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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

jeudi 29 décembre 2022

Chronique de janvier 2023.

 


Céline, l´inimitable.

 

On pourrait s´imaginer dès les premiers instants que la parution de tout inédit de Louis –Ferdinand Destouches, dit Louis –Ferdinand Céline ou Céline tout court, soixante ans après sa mort, susciterait inévitablement de vives polémiques. Or, cette année finissante (2021, où j´écris cette chronique) nous avons eu droit à deux inédits –Guerre et Londres - de celui qui fut sans l´ombre d´un doute un des noms majeurs de la littérature française et universelle du vingtième siècle, né à Courbevoie le 27 mai 1894 et mort le 1er juillet 1961 à Meudon. À l´œuvre de Céline, selon certaines voix, nul n´est à vrai dire indifférent : ou bien vous l´aimez ou bien vous la détestez. Ceux qui  vénèrent l´auteur ne cachent point leur fascination pour son inventivité langagière, son maniement superbe de l´argot, bref son style qui a réinventé l´art d´écrire en français ou encore son portrait singulier d´un monde interlope composé de marlous, de prostituées et de tous ceux qui étaient d´une façon ou d´une autre des laissés-pour-compte de la vie. Par contre, ceux qui le vomissent –c´est bien souvent le mot qui nous vient à l´esprit en évoquant les détracteurs de Céline – ne supportent pas son côté outrancier, ses imprécations, son usage –qu´ils jugent peut-être excessif - de l´argot et, bien sûr, son antisémitisme. L´antisémitisme est, on le sait, la caractéristique la plus exécrable des écrits de Céline. Le flot d´injures dont il abreuve les Juifs en ayant d´ordinaire recours à l´argot le plus cocardier et répugnant comme «youpin» ou «youtre» entre autres sert de repoussoir à nombre de lecteurs. D´aucuns établissent une différence entre les œuvres de fiction et les simples pamphlets. Quoi qu´il en soit, la question prête à polémique et suscite toujours des débats plus ou moins violents. Le style est-il indépendant des idées ? Certains y souscrivent, mais pour d´autres on ne peut dissocier le style des idées ordurières qu´il a souvent exprimées.

Dans les pages qu´il a consacrées à Céline dans son essai récent- paru en septembre aux éditions Amsterdam –Le style réactionnaire- De Maurras à Houellebecq, Vincent Berthelier, agrégé de lettres et docteur en langue française, partage l´idée que la langue et le style allaient de pair avec la race autour du «projet célinien». Si Céline incarne l´ obsession du style, celle-ci est liée, d´après Berthelier, à ses idées et à ses engagements politiques. Céline aurait maintes fois essayé d´attribuer l´insuccès critique de ses livres au fait que leur style et leur histoire ne correspondaient pas au standard littéraire qui exigeait une littérature morte et dépouillée d´émotion. Dans des lettres adressées aux critiques (André Rousseaux et Léon Daudet) il s´ingéniait à justifier ses options stylistiques qui étaient mal reçues par la presse. Dans ces lettres-là, il défendait l´argot contre la langue classique, tout à fait morte selon lui. En cela, il se plaçait à l´opposé de l´idéal esthétique de l´Action Française : «On me reproche aussi de n´être point latin, classique, méridional(…) Je ne suis pas méridional. Je suis parisien, breton et flamand de descendance. J´écris comme je sens» (Lettre à Léon Daudet, non datée). Vincent Berthelet écrit que, à cette époque-là, l´opposition entre style et idées était encore tout à fait inexistante. Néanmoins, des idées, Céline n´en était pas dépourvu, comme nous le rappelle Berthelet : «Mort à crédit est un livre antibourgeois, anarchiste et nihiliste, auquel on reproche son pessimisme et sa misanthropie. Malgré quelques appels du pied de la gauche. Céline adopte ouvertement des positions anticommunistes après son retour d´Urss, avec Mea Culpa, publié le 28 décembre 1936. S´y ajoutent, dans les pamphlets suivants, des positions antisémites et pro-hitlériennes, mais aussi des attaques plus frontales contre tout ce qui lui semble représenter le style académique (Gide, Proust, Mauriac, Duhamel, etc.). C´est avant tout à partir de ces textes qu´il faut reconstituer le projet littéraire spécifiquement fasciste développé par Céline».

