La voix humaniste
de René Maran.
Le 14 décembre 1921, un mercredi, il
y a donc pratiquement cent ans, les jurés du prix Goncourt ont surpris tout le
monde en annonçant chez Drouant, comme d´habitude, le lauréat de cette
année-là. A une époque où nul n´osait douter du bien-fondé du colonialisme,
porteur de civilisation et de paix, les jurés du Goncourt ont couronné le roman
Batouala de l´écrivain antillais René Maran (qui a battu au finish Épithalame
de Jacques Chardonne), paru en mai aux éditions Albin Michel grâce à l´aide de
Henri de Régnier et de Jacques Boulenger, un roman qui dénonce les excès de
l´administration coloniale dans l´Afrique –Équatoriale Française. Qui plus est,
René Maran (né à Fort de France, en Martinique, le 5 novembre 1887) était noir,
fonctionnaire au Ministère des Colonies et exerçait justement ses fonctions en
Afrique où il a appris son couronnement le vendredi 16 décembre. Comme nous le
rappelle Amin Maalouf dans la préface –intitulée «René Maran ou les dilemmes du
précurseur» - à la nouvelle édition de
Batouala, publiée en septembre aux éditions Albin Michel, René Maran était –on
le sait grâce à sa correspondance – à la fois ravi et accablé par ce qui lui
arrivait : «Je suis surmené, impaludé, malade de fatigue. La joie est
venue m´étreindre davantage…». C´était peut-être une coquetterie, comme le
croit aussi Amin Maalouf lui-même, puisque dans les lettres adressées à ses
amis dans les jours et les semaines qui suivent il semble savourer son succès
et prédire la fin de ses ennuis. Or, les choses se sont passées tout autrement.
Ceux qui avaient été indignés par ses attaques contre la politique coloniale se
sont emportés davantage quand son livre fut couronné, tirant à boulets rouges
sur celui qui pour certains avait mordu la main qui l´avait nourri (on a
entendu ces propos à la Chambre des députés, notamment). D´autres estimaient que pareil prix littéraire ne devrait pas être donné à un
ouvrage critiquant, dans sa préface ainsi que dans deux chapitres, la politique
coloniale française en Afrique Subsaharienne. Henri Bidou comptait parmi
ceux-là. Il estimait par –dessus le marché que Maran avait effectué des considérations
fort discutables en imputant à tous les officiers français les comportements qui
ne seraient imputables qu´à une minorité d´entre eux. De plus, il considérait
que la civilisation avait un prix, compensé par les bénéfices de cette
dernière. Selon lui, Maran n’évoquait pas ces avantages liés à la colonisation.
Mais les critiques ne s´arrêtaient pas là. Littérairement, le roman serait de
piètre qualité. Sous cet aspect, les paroles d´Henri Bidou rejoignaient celles
d´Edmond Jaloux. Celui-ci reprochait à René Maran de prendre la place d’auteurs
plus méritants, tels François Mauriac, André Gide ou Jean Giraudoux. ll considérait
que Batouala était un roman profondément médiocre, pareil à tant
d´autres romans banals paraissant chaque année, qui serait vite rangé dans le
tiroir aux oubliettes par son manque de qualités littéraires. Il attaquait le
style de René Maran, qualifié de « naturalisme puéril » et estimait
que l’académie Goncourt l’avait choisi pour son sujet exotique plutôt que pour
sa manière de l’aborder, loin d´avoir quoi que ce soit de novateur. Edmond Jaloux
décrivait le roman comme « une série de peintures de mœurs que termine un
accident ». À l´étranger, cette polémique fut analysée par le
correspondant à Paris du quotidien canadien Toronto Star, un certain Ernest
Hemingway, futur Prix Nobel de Littérature, qui faisait état du tollé que le
livre avait suscité et apprenait à ses lecteurs que l´auteur de Batouala
travaillait pour le gouvernement français en Afrique Centrale, à deux jours de
marche du lac Tchad, et à soixante-dix jours de voyage de Paris. Contrairement
aux voix critiques citées plus haut, Ernest Hemingway considérait Batouala un
grand roman («a great novel»).
