Michel de Ghelderode ou Breughel au vingtième siècle.
L´année prochaine on signalera le cinquantenaire de la mort de Michel de Ghelderode et l´on peut à juste titre s´interroger si les élites francophones et francophiles –quant au grand public l´idée ne m´a même pas effleuré l´esprit-saisissent la véritable dimension de l´œuvre de cet écrivain majeur de langue française – issu comme tant d´autres du plat pays –qui, n´était sa mort relativement prématurée, aurait pu devenir –selon des rumeurs qui couraient l´année de son trépas –le deuxième écrivain belge après Maurice Maeterlinck en 1911 couronné du prix Nobel de Littérature. Dans les années cinquante ses pièces étaient régulièrement jouées à Paris tant et si bien que l´on en est même venu à parler de «ghelderodite aiguë» et l´engouement s´est étendu un peu partout. Depuis, l´enthousiasme se serait paraît-il estompé mais certains critiques français l´ont rangé parmi les plus grands écrivains du siècle et érigé en parangon à suivre, le rapprochant de Céline pour la verve langagière et de Kafka pour le côté obscur et labyrinthique de l´intrigue de ses pièces.
Michel de Ghelderode est le nom de plume d´Adémar Adolphe Louis Martens, né à Ixelles dans la banlieue de Bruxelles le 3 avril 1898, au sein d´une famille flamande. Néanmoins comme il était assez courant à l´époque, on lui a donné une éducation française dans un but de promotion sociale. C´est de son père, employé aux Archives du Royaume, qu´il tient le goût pour l´histoire, surtout les périodes du Moyen Âge, de la Renaissance et de l´Inquisition. De sa mère il hérite le plaisir des légendes et des récits racontés au coin du feu.
Ses années d´étude au collège catholique Saint- Louis revêtent une importance capitale pour le développement et la maturation de son œuvre future. Si d´un côté il retient de la fréquentation des pères catholiques les aspects rituels et magiques, il en abhorre tous les fondements de l´édifice argumentatif religieux, il perd la foi en Dieu, mais continue de croire aux puissances du mal. À ce propos, il écrira un jour : « On m'a trop menacé naguère, mes parents et les prêtres, et ma vie s'est édifiée sur la peur […] Le prêtre clamait dans l'oratoire où l'on nous rassemblait le soir, pareils à des coupables. Et nous baissions le front. Un vent glacial nous frôlait la nuque et nous redoutions que la porte s'ouvrît et que quelqu'un d'invisible vînt appréhender l'un de nous. ». S´il ne croit plus en Dieu, la figure du Diable hante son esprit : « L'existence du diable est certaine, il suffit de regarder autour de soi. Dieu se manifeste rarement. »
De son enfance, Ghelderode garde également le souvenir des moments où son père l´emmenait à l´opéra et surtout au théâtre de marionnettes, notamment au Théâtre royal de Toone(où plus tard nombre de ses pièces seraient jouées)et à la foire de Midi, des souvenirs qui ont contribué ultérieurement à nourrir son œuvre.
Quand il épouse en 1924 Jeanne- Françoise Gérard, son aînée de trois ans et demi, rencontrée dans une librairie où il avait travaillé comme commis, Ghelderode avait déjà écrit trois pièces de théâtre mais il était encore un jeune dramaturge, tout à fait méconnu, bien entendu.
Ses pièces, écrites en français, ont d´abord été jouées, au Vlaamsche Volkstoonnel, une compagnie à la fois populaire et d´avant-garde, donc en traduction flamande, avant de connaître la gloire à Paris, surtout après la seconde guerre mondiale, a partir de 1947 et jusqu´en 1953.
Si Ghelderode a naturellement choisi le français comme langue de création, son œuvre prolifique (autour d´une soixantaine de titres) emprunte essentiellement à l´imaginaire flamand, on dirait qu´il assume une rupture avec le théâtre français classique. On lit un livre de Ghelderode comme on regarde et l´on apprécie un tableau de Breughel. L´œuvre de Ghelderode est baroque, grotesque, macabre, un théâtre de la cruauté qui tient d´ordinaire de la pantomime et de la marionnette, aux résonances bouffonnes, le tout revisité par le feu, les flammes et le vent qui semblent parfois soufflés par les esprits de l´Espagne inquisitoriale du temps de Torquemada. Ses personnages sont des ratés, des fous, des ivrognes, des vierges folles ou des femmes lubriques. Sa personnalité est tout aussi outrancière que son œuvre : mythomane, misogyne, antisémite, égotiste, hargneux, réactionnaire, faux anarchiste, anticlérical sont des épithètes que l´on entend souvent sous la plume de ceux qui brossent le portrait d´un homme qui n´était pas en odeur de sainteté avec son propre pays.
De Ghelderode, le poète et passeur belge Guy Goffette en donne une définition parfaite dans sa préface à La Balade du Grand Macabre, dans la collection Folio Théâtre, chez Gallimard : « Exilé dans un XXe siècle auquel sa nature délicate et rêveuse ne l´inclinait pas, obsédé par la peur de la mort sa vie durant, Ghelderode s´est réfugié par l´imagination dans une Flandre moyenâgeuse, dorée sur tranche, mythique, foisonnante et breughélienne, une Flandre mâtinée d´Espagnes, celle de Charles Quint, la plus heureuse et festive et l´autre, l´Espagne des Inquisiteurs avec son obsession de la Mort, son goût des pompes funèbres et de la cendre».
