Plus de trois quarts de siècle après sa mort, la figure et l´œuvre de
Pierre Drieu La Rochelle ne cessent de susciter une énorme fascination auprès
des critiques littéraires et des essayistes français. Peut-être ce qui fascine
le plus chez Drieu La Rochelle est-ce sa personnalité où l´ombre le dispute à
la lumière, où la recherche voire l´affirmation d´un certain héroïsme côtoient
l´impuissance, où la quête d´un idéal politique n´a jamais entamé l´amitié et
la fraternité entre les hommes.
Maurizio Serra a vu juste quand il a écrit dans son bel essai Les Frères séparés :
Drieu la Rochelle, Aragon, Malraux face à l'Histoire (1) que Drieu était un égaré. Né le 3 janvier 1893,
combattant à la Grande Guerre et blessé à trois reprises, il incarnait le mal
du siècle de la génération de l´après-guerre. On pourrait dire d´ailleurs que
le personnage Aurélien du roman homonyme de Louis Aragon, ami de Drieu un
temps, aurait été inspiré par Drieu lui-même qui dans ses fictions –Le feu
follet(1931), La comédie de Charleroi (1934) ou Gilles (1939) entre
autres-dépeignait la décadence d´une certaine bourgeoisie, l´expérience de la
séduction et l´engagement dans le siècle tout en alternant l´illusion lyrique
avec une lucidité désespérée, portée aux comportements suicidaires. Drieu a
fait plus d´une tentative de mettre fin à ses jours et le 15 mars 1945, alors
que les autorités s´apprêtaient à l´arrêter pour collaborationnisme avec
l´occupant nazi, il s´est suicidé dans son appartement du 17ème
arrondissement à Paris.
Personnage
on ne peut plus polémique, ami de Malraux, d´Emmanuel Berl, de Daniel Halévy et
des surréalistes, s´il avait d´une part du succès auprès des femmes, il
éprouvait d´autre part un mal-être qui se traduisait par une impuissance à
trouver du plaisir. Ses deux mariages se sont soldés par des échecs. Il a ainsi
épousé en 1917 la sœur d´un condisciple d´origine juive, Colette Jéramec, dont
il a divorcé en 1921, et en 1927 il s´est marié à Olesia Sienkiewicz la fille
d´un banquier polonais ruiné, une liaison qui a pris fin en 1933. Outre ces
deux liaisons officielles, Drieu eut plusieurs maîtresses. Au fond, comme
l´écrit Jean-Marie Rouart dans le chapitre «Écrire avec son sang» de son essai
Ils ont choisi la nuit (Grasset, 1985), Drieu n´aimait les femmes que quand
elles n´avaient plus besoin de lui. D´aucuns considèrent que cette soif de
séduction cachait un problème psychologique et sexuel. Lors de la parution en
2008 de l´inédit Notes pour un roman sur la sexualité, Pierre Assouline
écrivait sur son blog La République des Livres ce qui suit : « L’homme
que l’on disait couvert de femmes était hanté par l’impuissance, le contact
charnel, la souillure féminine, les dangers des débordements sensuels, les
caresses, la fellation et une homosexualité difficilement refoulée. Agité de
tourments du même ordre, Cesare Pavese se donna la mort lui aussi,
mais non sans laisser, lui, un chef-d’œuvre intitulé Le Métier de vivre». Dans
ses rapports avec les femmes, Drieu pouvait être à la fois humain et très
cruel. Dans son essai Les derniers jours de Drieu La Rochelle (Grasset, 2016),
Aude Terray rappelait ce qu´il avait écrit dans son Journal(1939-1945)concernant
sa première femme Colette Jéramec qu´il avait sauvée de la déportation avec ses
deux fils : «Celui qui sait être si aimable et délicat avec sa première
épouse la décrit odieusement dans le secret de son journal : « Certes
elle avait cette sinistre faiblesse dans la démarche qui caractérise les femmes
de son ethnie, cette indéfinissable claudication, cette évanescence du bassin
dans les genoux-et cette ombre de gibbosité qui pèse sur leur nuque.(…)Ses
mains étaient délicates, mais épouvantablement désarticulées. Et je ne lui ai
jamais pardonné sa voix trop criarde ou rengorgée». A peine l´a-t-il sauvée
avec ses enfants de la déportation qu´il écrit ces mots abjects : «Les
Juifs m´ont eu. Ma femme nº 1 a fait exprès de se mettre en tôle, dirait-on,
pour que je sois obligé de la faire sortir. J´ai été assez lâche pour geindre
sur son sort et la faire déchaîner».
