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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

vendredi 30 mai 2008

Chronique de juin 2008



Jorge Semprún, l´écriture et la mémoire.



Le 7 mai, en scrutant les étagères de la librairie de la Faculté des Lettres de Lisbonne- où je m´étais déplacé pour la troisième partie du colloque sur l´écrivain roumain Lucian Blaga auquel j´avais participé la veille avec une allocution intitulée«Un regard sur l´œuvre de Lucian Blaga» (1)-, je suis tombé par hasard sur un livre plutôt ancien d´un écrivain que j´admire énormément, Jorge Semprún. L´oeuvre en question- Federico Sanchez vous salue bien- était un des rares livres de l´auteur que je n´eusse pas lus. Je l´ai acheté séance tenante et quelques jours plus tard je me suis plongé dans la lecture des réflexions et impressions de cet écrivain de langue française (il n´a écrit de sa vie que deux livres dans sa langue maternelle), inspirées par son passage au ministère espagnol de la culture entre 1988 et 1991(2). Chez Jorge Semprún, nous sommes toujours éblouis par son travail de mémoire, par la manière habile et chatoyante dont il tisse ses souvenirs en les transfigurant parfois en des fictions d´une rare beauté.
Jorge Semprún est né le 10 décembre 1923 à Madrid. Son père- José Maria Semprún y Gurrea- était écrivain, avocat, diplomate et républicain et sa mère, Susana Maura(décédée en 1931), était la fille de Antonio Maura, grande figure du parti conservateur et ancien premier ministre du roi Alphonse XIII. Contrairement à Don Antonio, son fils Miguel (oncle donc de Jorge Semprún) a combattu la monarchie et fut ministre de l´intérieur du gouvernement provisoire de la IIe République.
Du Madrid de son enfance,Semprún garde des souvenirs qu´il n´a cessé de partager avec ses lecteurs au fil des œuvres qu´il a écrites, ce vieux Madrid où il habitait, calle Alfonso XI, dans le quartier du Retiro. Ce vieux Madrid qui, dans la guerre civile espagnole, a résisté autant qu´il a pu à la barbarie des troupes du Généralissime Francisco Franco, surnommé el caudillo. En ce temps-là, Jorge Semprún vivait aux Pays-Bas où son père exerçait des fonctions diplomatiques jusqu`au jour de 1939 où le gouvernement néerlandais lui a communiqué qu´il s´apprêtait à reconnaître le nouvel ordre espagnol, issu de la victoire des troupes franquistes dans la guerre civile. Semprún Gurrea, représentant du gouvernement légitime de la république espagnole a dû donc quitter son poste et s´exiler avec sa famille à Paris. Jorge Semprún, un adolescent à l´époque, a fini dans la ville lumière ses études secondaires, au lycée Henri IV, et puis il a suivi à la Sorbonne des cours de philosophie. La seconde guerre mondiale et l´occupation de la France par l´armée nazie n´ont pas laissé indifférent ce jeune homme intelligent qui ne pouvait s´empêcher de pousser un cri d´indignation devant la barbarie qui était en train de se produire. Ne se résignant pas à cette triste et sombre réalité qui sévissait un peu partout en Europe, il a décidé de s´engager dans un des réseaux de la Résistance française. En 1943, il était arrêté et emmené en tant que prisonnier politique à Buchenwald, où il est resté jusqu´à la libération du camp par les troupes américaines du général Patton le 11 avril 1945. Pendant plusieurs années, il a eu du mal à évoquer cette expérience concentrationnaire. Certes, ce sujet n´était pas absent de certains livres comme Le grand voyage (1963) récompensé par le prix Formentor et porté à l´écran par Jean Prat (3) et Quel beau dimanche (1980), mais le séjour au camp de concentration n´y était pas à proprement parler le sujet essentiel, c´étaient parfois des bribes de souvenirs qui faisaient soudain irruption au détour d´une page. Dans Le grand voyage, c´était surtout l´expérience de la déportation avec les gens entassés dans les wagons, exsudant leur sueur, mais aussi leur désespoir et leur détresse. Quel beau dimanche était une réflexion sur la mort de la Révolution où l´auteur cherchait à comprendre quel rôle avait joué son histoire dans l´histoire du siècle, lui, double rescapé du nazisme et du stalinisme.
Un temps, Semprún a cru que l´on pouvait exorciser la mort par l´écriture, mais écrire, de son propre aveu, renvoie à la mort. Il a fallu attendre 1994 et l´excellent L´écriture et la vie, peut-être son chef-d´œuvre, pour que les souvenirs de cette expérience à Buchenwald éclatent au grand jour. Mais est-ce vraiment un livre de souvenirs, ou les souvenirs ne sont-ils plutôt que le point de départ pour une réflexion sur l´art, la culture, la politique, bref, la vie ? Toujours est-il que dans ce livre, acclamé unanimement et couronné de plusieurs prix littéraires (notamment le Femina-Vacaresco et le prix international des Droits de l´Homme),on voit que vie et mort souvent s´entremêlent comme en écho aux vers célèbres du poète péruvien Cesar Vallejo évoqués dans le livre : «No poseo para expresar mi vida sino mi muerte(je ne possède rien d´autre que ma mort, pour exprimer ma vie)».