Les titres de ses pièces de théâtre illustrent on ne peut mieux le côté excessif, pétillant et inventif de son œuvre. En voici quelques exemples : La mort regarde à la fenêtre(1918), Duvelor ou la farce du diable vieux(1925), La farce de la mort qui faillit trépasser(1925), Noyade des songes(1928), Le sommeil de la raison(1930), Les femmes au tombeau(1933), La Balade du Grand Macabre(1935), D´un diable qui prêcha merveilles(1936), La farce des ténébreux(1936), Fastes d´Enfer(1937), La pie sur le gibet(1937), L´école des bouffons(1942) ou Marie la Misérable(1952).
Sa pièce la plus représentative est La Balade du Grand Macabre qui est une farce truculente qui reprend un thème ancien, celui de la Mort qui vient en personne «se balader» sur terre pour faucher tous les vivants. Pourtant, la Mort n´était qu´un fou qui se prenait pour elle. Malgré le titre, cette farce est paradoxalement la plus joyeuse, finissant par la victoire de la vie et de l´espoir, alors qu´au moment où elle a été écrite l´Europe commençait de tomber dans le gouffre, avec la crise des démocraties et la propagation du fascisme et du nazisme. Ghelderode avait la perception du désastre qui s´annonçait comme il l´avouerait plus tard dans une série d´entretiens rassemblés en 1951 sous le titre de Entretiens d´Ostende.
Si Ghelderode était avant tout un dramaturge, il fut aussi un remarquable conteur. Quelques-uns de ses contes les plus emblématiques sont inclus dans le livre Sortilèges dont la dernière édition est parue en 2008 dans la collection L´imaginaire chez Gallimard. Ces contes renvoient aux thèmes qui lui sont chers comme l´obsession de la mort, les hantises métaphysiques, la fantaisie et le rêve. Rien qu´en lorgnant du côté des titres, on ne se trompe pas sur les intentions de l´auteur : «Le diable à Londres», «Le jardin malade», «L´amateur de reliques», «Voler la mort », «Brouillard», «Un crépuscule» ou «Tu fus pendu».
L´énorme succès des pièces de Michel de Ghelderode à Paris auquel on a déjà fait référence pourrait nous amener à penser qu´en ce temps-là le dramaturge avait fait l´unanimité. Or, il n´en fut rien. Les caractéristiques très spécifiques de son théâtre déclenchaient également – on s´en serait douté – les foudres des esprits figés, pudibonds et de tous ceux pour qui le théâtre classique tient lieu de vulgate à laquelle on ne peut nullement déroger. Même quand on aimait son théâtre, on craignait la réaction du public. Ainsi René Dupuy, en mettant en scène La Balade du Grand Macabre, a-t-il décidé de changer le nom de la pièce pour La Grande Kermesse.
En 1949, une représentation des Fastes d´Enfer a suscité l´indignation d´un certain nombre de spectateurs. Ce jour-là, Ghelderode a pu compter sur le soutien d´un de ses pairs, le dramaturge français Jean Genet qui, sautant sur scène, a crié à la face du public furieux : «Il y a tout, là. Tout le théâtre. Tout ce qu´on fera.»
De toutes les réactions violentes d´un public ignorant, Ghelderode n´en avait cure. Il en faisait fi. N´a-t-il pas affirmé un jour qu´il préférait susciter la colère et la haine plutôt que de recueillir un succès d´estime, l´approbation des endormis digestifs, des tièdes, des timides ?
Après la période dorée de 1947-1953, le théâtre de Ghelderode fut progressivement remplacé sur les scènes parisiennes par celui d´auteurs plus jeunes aux pièces révolutionnaires mais au langage plus sobre comme Samuel Beckett, Eugène Ionesco ou son admirateur Jean Genet.
En 1956, Georges Thiry a pris un magnifique portrait de Michel de Ghelderode à Scharbeek où il habitait depuis 1940(et où il finirait par mourir le 1er avril 1962). Patrick Roegiers dans son livre brillant Le Mal du pays- Autobiographie de la Belgique(éditions du Seuil, 2003, page 161) en fait une belle description : «Coiffé d´un large chapeau qui accroît l´aspect chevaleresque de son faciès ascétique assez laid dont il était pourtant si fier, tordu par un rictus simiesque qui fend sa face d´ermite hautain, de vieille marionnette sans fil au nez aquilin et au menton crochu, qu´il appelait «sa tête belge», sorte de gargouille du Moyen Âge, le «Shakespeare flamand» est vêtu d´une veste lâche, d´une chemise foncée, d´une cravate et d´un pantalon flottant».
Quoi qu´on en dise,l´oeuvre de Michel de Ghelderode est bien vivante et si vous ne l´avez pas encore découverte, il est temps de s´y mettre. Vous verrez bien que le soi-disant «Plat Pays» ne cessera de vous surprendre.