Dans la lignée de Nous autres d´Evgueni Zamiatine, du Meilleur des Mondes
(Brave New World) d´Aldous Huxley, de, bien sûr, 1984 de George Orwell ou
encore de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, La Kallocaïne de l´écrivaine suédoise
Karin Boye est une des œuvres majeures de ce que l´on pourrait dénommer comme des
romans dystopiques ou contre-utopiques (1). Néanmoins, ce magnifique ouvrage est à
tort moins connu que les autres titres énoncés. Publié en 1940, il précède
pourtant celui de George Orwell (et évidemment celui de Ray Bradbury) qui
d´après certaines sources y aurait puisé aussi l´inspiration pour l´écriture de
1984. C´est peut-être un tant soit peu discutable, des informations
contradictoires circulant sur l´influence réelle que La Kallocaïne aurait
exercée sur le célèbre roman de George Orwell, contrairement à Nous autres de
Zamiatine constamment cité comme une
référence pour l´écriture de 1984. Toujours est-il qu´il y a une
atmosphère dans le roman de Karin Boye qui ne va pas sans rappeler le chef -d´œuvre de l´écrivain anglais.
Kallocaïne est un des cinq romans écrits par Karin Boye qui fut également
poète. Née le 26 octobre 1900 à Göteborg
au sein d´une famille bourgeoise et libérale, Karin Boye a tôt adhéré
aux idéaux progressistes et pacifistes, ralliant notamment la branche suédoise
du groupe Clarté, mouvement international de travailleurs fondé en France par
les intellectuels Henri Barbusse et Paul Vaillant-Couturier. Malgré sa passion
pour les idées socialistes, Dieu n´était pas absent de sa vie. Toutefois, sa
conception, émaillée d´humilité et de générosité, rejoignait en quelque sorte
celle de Simone Weil, par exemple. Avec d´autres intellectuels progressistes
suédois comme Arthur Lundkvist et Harry Martinson, elle essayait de conjuguer
un certain radicalisme marxiste et l´intérêt pour les préceptes freudiens. Un
voyage en Urss en 1928 l´a fortement déçue, mais son espoir en des jours
meilleurs restait intact.
Dans les années trente, tout en conservant ses engagements, elle s´est
plutôt tournée vers la littérature. Sa poésie et ses romans traduisaient néanmoins
les affres d´une âme de plus en plus tourmentée. Sa vie sentimentale en est
devenue tourneboulée, l´échec de son mariage avec un membre du groupe Clarté la
poussant à s´intéresser à la psychanalyse. Vers 1934, elle a retrouvé un peu de
tranquillité auprès de sa compagne Margot Hänel, une juive berlinoise refugiée
en Suède. Pourtant, son âme ne s´est jamais tout à fait apaisée et le 23 avril
1941 elle a mis fin à ses jours dans la solitude d´une montagne, loin des
clameurs de la guerre qui sévissait en Europe. Sa compagne lui a emboité le
pas, en se suicidant aussi trente-huit jours plus tard à l´âge de vingt-neuf
ans.
Kallocaïne, le chef d´œuvre de Karin Boye, a vu le jour en 1940, un an avant
sa mort. Ce livre, souvent classé dans le rayon Utopie et Science -Fiction (y
compris par son éditeur français Ombres), est à vrai dire, comme on l´a vu plus
haut, un roman dystopique ou contre-utopique. D´après la plupart des
dictionnaires, comme par exemple, le Larousse, une contre-utopie ou une
dystopie est la «description, au moyen d´une fiction, d´un univers déshumanisé
et totalitaire, dans lequel les rapports sociaux sont dominés par la
technologie et la science». Selon des définitions complémentaires, cet univers
déshumanisé empêche naturellement les gens d´atteindre le bonheur et en ceci la
dystopie ou contre-utopie se singularise par rapport à l´utopie puisque
celle-ci projette un monde idéal alors
que celle-là vire au cauchemar.
Le roman Kallocaïne tire son nom du personnage principal (qui écrit une
sorte de journal en tant que prisonnier), l´ingénieur Léo Kall qui vit au pays
des Chimistes nº 4 dans l´Etat Mondial et invente une drogue de vérité qui sous
forme d´injection appliquée aux citoyens pousse ceux-ci à la délation. La
délation est d´ailleurs érigée en acte civique par l´État Mondial fondé sur la
surveillance des uns par les autres et qui pourchasse impitoyablement tout
vestige d´individualisme. Les accusés ou suspects soumis à l´interrogatoire et
sous l´emprise de la drogue délivrent des secrets en toute sérénité y compris
des soupçons, des méfiances, des doutes concernant leur conjoint. L´État
Mondial semble en alerte permanente. Les gens sont enrôlés dans des
célébrations d´État, les enfants (surnommés enfants-soldats) sont militarisés
par le régime, la surveillance de l´espace privé n´a pas de limites.
Dans ce contexte, le souci de la perfection est érigé en objectif
primordial de l´État. Mais quelle perfection, peut-on se demander ?