Politiquement,
Drieu fut l´image même de la contradiction. Après avoir manifesté des idées
plutôt socialistes, il a succombé au chant des sirènes fascistes –Il a
d´ailleurs écrit un livre intitulé Socialisme fasciste (1934) où il exposait ce
syncrétisme idéologique, un remède à la décadence occidentale et, il faut le
dire, un débouché à ses propres contradictions
- avant de sombrer carrément dans l´antisémitisme et la collaboration
avec l´ennemi lors de l´Occupation nazie de la France. Devenu le directeur de
la Nouvelle Revue Française, remplaçant Jean Paulhan (qui a néanmoins accepté de
continuer à collaborer à la prestigieuse revue littéraire avant d´être
persécuté par la Gestapo et sauvé grâce à l´intervention de Drieu), Drieu a
participé en octobre 1941 au voyage en Allemagne, à l´invitation de Goebbels,
d´une délégation d´intellectuels français. De cette délégation ont fait part,
outre Drieu, Robert Brasillach, Abel
Bonnard, Ramon Fernandez, Marcel Jouhandeau et Jacques Chardonne. Enfin, proche
de l´ambassadeur allemand Otto Abetz, Drieu a pu obtenir la libération de
certains écrivains prisonniers. On dit d´ailleurs que Jean-Paul Sartre aurait
été relâché en mars 1941 grâce à Drieu.
Il est toujours question de Drieu ces temps-ci
en raison de la parution début juin chez Gallimard d´une nouvelle édition d´un
de ses romans les plus emblématiques : L´Homme à cheval. Cette édition,
qui inclut deux parties et une ébauche de scénario inédites (2), est présentée
par Julien Hervier un des meilleurs connaisseurs actuels de l´œuvre de Drieu à
qui il a consacré en 2018 (éditions Gallimard) un essai assez original avec des
chapitres sous forme d´abécédaire intitulé Drieu La Rochelle-une histoire de
désamours. Julien Hervier a également fait partie de l´équipe qui a organisé
les Œuvres de Drieu dans la Pléiade.
L´Homme
à cheval fut publié en 1943, à une époque où l´enthousiasme de Drieu vis-à-vis
des théories fascistes et nazies s´était déjà considérablement émoussé. Le roman lui aurait été néanmoins inspiré par
un voyage en Argentine, en 1932. Cette année –là, il avait été invité par
Victoria Ocampo- la grande dame les lettres argentines, fondatrice et directrice
de la revue Sur (Sud, en français), revue littéraire d´avant-garde- à donner
une série de conférences au pays. Victoria Ocampo lui avait fait rencontrer
Jorge Luis Borges avec lequel il s´était lié d´amitié. Au cours de leurs longues
errances nocturnes dans les rues des quartiers pauvres de Buenos Aires, Borges
avait rapporté à Drieu tout un tas d´anecdotes sur le dictateur bolivien
Melgarejo dont il s´est inspiré pour construire son personnage Jaime Torrijos,
le héros de L´homme à cheval. Parmi les histoires racontées par Borges sur
l´exotique dictateur, Drieu a surtout retenu ses origines indiennes, son amour
emblématique pour les chevaux et le fait qu´il ait lui-même assassiné son
prédécesseur. Le vrai Melgarejo aura été un homme d´une crédulité quasiment
enfantine. D´après ce qui n´est probablement qu´une légende –mais qui prouve en
quelque sorte qu´il n´était pas tenu pour un homme intelligent, loin s´en faut
-, Melgarejo, très francophile, aurait été consterné par la défaite de la
France contre la Prusse en 1870 à telle enseigne qu´il voulait envoyer une
armée au secours de Paris assiégé sans bien savoir situer la ville lumière dans
la carte du monde. À l´objection d´un de ses conseillers qui lui signalait
qu´il fallait d´abord faire traverser l´océan à ses troupes, il aurait répondu
que l´on finirait bien par trouver un raccourci.