Mais si l´expérience concentrationnaire à Buchenwald (un camp qui, triste ironie, ne se situait qu´à quelques pas de Weimar, la ville où était né Goethe) est au cœur de l´œuvre de Jorge Semprún( à lire aussi, à ce sujet, Le mort qu´il faut, paru en 2001, et Se taire est impossible qui reproduit les dialogues avec Elie Wiesel pour l´émission d´ARTE, signalant le cinquantenaire de la libération des camps en 1995), on ne peut oublier, non plus, ses œuvres qui tournent autour de son «vécu» comme membre clandestin du Parti Communiste espagnol, du temps de la dictature franquiste en Espagne, sous le nom de Federico Sanchez. Peut-être la plus importante de ces œuvres est Autobiografia de Federico Sanchez (Autobiographie de Federico Sanchez), un des deux livres qu´il a directement écrits dans sa langue maternelle et qui a obtenu le prix Planeta. Il y a raconté tous les épisodes de sa vie au parti communiste espagnol jusqu´au moment où il s´en est fait expulser en 1964, pour déviationnisme par Santiago Carrillo et Dolores Ibarruri, la célèbre «Pasionaria». Se mettre dans la peau d´un autre, ou la problématique du double, avait déjà inspiré quelques années auparavant- en 1969- le roman La deuxième mort de Ramón Mercader, où Semprún retraçait toute l´évolution du mouvement communiste, de la guerre d´Espagne à la mort de Staline, et au vingtième congrès du parti communiste d´Union Soviétique, ceci à travers la figure fictive de Ramón Mercader, homonyme de l´assassin de Trotski.
En 1981, Semprún a publié un livre Algarabie qui racontait le dernier jour d´un personnage d´Espagnol émigré à Paris, un livre qu´il avait longtemps traîné sous diverses formes, écrit alternativement en français et en espagnol. Il a finalement opté pour le français, mais le titre témoignait de sa tergiversation quant au choix de la langue. Algarabie est, en effet, une francisation de «algarabia», le charabia, la langue arabe qui finit par devenir une espèce de galimatias, une langue incompréhensible, comme on nous le rappelle par ailleurs dans la quatrième de couverture. L´espagnol, il ne l´ai repris que bien plus tard, en 2003, avec le brillant roman Veinte años y un dia (Vingt ans et un jour) où l´on revit l´Espagne des années cinquante et l´on épouse les interrogations des enfants de la bourgeoisie espagnole.
En ce qui concerne justement Veinte años et un dia, j´ai d´ailleurs une petite histoire personnelle. En septembre 2004, à l´occasion de la traduction portugaise du roman, Semprún est venu à Lisbonne pour une conférence à la fondation Mário Soares et une rencontre avec des lecteurs à l´Institut Franco -Portugais avec signature de livres à la Nouvelle Librairie Française. Quand je lui ai demandé de signer Veinte años y un dia que j´avais lu en version originale espagnole et un autre petit livre, Mal et Modernité( écrit naturellement en français), que j´avais entre-temps acheté, une histoire curieuse s´est produite. C´est que Semprún qui a signé chacun des livres dans la langue correspondante (et qui n´a pu s´empêcher de rire quand je l´en ai remercié dans les deux langues), a cultivé la petite différence qui, le concernant, sépare le français de l´espagnol. Il a, en fait, signé Mal et Modernité comme Jorge Semprun, sans accent sur la lettre«u», comme le font la plupart des français, alors qu´en signant Veinte años y un dia, il a conservé l´accent. Était-ce exprès, pour marquer la différence entre l´écrivain français et l´écrivain espagnol ? Ou l´a-t-il fait intuitivement ? Peu importe. Ce qui compte c´est que Jorge Semprún (ou Semprun, si vous préférez), qui fêtera bientôt ses quatre-vingt-cinq ans (le 10 décembre, curieusement, le jour où l´on commémore l´anniversaire de la déclaration universelle des droits de l´homme) est un des plus grands témoins de l´histoire du vingtième siècle et une référence indiscutable de la littérature et de la culture européennes.



(1)Ce colloque s´est étalé sur trois jours (5,6 et 7 mai). Les deux premiers jours dans les locaux de L´Institut culturel roumain et le dernier jour, donc, à la Faculté des Lettres de Lisbonne.


(2)Jorge Semprún a fait partie du gouvernement- à l´invitation de Felipe Gonzalez- en tant qu´indépendant. Il n´a jamais été inscrit au PSOE.


(3)Jorge Semprún a beaucoup écrit pour le cinéma. Il a été scénariste dans les films La guerre est finie (1966) d´Alain Resnais ou Z (1970) de Costa –Gavras, entre autres.


P.S- Les livres de Jorge Semprún sont disponibles pour la plupart chez Gallimard, mais aussi chez Grasset, Le Seuil et Fayard.
Les deux livres écrits en espagnol, on les trouve chez Planeta (Autobiografia de Federico Sanchez) et chez Tusquets( Veinte años y un dia).
Pour en savoir plus sur Jorge Semprún, je vous conseille le livre de Gérard de Cortanze, Jorge Semprun, l´écriture de la vie, chez Gallimard.