D´après ce que vous avez lu jusqu´ici c´est clair qu´il s´agit d´une soi-disant
perfection qui exclut naturellement toute dissension et vire à la paranoïa. À
la page 113, on peut lire les paroles de l´ingénieur Kall sur les conséquences
et le but de l´usage de la kallocaïne : «On n´a plus qu´à espérer une loi
dont la portée dépasserait tout ce que l´histoire a connu : une loi contre
les pensées et les sentiments hostiles à l´État. Elle se fera peut-être
attendre, mais elle sera certainement promulguée un jour».
L´État Mondial a plein d´organisations, de bureaux, de départements (dont
un étrange Service des Sacrifices Volontaires) qui se consacrent pour la
plupart à la propagande. D´autre part, il faut recruter constamment des
personnes, a fortiori des jeunes, pour nourrir le sentiment que le pays est
constamment en danger et que l´ennemi farouche est toujours aux aguets. On
assiste lors d´une réunion à toutes sortes de considérations sur le recrutement
de jeunes ou moins jeunes pour le Service des Sacrifices Volontaires. On penche
plutôt pour l´enrôlement des plus jeunes puisqu´ils sont plus
influençables : «Le mariage ou la vie de
travail organisée ont en général un effet néfaste sur le nombre de
nouvelles inscriptions. Certes on trouve dans tous les milieux et à tous les
âges des solitaires affamés de quelque chose d´indéfinissable et qui,
lorsqu´ils ont été déçus par ce qu´on appelle le bonheur et la vie, espèrent
que le malheur et la mort lui seront plus favorables ; il ne faut pas
négliger cette catégorie-là. Car la jeunesse- en particulier, celle qu´on a
soigneusement formée-est plus sujette que tous les autres âges à la solitude et
aux déceptions, mais cette solitude et ces déceptions ne font peut-être
qu´augmenter son goût des tentatives téméraires. C´est donc à elle qu´il faut
s´adresser d´abord»(2) Les orateurs ne s´entendent cependant pas quant à l´âge
idéal pour le recrutement des jeunes, d´aucuns allant même jusqu´à proposer que
l´on s´occupe d´eux dès l´âge de sept ou huit ans, l´âge où «les dons méritant
d´être développés se manifestent».
Mais si la drogue ou sérum de
vérité-la kallocaïne- vise à découvrir des actions individuelles et des actes
de rébellion contre l´État, elle met également son inventeur devant ses propres
limites. Il prend petit à petit conscience du monde où il vit, de la relation
avec sa femme Linda (contre laquelle il commet un viol cérébral). En plus, la
dénonciation qu´il fait de son collègue Rissen peut être envisagée comme une
façon d´exorciser ses démons. Au bout du compte, il a peur de se découvrir plus
proche qu´il ne croyait de son collègue…
Lors de la parution de ce roman, on a beaucoup écrit qu´il avait été
inspiré par la montée du nazisme. Karin Boye avait en effet effectué un voyage
en Allemagne en 1928 et y avait vu déjà les germes de l´hitlérisme. En plus, le
roman est paru en 1940 alors que la seconde guerre mondiale battait son plein
et le Troisième Reich semblait triomphant. Ce serait pourtant un raisonnement
assez réducteur. Certes, Karin Boye aura puisé dans la dictature nazie une
partie de l´inspiration pour son roman, mais l´évolution de l´Union Soviétique
sous la férule de Staline et la façon dont la bureaucratique du pays des
Soviets et les purges qui y sévissaient- défigurant les idéaux socialistes
auxquels elle avait cru- y ont également été pour beaucoup. On pourrait en
conclure tout court que cette dystopie enfantée par l´écrivaine suédoise est
une dénonciation des totalitarismes de tout bord. Néanmoins, ce roman est aussi
l´œuvre d´une visionnaire. Elle anticipe sur des problèmes que la société
contemporaine ne cesse de se poser, comme la complexité des rapports humains,
le souci de la perfection, la manipulation des masses et le mauvais usage de
l´évolution technologique et scientifique.
De nos jours, alors que l´on ne cesse de crier à tout bout de champ que les
libertés n´ont jamais été aussi amples, que l´information n´a jamais circulé
aussi librement, nous sommes témoins en même temps des manipulations les plus
grossières, de l´irruption des intégrismes les plus virulents, du recul des
droits acquis, de la dictature financière et surtout –dans la perspective de ce
qu´ont décrit les contre -utopies- d´une société où nos données personnelles
sont de moins en moins protégées et que la vie des citoyens est de plus en plus
surveillée.
En regardant ce qui se produit aujourd´hui dans le monde entier et les
perspectives qui s´ébauchent, Karin Boye- toutes proportions gardées, bien
entendu-,en pensant à son roman Kallocaïne, s´y reconnaîtrai quand même un petit
peu…
Karin Boye, La Kallocaïne, traduit du suédois par Marguerite Gay et Gert de
Mautort, présentation de Christian Torel (1988), Petite Bibliothèque Ombres,
éditions Ombres, Toulouse, février 2015.
(1) Il serait naturellement fastidieux d´énumérer la liste de
tous les titres susceptibles d´être inclus dans cette catégorie. Je me permets
quand même de citer le dernier en date, le roman 2084-la fin du monde
(Gallimard) de Boualem Sansal (vainqueur ex-aequo du prix de l´Académie
Française avec Les Prépondérants d´Hedi Kaddour) sur lequel j´ai écrit un
article pour l´édition Lisbonne du Petit Journal.
(2) Page 121.
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