Dans
la fiction de Drieu, Jaime est pourtant du côté du rêve. En effet, si Drieu a idéalisé
un tyran médiocre, d´une folle duplicité et, comme on l´a vu, plutôt béotien,
il en a fait une figure brutale mais noble. Alors que Melgarejo a bradé une
partie de son territoire au Brésil et tellement opprimé les Indiens qu´ils se
sont révoltés, Jaime Torrijos, nourrit, quant à lui, l´espoir de construire
l´unité du continent tout en réconciliant les Indiens et l´aristocratie
d´origine espagnole. La révolte des Indiens, on la retrouve aussi dans L´Homme
à Cheval, mais cette fois-ci instiguée par les manœuvres sordides des Grands
–l´aristocratie traditionaliste, le jésuite Florida et même le franc-maçon
Belmez - en dépit de la sollicitude témoignée par Jaime Torrijos à l´égard des
indigènes. Dans cette fiction, comme nous le rappelle à juste titre Julien
Hervier, «Drieu projette dans cette Bolivie fantasmée l´image du chef fasciste
dont il rêve, réalisant l´unité du continent européen et réconciliant les
classes sociales par une politique de réformes révolutionnaires»(3).
Toujours
selon Julien Hervier, l´invention du personnage de Jaime constitue une revanche
sur la vie et sur l´histoire : «Puisque la France n´offre à Dieu aucune
figure politique à laquelle il puisse adhérer avec enthousiasme, il va la
construire de toutes pièces dans un univers imaginaire(…) Jaime, issu d´un
milieu populaire, est beau, noble, courageux, intelligent (contrairement à
Melgarejo).Ce n´est cependant pas une projection idéalisée de l´auteur, bien
qu´il incarne à merveille l´idéal nourri par Drieu d´une étroite union du rêve
et de l´action. Car celui en qui il se projette dans ce roman, c´est Felipe, le
guitariste et l´inspirateur de Jaime, à l´ombre de son action et de ses femmes,
celui qui a vraiment créé le futur «Protecteur» et l´a lancé à la conquête du
pouvoir. Drieu qui, en politique, n´ambitionnait pas de jouer les premiers
rôles mais leur aurait préféré un statut d´éminence grise, s´est également
inventé à travers Felipe une destinée brillante de conseiller du Prince, alors
que, soupire-t-il dans son Fragment de mémoires, en politique il n´a pas été
acteur, mais «tout au plus souffleur, ou remailleur de scénario»(4).
Quoi
qu´il en soit, à travers la figure de Jaime Torrijos et le projet bolivarien
d´une réunification de l´Amérique du Sud qui pourrait aboutir à une renaissance
de l´empire inca, Drieu rêve de la construction d´une Europe unie et
socialiste, seule capable de lutter à armes égales contre l´hégémonie menaçante
des deux grands empires américain et russe. Cet homme providentiel, Drieu l´a
cherché en France, en vain, pendant
l´entre-deux-guerres sans être jamais parvenu à le dénicher. Il a cru l´avoir
trouvé à deux reprises. D´abord, dans la figure de son ami Gaston Bergery,
radical-socialiste, qui a beaucoup déçu Drieu en refusant d´agir au moment des
émeutes de 1934, puis en Doriot, ancien communiste, fondateur du Parti
Populaire Français en 1936 (auquel Drieu a adhéré) qui se révèle cependant très
médiocre en acceptant des subsides de l´étranger et prenant parti pour les
accords de Munich en 1938.
