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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

jeudi 28 juillet 2011

La mort d´Agota Kristof




On vient d´apprendre la mort, ce mercredi 27 juillet, à Neuchâtel, de l´écrivain suisse d´expression française et d´origine hongroise Agota Kristof, à l´âge de 75 ans. En guise d´hommage à cette grande dame des lettres suisses que j´admirais énormément, je reproduis ici un article que j´avais écrit il y a cinq ans pour le site de la Nouvelle Librairie Française de Lisbonne sur son livre C´est égal.

«Une certaine presse littéraire a élu comme ses coqueluches des femmes prétendument «libérées» qui enfantent des écrits versant le plus souvent dans la pornographie la plus bornée. Pendant ce temps, d´autres écrivaines, applaudies par la critique la plus sérieuse, poursuivent tranquillement leur métier, réconfortées, au fil des ans, par un nombre peut-être restreint mais néanmoins fidèle de lecteurs. Parmi ce dernier groupe, se trouve indiscutablement Agota Kristof, un des meilleurs écrivains contemporains de langue française, qui vit en Suisse depuis cinquante ans. En effet, en 1956, elle a dû fuir son pays, la Hongrie (où elle a vu le jour en 1935, dans la ville de Csikvand), après l´échec de la révolte contre la mainmise des communistes sur l´appareil d´État, un échec qui avait sonné le glas des espoirs démocratiques de transformation du régime.

Les premiers temps ont été particulièrement durs pour une jeune femme qui, ayant élu domicile à Neuchâtel, n´avait, à l´époque, que des connaissances très rudimentaires de la langue française. Elle a travaillé dans une usine et fait d´autres petits boulots avant de commencer à griffonner de petits textes dans la langue de son exil. Quelques années plus tard, elle s´imposait dans les milieux littéraires de la Suisse romande, d´abord comme dramaturge, puis en tant que romancière grâce à une trilogie à facettes multiples où se mêlent, sans qu´on puisse toujours les distinguer, fiction, réalité et mensonge, et qui décrit l´histoire de deux frères. Les romans composant cette «trilogie des jumeaux» sont Le Grand Cahier (1986), récompensé par le prix européen de l´Adelf (Association des écrivains de langue française), La Preuve (1988) et Le troisième mensonge (1992), couronné du prix du Livre Inter. Ils sont tous disponibles, soit en poche, soit en grand format, ou encore en un seul volume relié, toujours chez son éditeur français,Le Seuil.

Son dernier livre, C´est égal,un recueil de nouvelles, publié en grand format en janvier 2005, vient d´être réédité en poche dans la collection Points. Ce sont de petites histoires-parfois de petits riens-sur l´absurde, le désarroi et la banalité du quotidien, d´une élégante sobriété et d´une subtilité déconcertante.

Dans la première histoire, «La hache», une femme s´étonne que son mari se soit fendu le crâne en tombant de son lit sur une hache.

Dans la deuxième, «Un train pour le Nord», un homme est changé en statue au moment où il embrasse son chien pour la dernière fois.

Dans «La Boîte aux lettres», un homme, élevé dans un orphelinat, reçoit finalement, après trente ans d´attente, une lettre de son père qui, s´excusant de n´avoir pu le reconnaître au moment de sa naissance (puisqu´il avait une autre famille), lui confie, à présent, la direction de ses affaires, étant donné qu´il n´a eu que des filles, de son mariage, et que ses gendres sont des incapables.

Enfin, dans une autre histoire, «Le cambrioleur», celui qui donne le titre à la courte nouvelle, affirme que le lendemain, quand la victime du cambriolage se réveillera, rien ne lui manquera. Rien qu´un jour de sa vie…

Ce sont, au total, vingt-cinq courts récits, entre la fable et le cauchemar, comme nous l´annonce l´éditeur, qui vous procureront, à coup sûr, un prodigieux bonheur de lecture.»

Chronique d´août 2011






L´esprit européen de Klaus Mann.