 Après la guerre et surtout après l´Épuration, Céline s´est mis à affirmer que ses ennuis (l´emprisonnement au Danemark, l´exil, l´exclusion du monde littéraire parisien) sont moins dus à ses idées antisémites et fascistes qu´à son esthétique.

 Quoi qu´il en soit, les polémiques autour de Céline ont toujours été et restent intarissables. Concernant ces deux inédits, les deux manuscrits retrouvés, il y a une histoire atypique autour de leur surgissement tout récemment.

A l´été 2021, Le Monde révélait que près de 6000 feuillets inédits de l´écrivain, disparus depuis la Libération- en fait, abandonnés par Céline au moment de sa fuite en Allemagne en 1944 -,avaient refait surface et étaient entre les mains de Jean-Pierre Thibaudat, ancien journaliste au quotidien Libération, lequel, au terme d´une âpre bataille judiciaire, avait finalement remis les manuscrits aux ayants droit de Louis Ferdinand Céline, qui sont, après la mort de Lucette Destouches (la veuve de l´écrivain), l´avocat François Gibault et Véronique Robert-Chovin. Alors que dans un premier temps Jean-Pierre Thibaudat renâclait à rendre public comment les manuscrits lui étaient parvenus, il a fini par révéler l´identité des donateurs sur son blog Balagan, hébergé par Mediapart. Or, il tenait les manuscrits de la famille d´Yvon Morandat, célèbre résistant et ex-secrétaire d´État de Georges Pompidou. Cette possibilité avait d´ailleurs déjà été évoquée par Le Monde, mais on connaît maintenant les détails de l´histoire. Jean-Pierre Thibaudat a tout révélé d´abord sur son blog en août 2022, puis il a présenté une version remaniée des articles parus sur Balagan dans un livre intitulé Louis-Ferdinand Céline, le trésor retrouvé, paru en octobre aux éditions Allia. L´ancien journaliste du quotidien Libération y  écrit qu´il voulait que ce trésor fût versé dans un fonds public pour être mis à la disposition de tous, chercheurs, étudiants, lecteurs, mais les ayants droit ont fait publier Guerre puis Londres en 2022. D´autres manuscrits suivront –La volonté du roi Krogold, Casse-pipe –débouchant sur une refonte de certains volumes de la Pléiade consacrés à l´écrivain. Pour Jean-Pierre Thibaudat, le temps presse pour les ayants droit et leurs royalties puisque l´œuvre de Céline tombera dans le domaine public en 2031, soixante-dix ans après la mort de l´auteur. Ironie de l´histoire: c´est bien un résistant qui a sauvé les manuscrits d´un écrivain auteur de pamphlets antisémites et ami des Allemands.

Le premier de ces deux inédits, paru en mai 2022, s´intitule donc –on l´a vu-  Guerre, probablement daté de 1934, deux ans après la parution de Voyage au bout de la nuit et deux ans avant celle de Mort à Crédit. Le titre est d´ailleurs assez suggestif étant donné que cette réalité, la guerre, est une constante dans l´œuvre de Céline. Dans le dossier que Lire –Magazine Littéraire a consacré à l´écrivain dans le numéro d´octobre, Fabrice Gaignault écrit que Céline, refusant l´héroïsme et les visions de bravoures édifiantes, voit dans la guerre l´absurdité de l´existence humaine poussée à son paroxysme. Dans Guerre, on voit au début un grouillement d´insectes en pantalons garance, morts ou tout comme, pourrissant dans la glaise, chairs éventrées, membres disloqués, moignons sanguinolents. Céline, toujours selon Fabrice Gaignault, se mue en Jérôme Bosch des charniers hideux criblés de shrapnels : « Ces petits morceaux d´horreur que l´on retrouve dans plusieurs de ses livres disent moins l´état du champ de bataille, la dénonciation implacable du scandale de l´inutile mort en masse telle que nous l´ont transmise avec talent Barbusse, Genevoix, Remarque et d´autres encore, que la collusion évidente avec la vie pacifique. En d´autres termes, chez Céline, la guerre est la continuation de l´absurdité de l´existence par d´autres moyens». Cette dernière phrase s´inspire de l´affirmation de Carl von Clausewitz (1780-1831), le général prussien qui a écrit un jour que la guerre n´était que le prolongement de la politique par d´autres moyens.