Néanmoins, une
question se pose : qu´est-ce qui a vraiment choqué ceux qui ont invectivé
Batouala ? Le roman est-il aussi critique que ça à l´égard de la France en
tant que pays ? Quelle est l´étendue de sa diatribe contre le pouvoir
colonial ? Plutôt que le roman, ce qui a le plus indigné ses détracteurs c´est
la préface. L´auteur s´y est attaqué à la civilisation et à l´impérialisme
européens : « Civilisation, civilisation, orgueil des Européens, et leur charnier
d’innocents, Rabindranath Tagore, le poète hindou a, un jour, à Tokio, dit ce
que tu étais ! Tu bâtis ton royaume sur des cadavres. Quoi que tu veuilles,
quoi que tu fasses, tu te meus dans le mensonge. A ta vue, les larmes de
sourdre et la douleur de crier. Tu es la force qui prime le droit. Tu n’es pas
un flambeau, mais un incendie. Tout ce à quoi tu touches, tu le consumes…
».
Les réactions déchaînées contre
son roman et à fortiori contre sa préface ont étonné René Maran puisque comme
l´écrit si bien Amin Maalouf dans le texte cité plus haut, «dans l´esprit de
l´auteur son ouvrage était bâti sur deux équilibres fondateurs : dans le
corps du roman un dosage subtil entre l´observation ethnographique d´un village
africain et une histoire d´amour et de mort entre les protagonistes ; et
dans la préface, un autre dosage, plus rugueux, entre une protestation de
fidélité totale à la France- la nation, son histoire, sa langue, ses valeurs –
et une condamnation sans appel de ce qui se pratiquait dans les colonies. Tous
ces éléments se mélangeaient, s´opposaient et se répondaient, faisant de
Batouala une œuvre dense, inventive et ample. L´auteur espérait sans doute que,
grâce au prix Goncourt, un certain consensus se formerait autour d´elle ;
sinon en approbation de ses thèses, du moins en appréciation de ses qualités
littéraires et de son honnêteté intellectuelle. Mais ses adversaires ne se sont
pas laissé désarmer. Ils ont choisi d´ignorer à la fois ses protestations de
patriotisme et son projet romanesque, pour ne voir dans son livre qu´une charge
«ingrate» contre la France».
Pour en revenir à la préface de
René Maran, sa préface originale de 1921, l´auteur a ajouté quelques lignes, en
guise de notes, à une nouvelle édition du roman parue en 1937. Il y a écrit
qu´il ne regrettait nullement les injures qui lui avaient été adressées à cause
de cette préface : «Je leur dois d´avoir appris qu´il faut avoir un
singulier courage pour dire simplement ce qui est». Il rappelait également que
Paris ne pouvait ignorer que Batouala n´avait fait qu´effleurer une vérité
qu´on n´avait jamais tenu à connaître à fond. À ce propos, il ne manquait pas
non plus de faire référence à une inspection au Tchad en 1922, après que la
polémique concernant son roman eut éclaté, et qui n´était pas allée droit à
l´essentiel, se contentant de questions superficielles, sa seule satisfaction
morale étant que d´autres auteurs entre-temps s´étaient eux aussi penchés sur
la situation des colonies, notamment André Gide (Voyage au Congo) et Denise
Moran(Tchad). René Maran terminait son
texte de façon éloquente : «Il ne me reste, de tout ce passé si proche,
que d´avoir fait mon devoir d´écrivain français et de n´avoir jamais voulu
profiter de mon brusque renom pour devenir un patriote d´affaires».
Premier roman de
son auteur, Batouala est écrit dans un style naturaliste et expose les
mœurs et traditions d'une tribu noire d'Oubangui -Chari, dirigée justement par
Batouala, il est un puissant chef d´un village
au cœur de la brousse africaine et leader moukoundji du pays banda. D’un bout à
l’autre du pays, sa force légendaire, ses exploits amoureux et guerriers aussi
bien que ses talents de chasseur suscitent de l´admiration. Le récit suit ses considérations ordinaires, comme celle
de savoir si se lever vaut la peine, mais présente aussi son point de vue
personnel sur la colonisation et la vie en général. Alors qu'il est responsable
d'une importante cérémonie, il doit se méfier d'un concurrent amoureux en la
personne du fougueux Bissibi'ngui qui cherche à séduire sa favorite,
Yassigui'ndja. Au terme de tensions consécutives à la mort du père de Batouala
lors de la fête des « Ga'nzas », Yassigui'ndja se voit attribuer la
mort de celui-ci, hâtant ainsi le projet d'assassinat que Bissibi'ngui nourrit
à l'encontre de son rival. C'est finalement au moment de la chasse que Batouala
se voit porter le coup fatal par la griffe d'une panthère. À la suite de cette
blessure, Batouala agonise longuement et est témoin de la dilapidation de ses
biens ainsi que du départ de ses femmes, dont sa favorite fuyant avec
Bissibi'ngui.