Quand, dans mon adolescence -du temps où la littérature jouait encore tant bien que mal, un rôle essentiel dans la formation des jeunes et où les programmes scolaires ne prenaient pas les adolescents pour des imbéciles -, j´ai commencé à entendre parler de Thomas Mann puis à lire ses livres, le nom de son fils Klaus peinait encore un peu à sortir du limbe où l´oubli l´avait plongé dans les décennies précédentes, même si, justement au début des années quatre-vingt, certains éditeurs allemands se faisaient fort de revaloriser l´œuvre pleine de fureur et de désespoir de celui qui fut, de son temps, un vrai prodige. Aujourd´hui l´œuvre de Klaus Mann est redécouverte, abondamment traduite (surtout en français*) tandis que celle de son père d´une envergure de grand classique est tenue pour certains (à tort, à mon avis) comme plutôt ringarde.

On n´ignore pas que l´histoire de la famille Mann en pays littéraire ne tient pas en ces deux noms cités. Outre Thomas Mann et son fils Klaus, son frère aîné Heinrich et Erika, la sœur de Klaus(ou encore son frère Golo), étaient également écrivains. Une famille qui a honoré la littérature allemande et universelle, non seulement en raison de la qualité littéraire des œuvres produites, mais aussi grâce à l´indépendance d´esprit et au combat civique mené du temps où la barbarie nazie déferlait d´abord sur l´Allemagne, puis sur toute l´Europe.

Klaus Mann est né le 18 novembre 1906 à Munich, mais dans les années vingt il était déjà un génie précoce, à l´esprit bouillonnant. Il a commencé à collaborer dans la presse dès l´âge de dix-huit ans et à dix-neuf ans, en 1925, il a publié Anja et Esther, une pièce de théâtre qui, prenant pour thème un amour lesbien, a fait scandale. Un scandale qui s´est accentué l´année suivante avec la parution de La danse pieuse, celui que d´aucuns considèrent comme le premier roman allemand ouvertement homosexuel. Klaus Mann fut de ce fait en proie à l´anathème de certains milieux plus conservateurs, traditionnels et bigots. Ses combats pour la justice, la liberté et contre la barbarie dans les années trente lui auront d´ailleurs valu pas mal d´inimitiés. En concomitance avec ces combats, il a poursuivi sa carrière d´ écrivain avec des titres importants comme Le tournant (autobiographie) et Méphisto (roman) et a dû faire face à des rapports souvent difficiles avec son père (lauréat du prix Nobel de Littérature en 1929), assez critique à l´égard de ses écrits. Pourtant, son engagement civique en a fait un des intellectuels les plus importants et les plus actifs de l´Europe dans les années trente, s´indignant devant toute sorte d´indulgence envers une jeunesse dont la révolte se traduisait de plus en plus par l´adhésion aux idées nazies. Aussi a-t-il écrit une lettre en 1931, où il s´est permis d´engager une polémique avec le grand auteur autrichien Stefan Zweig, qu´il admirait néanmoins et tenait en haute estime après que celui-ci –intellectuel progressiste et s´opposant au nazisme- eut quand même trouvé naturelle la révolte des jeunes. La réponse de Klaus Mann (Jeunesse et radicalisme, une réponse à Stefan Zweig, que l´on peut lire dans le recueil Contre la barbarie) fut claire et sans concessions : « Tout ce que fait la jeunesse ne nous montre pas la voie de l´avenir. Moi qui dis cela, je suis jeune moi-même. La plupart des gens de mon âge –ou des gens encore plus jeunes – ont fait, avec l´enthousiasme qui devrait être réservé au progrès, le choix de la régression. C´est une chose que nous ne pouvons sous aucun prétexte approuver. Sous aucun prétexte. » Et plus loin : « Ainsi donc, Stefan Zweig, je répudie devant vous ma propre génération, ou tout au moins cette partie de ma génération que vous, justement, vous excusez. Entre ces gens-là et nous, aucune alliance n´est envisageable ; d´ailleurs, ils seraient les premiers à repousser à coups de matraque tout rapprochement avec nous.»