L´action du roman –on nous l´annonce dès la quatrième de couverture –se situe dans les Flandres pendant la Première Guerre Mondiale. Dans ce roman de premier jet, Céline, entre récit autobiographique et œuvre d´imagination, y lève le voile sur l´expérience centrale de son existence : le traumatisme physique et moral du front. On y suit la convalescence du brigadier Ferdinand Bardamu depuis le moment où, grièvement blessé, il reprend conscience sur le champ de bataille jusqu´à son départ pour Londres. À l´hôpital de Peurdu –sur-la –Lys, soigné par une infirmière entreprenante –la L´Espinasse qui vient branler son patient préféré la nuit -, il se remet lentement de ses blessures tout en ayant peur de passer en conseil de guerre et d´être fusillé, ce qui arrivera à Bébert, devenu Cascade, son compagnon de chambre, maquereau vaguement anarchiste, pour mutilation volontaire. Ferdinand, quant à lui, trompe la mort et s´affranchit du destin qui lui était jusqu´alors promis.

À quelques exceptions près –dont Antoine Perraud sur le site Mediapart qui a émis des réserves sur une œuvre qui n´a pas été relue par l´écrivain et n´est donc pas aboutie ni exempte de lourdeurs – la presse s´est montrée dans l´ensemble fort élogieuse tout en reconnaissant des imperfections que l´auteur aurait expurgées s´il avait pu la réviser. Pour certains, le problème se poserait néanmoins dans une autre perspective : Céline aurait-il simplement validé la parution de ce manuscrit ? Deux chercheurs italiens Pierluigi Pellini et sa doctorante Giulia Mela contestent la décision de Gallimard sous forme d´un brûlot publié sur le site internet du CNRS intitulé : «Genèse d´un best-seller. Quelques hypothèses sur un prétendu «roman inédit» de Louis-Ferdinand Céline». Quoi qu´il en soit, les inédits ont quand même été validés par d´éminents critiques et spécialistes de l´œuvre célinienne comme Pascal Fouché, Régis Tettamanzi et deux de ses biographes, Henri Godard et François Girault (qui est aussi un de ses ayants droit) qui ont d´ailleurs tous collaboré à l´édition de ces deux nouveaux livres. D´autre part, il suffit de lire les premières lignes de Guerre et de Londres pour se rendre compte que nous sommes bel et bien devant la langue originale de Louis –Ferdinand Céline.

Londres, qui se présente en quelque sorte comme la suite de Guerre, est paru en octobre 2022. Dans ce roman –qui entretient des liens avec Guignol´s band, l´autre roman «anglais» plus tardif de Céline -, on retrouve le brigadier Ferdinand Bardamu qui a quitté la France pour rejoindre Londres, «où viennent fatalement un jour donné se dissimuler toutes les haines et tous les accents drôles».  À Londres, Ferdinand retrouve son amie prostituée Angèle, désormais en ménage avec le major anglais Purcell. Ferdinand parvient à élire domicile dans une mansarde de Leicester Pension où un certain Cantaloup, un maquereau de Montpellier, organise un intense trafic sexuel de filles avec quelques autres personnages pittoresques dont un policier, Bijou, et un ancien poseur de bombes, Borokrom. Proxénétisme, alcoolisme, trafic de poudre, violences et irrégularités de toutes sortes rendent de plus en plus suspecte cette troupe de sursitaires déjantés, hantés par l´idée d´être envoyés ou renvoyés au front.