L´action du roman
se déroule en l´actuelle République Centrafricaine, en pays Banda dans la
subdivision de Grimari entre les hauteurs (Kagas) que sont le Kaga Kosségamba,
le Kaga Gobo et le Kaga Biga. Le roman est nourri de références très détaillées
sur les lieux précis de l'action. Les personnages évoluent dans des villages
ainsi que dans la brousse omniprésente. Le paysage se compose de vallées, de
grands fleuves ainsi que de différents monts. Le récit est émaillé d’expressions et de mots de la langue banda, de contes
et de légendes, de sagesses et d’anecdotes populaires. René Maran nous restitue
ce monde dans ses moindres détails y compris pour ce qui est des animaux,
décrivant avec précision les tribulations de Djouma, le chien domestique, les
termites, les cabris ou un singe à gueule de chien.
Comme l´a rappelé à
juste titre Yann Solle dans son essai «Roman nègre, noir roman», publié en août
2013 dans la revue Zone Critique, c’est la
première fois qu’un homme noir est au centre d’un roman, qui plus est dans une
situation de puissance et de pouvoir. Néanmoins, le narrateur ne célèbre en
aucun moment la supériorité – morale ou tout autre –des noirs sur les blancs.
Il n´y a aucun manichéisme dans la description des choses, comme l´écrit Yann
Solle : «Blancs, noirs, indigènes, colons, tous sont célébrés pour leurs
grandeurs, et mis face à leurs bassesses : jalousie, lâcheté, alcoolisme,
vénalité, indolence. Nulle complaisance, juste une peinture fidèle de la nature
humaine et de ses faiblesses, qui sont finalement, qu’on soit noir, blanc, ou
que sais-je encore, la chose au monde la mieux partagée.».
Aussi est-il fort discutable
-quoi qu´on en dise- de considérer Batouala comme un roman précurseur voire
fondateur de la négritude. Yann Solle affirme à juste titre qu´il s´agit là
–dessus d´une facilité de réflexion que l´on ne peut attribuer qu´aux choix
formels de René Maran. Son œuvre n´était comme il l´a d´ailleurs écrit dans sa
préface qu´un «roman d´observation impersonnelle». Il a raconté des réalités qu´il
avait vécues en tant que fonctionnaire colonial, mais s´il a critiqué la
politique française en Afrique, il n´en était pas moins profondément attaché à
la France, son pays, et à l´excellence de sa culture. S´il est vrai qu´il a un
temps fréquenté les cercles de la négritude et fut tenu pour un précurseur du
combat anticolonial par des écrivains comme Léopold Senghor ou Aimé Césaire, il
le faisait en tant que Français, en humaniste et en homme s´insurgeant contre
toutes les injustices*. Il faut souligner
d´ailleurs que certaines voix de la
négritude ont considéré comme plutôt timide sa dénonciation du colonialisme,
malgré la préface de Batouala qui ne prête aucunement le flanc au doute.
René Maran a continué à publier
des ouvrages –romans, contes, poèmes et biographies- dans les années qui ont suivi la parution de
son premier roman et ce jusqu´à sa mort survenue à Paris le 9 mai 1960 (à l´âge
de 72 ans). Pourtant, la polémique autour de Batouala a offusqué ses livres
ultérieurs. Ces dernières années, quelques ouvrages de l´auteur ont été
réédités, dont bien sûr Batouala, mais de façon encore insuffisante pour lui
accorder la place qu´il mérite dans l´histoire de la littérature française. Ce
que l´on ne peut que regretter étant donné que cent ans plus tard Batouala
demeure d´une indiscutable actualité, tant pour les préjugés tenaces qu´il
continue de mettre à mal que pour le droit à la liberté qu´il revendique, comme
on nous le rappelle dans la quatrième de couverture. René Maran rêvait d´un
monde où le fait d´être noir ou blanc serait devenu sans objet, mais il n´est
toujours pas dans l´esprit du temps à une époque où les appartenances
ethniques, raciales et religieuses sont exacerbées. Un message d´espoir nous
est néanmoins laissé par Amin Maalouf à la fin de sa préface à cette nouvelle
édition de Batouala : «…il n´est pas interdit de penser que l´attitude qui
prévaut de nos jours, selon laquelle chacun doit clamer à voix haute ses
appartenances particulières, sera à son tour dépassée, et que la vision
universaliste, œcuménique, réconciliatrice, qui paraît aujourd´hui si naïve, si
pathétique, si anachronique, reprendra le dessus. C´est certainement ce
qu´aurait espéré l´auteur de Batouala».
*Lire à ce propos les études de
Lilyan Kesteloot (1931-2018) chercheuse belge spécialiste des littératures
négro-africaines francophones.