Klaus Mann fut, cela va sans dire, une des cibles du nouveau régime nazi qui en 1934 l´a déchu de la nationalité allemande et ce fut grâce au gouvernement progressiste et libéral du tchécoslovaque Benes que Klaus Mann et plusieurs membres de sa famille ne sont pas devenus des apatrides. Son engagement civique s´est poursuivi de plus belle. En 1935, il a fondé à Amsterdam une revue littéraire de combat contre le nazisme Die sammlung(La collection), éditée par la maison Querido Verlag et qui comptait sur la collaboration d´une pléiade d´intellectuels de tout premier rang, des allemands et des autrichiens exilés pour la plupart, mais aussi des progressistes d´autres pays comme André Gide, Jean Cocteau, Ernest Hemingway, Aldous Huxley ou Boris Pasternak. Cette année-là, il a participé au Congrès international contre la guerre et le fascisme aux côtés d´André Gide et de son oncle Heinrich Mann dont il s´est toujours senti plus proche intellectuellement que de son père. En juin-juillet 1938, il a participé avec sa sœur Erika (à laquelle il a toujours été lié par une énorme complicité) à la guerre d´Espagne en tant que correspondant et cette même année il est parti aux États-Unis où son combat civique s´est intensifié avec le parrainage d´une nouvelle revue littéraire et politique, Decision. C´est pendant ce séjour prolongé au pays de l´Oncle Sam que, dégoûté par la langue allemande, avilie en quelque sorte par la tyrannie nazie, il s´est mis à écrire en anglais, ce qu´il n´a pourtant pas fait de gaieté de cœur. Naturalisé américain en 1942, il s´est engagé dans l´armée et en 1943 il était de retour en Europe en tant que militaire américain. L´après-guerre qui aurait pu lui redonner l´espoir de renaissance de la culture européenne fut paradoxalement on ne peut plus douloureux. Le processus de dénazification-qui ne lui a pas semblé particulièrement convaincant-, l´ignorance de la majorité des Allemands vis-à-vis des écrivains de l´exil et le suicide de Stefan Zweig au Brésil, entre autres événements, l´ont désabusé. Sombrant dans le désespoir et la drogue, il est mort dans une chambre d´hôtel à Cannes, le 21 mai 1949, après avoir ingurgité une forte dose de somnifères.

Si les romans de Klaus Mann traduisent l´angoisse, le désespoir, la révolte de personnages troubles et excentriques en manque de repères, ses essais et écrits journalistiques font état de son irréprochable engagement civique et culturel. En France, les éditions Phébus ont réédité ces dernières années quelques titres de Klaus Mann qui nous donnent la juste mesure de l´envergure de ce grand écrivain allemand et européen de la première moitié du vingtième siècle. En 2009, on a pu lire Contre la barbarie, recueil d´articles écrits et publiés entre 1925 et 1944, l´année dernière le roman Point de rencontre à l´infini et cette année deux titres d´un coup : Aujourd´hui et demain (l´esprit européen, 1925-1949) et Speed.

Aujourd´hui et demain (l´esprit européen, 1925-1944) est un recueil de textes qui constituent non seulement- comme l´éditeur nous l´annonce par ailleurs dans la quatrième de couverture- une ode à une Europe plus juste et plus humaniste, mais aussi un tribut à la culture française. En effet dans la plupart des textes de ce recueil, Klaus Mann ne cesse de clamer son admiration pour les principales figures de la scène culturelle française de la première moitié du vingtième siècle comme André Gide, Jean Cocteau, Julien Green, Jean Giono, Saint-Exupéry , Jean Giraudoux, André Maurois et ceux que la mort prématurée aura arraché à un avenir des plus lumineux d´un point de vue littéraire comme Raymond Radiguet, Alain- Fournier et René Crevel.