Selon l´éditeur, Londres s´impose comme le grand récit d´une double vocation, celle de la médecine et de l´écriture, mais Londres, malgré les insuffisances que nombre de critiques ont signalées est bien évidemment beaucoup plus que cela : c´est sans l´ombre d´un doute, un roman sur la condition humaine. Ou peut-être fallait-il écrire la condition inhumaine. Paradoxalement, la condition inhumaine qui caractérise justement l´humanité. Quelque part, on peut lire : «J´aurais voulu, je crois, guérir toutes les maladies des hommes, qu´ils souffrent plus jamais les charognes. On est étrange, si on l´avouait. Bien». Le livre est parfois particulièrement violent et composé de scènes de cul, car il s´agit souvent de dresser et de punir les filles et, comme toujours chez Céline, il est question d´antisémitisme. Dans ce roman, la question de la représentation des Juifs se pose aussi. Là-dessus, le préfacier Régis Tettamanzi explique : «Dans Londres, Céline montre les juifs de l´East End(…) Il y a dans ce texte, sinon une dimension réaliste, du moins la prise en compte de cette population de laissés-pour-compte, parmi les quartiers misérables de cette partie de Londres où survivent les pauvres. À cet égard, il faut le noter, les juifs ne sont ni meilleurs ni pires que les autres. Ils sont là, tout simplement».Régis Tettamanzi met en exergue dans sa préface un extrait du roman qui illustre on ne peut mieux ses paroles : «Les petits magasins juifs sont tassés sur les bords de Mile End Rode. Ça n´en finit pas. Des pancartes sur tous les mobiliers en soldes si hautes que les buffets disparaissent derrière les descriptions avantageuses. Une taverne si discrète qu´on ne boit que du thé au lait pour un pence et demi.

Tout petit salon de misère poisseuse où finissent deux gouvernantes abandonnées qui parlèrent autrefois quatre langues couramment. Elles ne connaissent plus que les numéros de tous les tramways qui passent. Elles retrouvent vers cinq heures après midi le petit commerçant qui ne réussit guère dans les édredons, et qui s´intéresserait lui plutôt aux autobus».

La parution de Londres a suscité autant de réserves que celle de Guerre. Nombre de critiques mettent l´accent sur le fait que le livre est extrêmement répétitif, qu´il y a des passages ennuyeux, que l´on y trouve trop de cul et de violence, bref qu´il s´agit d´un manuscrit à l´état de brouillon. Certes, mais en même temps on ne peut nier que l´on reconnait dès le début, comme on l´a déjà vu plus haut, l´inventivité, la richesse argotique, la gouaille qui a fait la réputation de l´écrivain. Bref, le style singulier de l´inimitable Louis-Ferdinand Céline.     

Louis-Ferdinand Céline, Guerre, édition établie par Pascal Fouché, avant-propos de François Gibault, éditions Gallimard, Paris, mai 2022.

Louis-Ferdinand Céline, Londres, éditions établie et présentée par Régis Tettamanzi, éditions Gallimard, Paris, octobre 2022.  

  


 



dimanche 18 décembre 2022

La mort de Nélida Piñon.


 C´est avec une énorme tristesse que l´on vient d´apprendre la mort ce samedi à Lisbonne, à l´âge de 85 ans, de la grande écrivaine brésilienne Nélida Piñon. 

Née le 3 mai 1937 à Rio de Janeiro, elle fut la première femme à tenir la présidence de l´Académie  Brésilienne des Lettres. Fille d´immigrés espagnols (de la région de Galice), son oeuvre fut couronnée de prix importants au Brésil( le Jabuti, entre autres) et à l´étranger -notamment le Prince des Asturies des Lettres et le Juan Rulfo -et  traduite dans le monde entier. En français,  elle est surtout disponible  chez l´éditeur,Des femmes. Parmi ses principaux titres, on se permet de relever A república dos sonhos(La République des rêves), O livro das horas(Mon livre d´heures) ou Um dia chegarei a Sagres(Un jour j´irai à Sagres). 

jeudi 15 décembre 2022

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur l´édition Lisbonne du Petit Journal ma chronique sur le livre Le chemin des vierges enceintes de Jean-Yves Loude, publié aux éditions Chandeigne.



https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/livres-le-chemin-des-vierges-enceintes-un-recit-de-jean-yves-loude-352166


mardi 29 novembre 2022

Chronique de décembre 2022.



