit : «Ni père ni mère, mais «oncle», François Mitterrand nous touche parce qu´il est le dernier président qui appartienne à la génération précédant la nôtre-la génération de «nos chers prisonniers» dont il fut le porte-parapluie. Nous le regardons vieillir avec une curiosité de moins vieux crocodiles. Bientôt nous mettrons nos petits pas dans ses petits pas, et nos sillons dans ses rides. Il luttait avec bravoure contre la décomposition, parlait très bien du crépuscule et aurait pu laissait son nom aux vestiges de la forêt gauloise. L´illusion du sceptre, la satisfaction de pouvoir tutoyer de Gaulle aux enfers, ne suffisaient pas à lui brouiller l´éternel tableau déchirant du départ de la volupté. Cythère s´éloignait, même s´il retournait à Venise. Bientôt nous redirions comme lui à nos Occitaniennes : «Si tu me dis que tu m´aimeras comme un père, tu me feras horreur, si tu prétends m´aimer comme une amante, je ne te croirais pas»».
Tout aussi intéressantes, par exemple, les lignes consacrées à Julien Green : « C´est par sa pureté au sens chimique du mot, comme par son étrangeté à l´univers judéo-romain que Julien Green m´avait aimanté. Lui aussi servait la littérature française à titre étranger. Sudiste, il appartenait à une nation de vaincus et m´apparaissait comme un total hors-la-loi et hors-les-règles. Doté du troisième œil et de la troisième oreille qui font défaut aux écrivains de chez nous, il me rappelait que l´invisible a sa faune et que la préparation à l´après-chair n´est pas régie par les modes du siècle, qu´elle existe indépendamment de ce que les philosophies du siècle pensent d´elle. La superposition en lui de ses patries américaine et française, son insensibilité aux entraînements du plus grand nombre, me rendaient fraternel ce qu´il représentait d´incomparable. Dans le Paris positiviste et manichéen des années soixante, il semblait le chargé de mission, l´envoyé du royaume qui n´est à personne. Dernier romancier resté libre d´attaches profanes, pour qui l´ acte d´écrire  engageait la seule âme intérieure, et chez qui la recherche de la vérité ne se confondait pas avec la préoccupation du salut par les autres.» 

  En 2001, paraît chez Grasset un livre de souvenirs, Comme un adieu dans une langue oubliée (qui a failli s´intituler Lèvres, serez-vous jamais la chair de mon coeur ?, un titre tout aussi beau que celui qui a enfin été choisi). Dans une prose éblouissante ne dérogeant nullement au parangon des ouvrages précédents, il fait défiler au gré de ses souvenirs et avec un sens du portrait impeccable une myriade de personnalités  littéraires et militaires. Du végétarisme d´Hitler aux obsessions du maréchal Pétain, de l´Indochine à Verdun, d´André Breton à l´âme expatriée aux angoisses de Bernanos, du sédentarisme de Julien Gracq à l´esprit tourmenté de Julien Green (encore), l´évocation, la nostalgie, l´histoire sous-tendent la plume étincelante de cet écrivain et mémorialiste hors du commun qu´est Guy Dupré. Lui seul sait nous raconter ces petites histoires oubliées de la grande histoire comme entre autres la sombre mais vraie prophétie du général Charles Mangin qui le 11 novembre 1918, jour de l´Armistice de la Première Guerre Mondiale, en réponse à une question du professeur Robert Proust (frère de Marcel et directeur des services de santé de l´armée Mangin) avait affirmé en guise de prédiction : «C´est un jour de deuil pour la France. Il fallait franchir le Rhin et entrer en Allemagne. Les Allemands ne reconnaîtront jamais leur défaite. Dans vingt ans tout sera à recommencer.»Le général serait foudroyé sept ans plus tard par une crise d´urémie dont la brutalité a soulevé des soupçons d´empoisonnement. Décoré à titre posthume, sa veuve a refusé la médaille militaire, conformément à la volonté de son mari. Avant de prendre congé, Mme Mangin a dit à Pétain (que le général Mangin ne tenait pas en haute estime et réciproquement) que la médaille on aurait dû la lui (à son mari) donner sept ans plus tôt. La seule statue que les Allemands aient fait sauter, à Paris le lendemain de leur invasion, fut tristement celle du général Mangin, Place Vauban…

  
 En 2003, paraît aux Éditions du Rocher Dis-moi qui tu hantes où l´on peut retrouver la plupart des préfaces, des articles et des petits essais écrits par l´auteur et en 2010 chez Bartillat, L´âme charnelle, le journal  qu´il a tenu dès l´année 1953 jusqu´en 1978. Ses œuvres les plus anciennes sont régulièrement rééditées.   

À l´âge de 87 ans, peut-on encore attendre de nouveaux livres de Guy Dupré ? On l´ignore et ce parce que  le temps de l´écrivain n´est pas celui du lecteur et encore moins celui de l´éditeur…



(1) Une réédition des trois romans de Guy Dupré, en un seul volume, a vu le jour en octobre 2006 aux éditions du Rocher.

(2)Lire, à ce sujet, le beau récit La reine du silence, prix Médicis 2004, disponible chez Gallimard, en grand format et en édition de poche (collection folio). Ce livre a été écrit par Marie Nimier, fille de Roger Nimier.