Un des textes les plus significatifs de ce recueil est néanmoins un petit essai de 1927– justement intitulé Aujourd´hui et demain - où Klaus Mann disserte sur la situation des jeunes intellectuels en Europe. En épigraphe, Klaus Mann reprend des assertions de trois noms importants de la culture allemande : Ernst Bloch, son oncle Heinrich Mann et le comte Coudenhove– Kálergi.

Du fond de cette Allemagne des années vingt, de cette république de Weimar privée de sa dignité, mise à genoux après la défaite de la première guerre mondiale et les traités internationaux où les vainqueurs américains, anglais et français ont imposé leur loi, cette Allemagne enfin qui avait perdu ses colonies africaines, du fond donc de cette Allemagne où des jeunes révoltés, se repaissant de leur indignation, se vautrant dans leur haine, réclamaient une nouvelle guerre contre le voisin français, une voix lucide, clairvoyante et visionnaire prônait déjà une entente avec la France comme le seul moyen d´assurer un avenir de paix en Europe. Klaus Mann écrivait effectivement à ce propos ce qui suit : « Nous oublions par exemple qu´il y a une jeunesse allemande qui réclame à cor et à cri une guerre contre la France. C´est si fou, si incroyable, que nous y pensons rarement. Penser comme eux, c´est ne pas voir que, l´un sans l´autre, ces deux pays courent à leur perte, qu´il n´y a de salut pour l´Europe que si ces deux pays s´entendent, car à elles deux l´Allemagne et la France sont presque l´Europe.»(page 28). Mais Klaus Mann était extrêmement tourmenté par la défiance à l´égard de l´esprit et il n´avait évidemment pas tort, quand on méprise l´esprit c´est le corps qui en pâtit tôt ou tard et si l´on ne fait qu´exalter le corps (comme on l´a vu souvent dès les années vingt, à commencer par l´Italie fasciste) cela ne peut que déboucher sur un conflit. Klaus Mann a encore une fois vu venir le danger : «Nous sommes allés si loin dans l´expérience du corps, avec tant de plaisir et de tristesse – que nous pouvons maintenant commencer à penser. Attelons-nous à cette tâche quand il en est encore temps, sinon il est probable que les choses tourneront mal.»(page29). Elles ont en fait mal tourné…

A cette époque-là, Klaus Mann ne cachait pas –et cet essai en est l´illustration indiscutable- l´estime qu´il portait pour le comte Coudenhove-Kálergi, fondateur du mouvement de la Paneurope(visant la création des États-Unis d´Europe) et l´enthousiasme suscité par ses idées, mais dans un texte ultérieur de 1935 et également regroupé dans ce recueil(Coudenhove-Kálergi, l´Europe s´éveille)l´enthousiasme s´est refroidi du fait que le comte, s´opposant certes à Hitler, voyait le danger plutôt du côté bolchevique et en appelait à une union des mouvements nationalistes y compris l´Italie mussolinienne et une Allemagne conservatrice débarrassée du radicalisme et du racisme de Hitler contre le communisme, conçu par le comte comme le véritable ennemi d´une confédération européenne, des idées auxquelles Klaus Mann ne pourrait souscrire.

L´admiration de Klaus Mann pour la culture française est particulièrement enthousiaste et incisive dans certains textes publiés dans ce recueil. Comme ceux, entre autres, dédiés à André Gide qui fut sans l´ombre d´un doute l´écrivain français qui a le plus marqué Klaus Mann. Ils sont au nombre de cinq: Pour le soixantième anniversaire d´André Gide ; André Gide : considérations européennes ; André Gide et la jeunesse européenne ; Hommage à André Gide et Conversation avec Gide. D´autre part on ne peut oublier que Klaus Mann lui a également consacré un livre : André Gide et la crise de la pensée européenne, publié en 1943. En quelque sorte Gide fut un des modèles que Klaus Mann a pris pour mener son combat civique. Dans le premier des textes que je viens d´énoncer, il écrit : « Gide est celui que nous aimons le plus. Sa vie intellectuelle est représentative de celle de tous les Européens engagés ; ses prospections et tâtonnements, ses explorations, hésitations et injonctions à poursuivre, tout cela se fait en notre nom, nous nous y reconnaissons. Gide écrit dans ses livres qu´il aura cherché, toute sa vie, un peu plus de lumière. Il me semble que ce mot héroïque et modeste pourrait servir de devise à toutes nos entreprises.»(page 69).