La Kolyma ou «l´État dans l´État»

Comment peut-on sortir indemne de quatorze ans d´expérience concentrationnaire ? Victime de la terreur stalinienne comme ses compatriotes Alexandre Soljenitsyne et Varlam Chalamov, Gueorgui Demidov est devenu écrivain grâce en grande partie à son emprisonnement à la Kolyma concentrationnaire où il a séjourné de 1938 à 1952. Il était donc lui aussi un rescapé de ce que l´on dénommait d´ordinaire comme un «État dans l´État» ou un «pôle de férocité» selon l´expression d´Alexandre Soljenitsyne.  Gueorgui Demidov en a expérimenté et observé le fonctionnement dans ses moindres détails et il a su résister à la corruption que le Goulag imposait à ses victimes. Ce sont ses récits consacrés aux camps staliniens que les Éditions des Syrtes sont en train de publier, des œuvres qui ont à la fois une valeur historique et littéraire. Après Doubar, paru en 2021, L´amour derrière les barbelés est disponible en librairie depuis octobre dernier. 

Né en 1909 à Saint-Pétersbourg, Gueorgui Gueorguievitch Demidov était physicien de formation. En 1938, pendant la période de la Grande Terreur où les purges battaient leur plein, alors qu´il était ingénieur au laboratoire de l´Institut de Physique de Kharkov – où il travaillait auprès du grand physicien Lev Landau -, il fut arrêté par la redoutable NKVD et condamné à huit ans de travaux forcés, comme des centaines de milliers d´autres innocents – sous des chefs d´accusation forgés de toutes pièces -, pour propagande antisoviétique et surtout pour «terrorisme trotskyste», un crime contre-révolutionnaire passible du fameux article 58 du code de l´Urss. Cet article a été instauré en 1927, revu plusieurs fois et étendu significativement en 1934. Il a introduit les notions d´«ennemi du peuple», de «traître» et de «saboteur». Il a conduit à l´arrestation d´un nombre ahurissant d´innocents. Les peines pouvaient aller jusqu´à vingt-cinq ans d´emprisonnement et étaient fréquemment étendues pour une période indéterminée, sans procès ni délibération. 

Déporté dans les camps de la Kolyma, il a quand même pu survivre à un véritable enfer, dans un endroit de triste mémoire, un des plus glacés et terrifiants au monde. Dans ces camps –disaient les détenus, surnommés «les zeks» -«même les corbeaux ne font pas de vieux os» parce que, dans cet archipel concentrationnaire, «l´hiver dure douze mois, tout le reste c´est l´été».

À la Kolyma, Gueorgui Demidov a inventé un procédé de recyclage des ampoules électriques qui s´est avéré précieux pour l´économie des camps. Ceci n´a pas pour autant empêché qu´il eût écopé d´une nouvelle peine en 1946. Extrêmement affaibli, il fut admis à l´hôpital de Débine où il s´est lié d´amitié avec Varlam Chalamov (voir la chronique de décembre 2021), alors aide-médecin, qui sera, comme lui, un rescapé des camps. Chalamov, qui le prendra plus tard pour un de ses modèles dans les récits «La vie de l´ingénieur Kipreïev» et «Ivan Fiodorovitch» (in Récits de la Kolyma), le tiendra en haute estime et dira de lui qu´il était l´homme le plus intelligent et le plus intègre qu´il eût rencontré. En 1965, Démidov a retrouvé par hasard Chalamov qui le croyait mort et ils ont alors entamé une correspondance qui a duré deux ans et qui à un moment donné a pris un tour conflictuel du fait de leurs divergences littéraires. D´après Luba Jurgenson, dans son essai, paru en février dernier aux éditions Verdier, Le semeur d´yeux-sentiers de Varlam Chalamov, les divergences entre les deux auteurs surviennent d´abord à cause de la disparité de leurs expériences : «Rappelons que Chalamov tient à sa position d´initié qui fonde non seulement la légitimité de son témoignage mais aussi le caractère inouï de sa démarche littéraire». C´est d´ailleurs dans le récit «La vie de l´ingénieur Kipreïev» (Kipreïev étant, on l´a vu, l´alter ego de Demidov) que Chalamov formule son credo : «L´espoir, pour un détenu, c´est toujours une entrave. L´espoir, c´est toujours l´absence de liberté. Un homme qui espère, change de comportement, transige plus souvent avec sa conscience qu´un homme qui n´a aucun espoir».