Dans
L´Homme à cheval, on ne pouvait nullement passer sous silence –comme dans
presque toute fiction de Drieu- l´importance de l´intrique sentimentale, qui
plus est dans un roman aux forts accents stendhaliens et aux personnages
féminins puissants comme la danseuse Conchita ou la noble Camilla (qui, dans la
première version, s´appelait Sephora Oporto, issue d´une famille juive
d´origine portugaise). Celle-ci semble inspirée par la figure de Victoria
Ocampo, citée plus haut, et toutes les sœurs Bustamente dont Camilla faisait
partie prenaient comme modèle les sœurs Ocampo. Encore une fois, comme dans
d´autres fictions de Drieu, surtout les dernières, il y a une progression vers le renoncement à
l´amour. Si l´on a d´une part une relation
passionnée et orageuse entre Jaime Torrijos et Camilla Bustamente, on ne
peut oublier le désir de Felipe, le guitariste et narrateur, pour les deux
femmes que va conquérir Jaime (Camilla mais aussi Conchita). Ce désir est clair
mais réprimé dans la douleur puisque la laideur semble interdire à Felipe tout
espoir de séduction et il laisse donc à Jaime en quelque sorte le soin de le
faire à sa place.
On
pourrait écrire sur Drieu ce que l´on a souvent écrit sur pas mal d´autres
écrivains, c´est-à-dire autant l´écrivain est remarquable autant l´homme est
ignoble. Pourtant, Drieu était-il complètement exécrable, malgré la
collaboration et l´antisémitisme ? Ou
fut-il victime de ses contradictions, de ses égarements, de son
ingénuité politique et de ses rêves de grandeur ? Il y avait sans doute
plusieurs Drieu en un seul homme. Peut-être Drieu n´avait-il jamais trouvé sa
place dans un monde comme le nôtre ? Ou peut-être son spectre hante-il encore ce monde où il a eu du mal à
s´adapter ? Peut-être les
meilleures lignes sur Drieu –avec lesquelles je termine cette chronique- je les
ai lues sous la plume de Jean-Marie Rouart dans l´essai cité plus haut :
«Sur sa tombe, au cimetière de Neuilly, on éprouve un sentiment de frustration.
Est-ce vraiment là qu´il repose ? Cette sépulture banale, ce n´est pas
celle que l´on imagine à un homme qui n´a quitté la vie que pour mieux la
hanter. Jamais un mort ne nous a laissé cette impression de voyager si souvent,
d´errer dans les rues et les esprits, de regarder par-dessus l´épaule de son
lecteur. C´est pour cette raison que Drieu figure une sorte de parangon des
suicidés, que son exemple recèle des poisons à ne pas laisser entre toutes les
mains : sa mort a soudain mis en scène sa vie. Comme s´il ne l´avait
choisie que pour mieux exister sous l´apparence brumeuse d´un séduisant
fantôme».
Pierre Drieu La Rochelle, L´homme à cheval, nouvelle édition présentée par
Julien Hervier, Gallimard, Paris, juin 2021.
(1)La Table Ronde,
2008, traduit de l´italien par Carole Cavallera, préface de Pierre Assouline.
(2)Le scénario s´explique par le potentiel
cinématographique du roman que Drieu a flairé dès le début. On sait par le
frère de l´auteur, Jean Drieu de la Rochelle, que Louis Malle aurait songé à
tourner un film d´après L´Homme à cheval après avoir réalisé son adaptation
magistrale de Feu Follet. Alain Delon aurait aimé incarner le personnage de
Jaime Torrijos. Il avait été également question de faire appel au réalisateur
américain Sam Peckinpah. Pourtant, les importants investissements financiers
ont avorté le projet.
(3)Chapitre «Amérique du sud» in Drieu La Rochelle –une
histoire de désamours Julien Hervier, Gallimard, janvier 2018.
(4)Avant-propos in L´homme à cheval, Pierre Drieu La
Rochelle, nouvelle édition, Gallimard, Paris, juin 2021,