Je ne puis m´empêcher de réserver ici quelques mots à l´autre livre de Klaus Mann reparu cette année en traduction française et toujours chez Phébus, le recueil de nouvelles Speed.

De ce recueil de quinze nouvelles, cinq ont été écrites directement en anglais, donc après qu´il se fut installé aux États-Unis en 1938.Comme la plupart de ses fictions, les personnages de ces nouvelles baignent dans une atmosphère louche, sombrant dans la dèche, l´amertume, la détresse, l´accablement. En France, un écrivain allemand voit son épouse le quitter pour une femme ; au Maroc, deux jeunes Européens réchappent in extremis d´une overdose de haschisch ; à New York, un trafiquant de drogue entraîne un exilé autrichien dans de sordides aventures. Ces nouvelles embrassent une période très large (de 1926 jusqu´en 1943), mais on pourrait y voir en filigrane la tragédie personnelle de Klaus Mann en train de s´ébaucher.

Longtemps occultée par celle de son père, l´œuvre de Klaus Mann est aujourd´hui considérée à juste titre comme une des plus importantes de la littérature allemande du vingtième siècle. Écrivain de l´exil ou de l´émigration, Klaus Mann étonne ceux qui découvrent son œuvre par la modernité, l´originalité, l´humanisme qui s´en dégagent. Une prose raffinée et pourtant pleine de fureur, de ferveur, de tendresse pour les désespérés qui malgré tout ne seraient peut-être – comme l´a si bien écrit Verlaine dans «Rêve familier» – que des aimés que la vie exila…


*Malgré les nombreuses traductions disponibles en français, le nom de Klaus Mann ne figure, selon sa traductrice Dominique Laure Miermont, sur aucune histoire de la littérature allemande publiée en France.

Klaus Mann, Aujourd´hui et demain (L´esprit européen,1925-1944), traduit de l´allemand par Corinna Gepner et Dominique Laure Miermont, éditions Phébus,2011.

Klaus Mann, Speed, collection de poche Libretto, traduit de l´allemand et de l´anglais par Dominique Laure Miermont, éditions Phébus, 2011.

Salim Bachi ou les enfants de Cyrtha




Cet article, je l´ai écrit pour le site de l´Institut Français du Portugal à la demande de la Directrice de la Médiathèque, Mme Emilie Bettega. Il a été mis en ligne le 15 juin à l´occasion de la venue de Salim Bachi à Lisbonne, dans le cadre du Festival Silêncio. Je le reproduis maintenant ici.

Le 26 décembre 1991, la stupéfaction s´emparait des milieux politiques, sociaux et intellectuels, en Algérie et à l´étranger. On avait du mal à y croire quoique des spectres avant coureurs l´eussent ébauché au fil des derniers jours précédant le scrutin : le Fis (Front islamique du salut) remportait les élections législatives algériennes- les premières élections multipartistes après l´indépendance en 1962-avec 47 pour cent des voix exprimées et un taux d´abstention de plus de 40 pour cent. La liesse au sein des islamistes a néanmoins été de courte durée, l´armée étant intervenue quelques jours plus tard pour interrompre le processus électoral. Le nouveau président Mohamed Boudiaf – un nom prestigieux de la lutte pour l´émancipation de la tutelle française- nommé par le Haut Comité d´Etat serait assassiné le 29 juin 1992 en plein discours à Annaba. L´Algérie est plongée dans une spirale de violence dont elle peine à se dépêtrer. Les intellectuels sont les principales cibles de l´ire des intégristes. Nombre d´entre eux sont tués comme Tahar Djaout, auteur du très beau roman Le dernier été de la raison, d´autres se servent de leur plume pour dénoncer soit l´obscurantisme soit la violence perpétrée par les islamistes, comme Rachid Boudjedra, notamment dans son livre Fis de la haine ou Rachid Mimouni(qui devait s´éteindre en 1995 des suites d´une hépatite aiguë) qui écrit De la barbarie en général et de l´intégrisme en particulier. Mais au fil des ans, d´autres voix ont surgi, irriguant la littérature algérienne d´une nouvelle sève. Parmi les nouveaux écrivains issus de la génération qui avait vingt ans au moment de l´irruption de la violence intégriste, le nom le plus emblématique, qui a su dès ses premiers romans se tailler une place de choix au sein de la toute nouvelle littérature francophone, est sans l´ombre d´un doute celui de Salim Bachi, né en 1971 à Alger, mais ayant grandi à Annaba, dans l´Est algérien.