Dans un article publié en août 2021 dans le magazine En attendant Nadeau, lors de la parution de Doubar et autres récits du Goulag, David Novarina établit on ne peut mieux les différentes perspectives littéraires entre les œuvres de Gueorgui Demidov et Varlam Chalamov : «Demidov et Chalamov optent tous deux pour un témoignage disséminé dans une mosaïque de récits, qui tantôt se font écho, tantôt sont hétérogènes du fait de leurs dispositifs narratifs. Ils ne se contentent pas d’évoquer le sort des « politiques », mais cherchent à montrer la diversité humaine du Goulag (…) Néanmoins, si dans son œuvre Chalamov, en quête d’une « nouvelle prose », adopte une position de contestation de l’institution littéraire, Demidov reste confiant dans les pouvoirs du récit et dans les formes littéraires de la tradition. Certains récits comme « L’amok » ou « Deux procureurs » ont un caractère romanesque affirmé ; Chalamov invite au contraire Demidov dans une lettre à couper « tout ce qui est de l’ordre de la fictionnalisation, de la littérarisation ». Les deux anciens détenus ne portent pas le même regard sur le monde des prisonniers de droit commun : dans la section des  Récits de la Kolyma intitulée « Essais sur le monde du crime », Chalamov déconstruit les stéréotypes littéraires qui donnent une image romantisée de la pègre, alors que Demidov brosse avec sympathie dans « L’amok » un portrait haut en couleur de « Déesse », la maquerelle des détenues de droit commun. Le narrateur de l’une des nouvelles de Demidov inscrit son questionnement moral dans le droit fil de Résurrection de Tolstoï ; « Le gant » de Chalamov se termine par une déclaration sans appel : « Se souvenir du bien pendant cent ans, et du mal pendant deux cents ans. Je me distingue en cela de tous les humanistes russes du XIXe et du XXe siècle ». Les œuvres de Demidov et de Chalamov s’éclairent à merveille mutuellement, et l’on perçoit mieux, après avoir lu Demidov, sur quels refus majeurs se construit l’œuvre de Chalamov».

En reprenant le fil du calvaire de Demidov, on ajoute qu´il fut encore relégué dans la République des Komis, et ce n´est qu´en 1958 qu´il sera réhabilité. Il s´était promis de survivre pour pouvoir un jour témoigner. Une fois libre, il s´est mis à écrire pour «le tiroir» et les amis, et dans les années soixante-dix pour le samizdat et la presse clandestine. Surveillé par la police politique, il a vu ses manuscrits confisqués par le KGB. Sa fille Valentina Demidova-qui était toute petite quand son père fut détenu et que l´auteur n´a pas vue pendant dix-neuf ans, entre 1939 et 1958 –a raconté dans la postface de Doubar que Demidov a reçu un jour la visite d´un membre du KGB qui a essayé en vain de le faire changer de sujet.  Gueorgui Demidov est mort en 1987 sans avoir vu hélas aucun de ses textes publié de son vivant. Les manuscrits ont enfin été rendus à sa fille un an après la mort de l´auteur. Le recueil Doubar et autres récits du Goulag est paru en France en 1991, aux éditions Hachette, mais pas en Russie, où la fin de l’URSS a entraîné la disparition de l’éditeur prévu. Les œuvres de Demidov n’y ont été publiées qu´au début du siècle par les éditions Возвращение (Le Retour), spécialisées dans la publication des écrits des anciens détenus des camps. Ses œuvres comprennent en russe trois volumes de récits et nouvelles sur l’univers du Goulag, et un roman à la première personne inachevé, dont les premiers chapitres se déroulent pendant la Première Guerre mondiale et la guerre civile.