Tiraillée entre une politique d´arabisation visant à l´affirmation de l´Algérie comme une nation souveraine et la culture francophone de l´ancien colonisateur qui ouvrait peut-être paradoxalement le pays à la modernité, la génération de Salim Bachi a vécu sous un équilibre assez instable où les perspectives d´avenir s´assombrissaient au fur et à mesure que l´hydre islamiste gangrenait le pays. En ces circonstances, l´exil en France est d´ordinaire perçu comme inévitable. Salim Bachi fait un premier déplacement à Paris en 1995 avant de s´y fixer en 1997, d´abord pour cause d´une licence de lettres et ensuite pour donner libre cours à sa vocation de romancier.

Son premier livre Le Chien d´Ulysse a paru en 2001 aux éditions Gallimard, son éditeur depuis toujours. Je me rappelle encore l´émotion que j´ai ressentie en le lisant au moment de sa parution. C´était à tous titres remarquable qu´un jeune de trente ans puisse maîtriser aussi bien toutes les ressources linguistiques associées à une imagination éblouissante et un très fort pouvoir d´évocation. La critique littéraire n´a pas été insensible devant ce premier roman d´un écrivain aussi talentueux. Le roman a été couronné de plusieurs prix, celui de la Vocation, le Goncourt du premier roman et la bourse Prince Pierre de Monaco de la découverte.

Dans ce roman, Salim Bachi joue de tous les registres pour dénoncer la dérive policière en Algérie. Si l´on suit le personnage principal, Hocine, sous les labyrinthes d´ une ville qui emprunte ses traits tantôt à Alger, tantôt à Constantine ou encore à la mythique et antique Cirta, c´est justement la ville elle-même, dénommée Cyrtha, la véritable héroïne du roman. Une ville grouillante d´une population qui n´a d´autre vocation que celle de la souffrance et du désespoir et où ceux qui parviennent à s´en sortir, ne le font qu´ au prix des trafics les plus sordides. Une ville où l´Etat et son opposition islamiste sont renvoyés dos à dos au grand dam du commun des mortels.

La ville imaginaire de Cyrtha est encore le protagoniste du deuxième roman de Salim Bachi – La Kahéna - publié en 2003. Cette fois-ci, on nous raconte l´histoire du colon Louis Bergagna qui bâtit sa demeure à Cyrtha. Dans cette demeure-là- La Kahéna- se croiseront pendant plus d´un demi-siècle plusieurs générations d´Algériens. C´est donc l´histoire du pays, la colonisation, l´indépendance, les espoirs déçus, les émeutes sanglantes de 1988 que l´on voit défiler le long du roman.

En 2006, son troisième roman marque en quelque sorte un tournant dans son parcours littéraire. L´Algérie quitte apparemment la scène. Pourtant, le terrorisme y est encore à l´ordre du jour. Tuez-les tous est le récit de la vie et des pensées d´un terroriste –Seif El islam- qui s´apprête, le 11 septembre 2001 à prendre le contrôle d´un avion pour le précipiter sur le World Trade Center.

Pour lui, comme pour tous les terroristes, ce qui compte c´est la haine, c´est elle qui le fait vivre. Les terroristes croient au paradis après la mort, parce que, en effet, ils transforment eux-mêmes leur vie sur terre en un véritable enfer. Quoiqu´il en soit, même si théoriquement l´Algérie, comme je l´ai insinué plus haut, quitte la scène ce n´est à vrai dire qu´apparemment puisque la ville natale de Seif El islam est encore la mythique Cyrtha.

En 2008, Salim Bachi publie Le silence de Mahomet. Pour ce roman polyphonique entre fiction historique et vérité romanesque, Salim Bachi emprunte à plusieurs sources : les hagiographies classiques, des récits de chroniqueurs musulmans et des ouvrages de chercheurs contemporains. La vie de Mohammad est racontée par quatre personnages différents et sous des angles tout aussi divers: les confessions de sa première femme, Khadija, de son meilleur ami, le calife Abou Bakr, du fougueux Khalid, le général qui conquiert l´Irak au cours de batailles épiques, et enfin de la jeune Aïcha, devenue son épouse à l´âge de neuf ans.

Le portrait que Salim Bachi brosse du prophète Mohammad est sans concessions : à la fois homme politique et chef militaire redoutable, capable des pires atrocités comme l´exécution de dizaines de juifs de la tribu des Banou Qorayda en raison de leur alliance avec des tribus arabes hostiles, mais aussi un intellectuel et un humaniste comme l´atteste la phrase d´un des narrateurs que l´on retrouve à la page 300 : «Mohammad détestait cet esprit arabe qui poussait les meilleurs poètes à couvrir d´injures leurs ennemis ou les ennemis de leurs protecteurs.»

Le dernier roman en date de l´auteur –Amours et aventures de Sindbad le marin- est paru tout récemment, en septembre 2010, et l´accueil de la critique fut particulièrement enthousiaste. Le magazine Transfuge l´a considéré comme un des meilleurs romans de cette rentrée(il a d´ailleurs été en lice pour le Renaudot) et Sophie Deltin dans Le Matricule des Anges met en exergue l´excellence de sa prose : «Nourrie à la lumière du bassin méditerranéen, la prose du romancier, encline à jouer des contours et des perceptions, n´en est pas moins partagée entre l´humour et la colère, et la causticité insinuante de son style qui irrigue tous ses livres, s´en donne ici à cœur joie.»

Contrairement à ce que le titre le laisserait supposer, ce roman n´est pas une énième variation du mythe de Sindbad le marin, la merveilleuse histoire des Mille et une Nuits. Sindbad ici joue le rôle d´une métaphore du voyageur. Salim Bachi se livre dans ce roman à une satire de l´Algérie (un pays où tout le monde est coupable, les innocents au même titre que les bourreaux) mais aussi de l´Occident(les généralisations, la finance, le conformisme). Salim Bachi pousse d´ ailleurs le sarcasme jusqu´à évoquer les «artistes de seconde zone» qui ne sont autres que les pensionnaires de la Villa Médicis où il a séjourné lui-même en 2005 !

Encore une fois, comme dans la plupart de ses romans précédents(tous censurés en Algérie) , Salim Bachi s´inspire des mythes classiques pour poindre des fictions où sur un ton souvent mélancolique, parfois ironique, s´en prend à la réalité algérienne, à l´intégrisme islamique, aux obscurantismes de tous bords, mais aussi aux excès de la modernité et au conformisme des sociétés contemporaines, et tout ceci avec une verve, un rythme, une richesse lexicale qui nous tiennent toujours en haleine.

Avec sept livres à son actif – les cinq romans cités et encore un récit (Autoportrait avec Grenade, éditions du Rocher, en 2005, son seul livre qui n´ait pas été publié chez Gallimard) et un recueil de nouvelles (Les douze contes de minuit, Gallimard, en 2007), Salim Bachi s´affirme indiscutablement comme un des écrivains francophones les plus importants de sa génération.