Le livre L´amour derrière les barbelés est traduit du russe et préfacé par Luba Jurgenson et Nicolas Werth deux spécialistes français de la terreur stalinienne, le Goulag et les écrivains russes survivants des camps de la mort. Ils attirent l´attention des lecteurs sur la richesse des personnages de Demidov qui illustrent toutes les facettes de la vie des camps. Les récits de ce remarquable écrivain sont donc assez informatifs pour tous  ceux qui s´intéressent à l´histoire du Goulag. L´expérience concentrationnaire de Demidov l´a fait croiser des victimes «contre-révolutionnaires», c´est-à-dire des innocents comme lui, mais aussi des droit-commun ou des truands que l´administration des camps préférait aux détenus politiques. Pour Luba Jurgenson et Nicolas Werth, Demidov cherche manifestement à redonner à l´histoire du Goulag une dimension tragique qu´exclut a priori la mort en masse des régimes de terreur modernes. Les préfaciers écrivent : «La survie au Goulag dépend de l´environnement, des chefs, du type de travail…Un détenu épuisé se détache progressivement de tout ce qui fait habituellement le ressort de la littérature : l´amour, l´amitié, l´honneur, ce sont là des sentiments et des valeurs qui cessent d´exister lorsqu´on se trouve continuellement au seuil de la mort. À contre-courant de cette évidence, à travers les différentes strates de la société concentrationnaire qu´il met en scène. Demidov réhabilite la passion comme principale ressource du récit : l´amour, la jalousie, l´ambition, le patriotisme habitent les héros pour le meilleur ou pour le pire, leur font transcender leur misérable condition et esquissent la possibilité d´une catharsis».  

Dans «Sous la galette», l´auteur nous emmène dans une mine de cassitérite où le contingent des détenus se renouvelle entièrement au cours d´une année, tant les conditions y sont épouvantables et la mortalité élevée.

Dans «Le décembriste», une étudiante, éprise de son professeur décide, une fois celui-ci arrêté, de le rejoindre à la Kolyma et l´attendre. Le récit a aussi pour cadre une usine de réparations mécaniques d´un des «camps spéciaux» au régime particulièrement dur, mis en place, après la guerre, pour les détenus politiques considérés comme les plus dangereux, soient-ils des opposants réels au régime soviétique –issus pour la plupart des pays baltes, de l´Ukraine ou de la Biélorussie – ou des victimes des campagnes idéologiques entreprises contre tous ceux soupçonnés d´avoir professé des théories anti- marxistes.

Dans «La chevalière», Demidov décrit la structuration et les règles régissant le fonctionnement des bandes de truands qui avec la bénédiction de l´administration font la loi dans les baraquements, malmenant tout particulièrement les prisonniers politiques. Dans ce récit, comme nous l´apprennent Luba Jurgenson et Nicolas Werth, l´auteur à travers le personnage principal Ninka Verse-ta-larme «retrace le parcours –ô combien typique –d´une de ces innombrables enfants des rues de la période de la guerre civile (1918-1921), élevées dans un orphelinat et l´engrenage qui la conduit, depuis ses premiers chapardages et ses premières incarcérations dans des colonies pour mineurs, jusqu´au camp et à sa soumission à un «protecteur» du monde des truands, passage obligé pour toute jeune délinquante confrontée à la violence du monde criminel». Les préfaciers mettent en exergue ici une différence –on l´a vu plus haut - entre Demidov, sensible à la dimension «romantique» du monde du crime, et Chalamov qui rend surtout compte de l´extrême brutalité de cet univers.

 Enfin, dans les récits «Au croisement des routes de l´esclavage» et «Tue l´Allemand !», on dépeint le quotidien des camps dits agricoles, plutôt méconnus, dont la fonction principale est d´assurer le ravitaillement, en produits de la terre et de l´élevage, de l´immense contingent des détenus et des gardiens du Goulag. Dans le récit «Au croisement des routes de l´esclavage», le tout premier, Damidov présente d´ailleurs, dès les premières lignes, le calvaire des prisonniers des camps : «Des trente-deux années de ma vie, je n´en avais passé alors que trois en détention. Généralement ce laps de temps est insuffisant pour rayer de la conscience la mémoire vive du passé avec ses attentes et ses espérances, dont l´effondrement continue d´alimenter le sentiment d´injustice et l´amertume de tout ce que l´on a perdu. Mais les choses sont différentes quand, à l´action lente d´un temps qui s´étire indéfiniment, s´ajoute le joug de la faim et d´un travail épuisant qui pompe toute votre énergie. Alors les souffrances morales et physiques sont comme anesthésiées. Pour des millions de détenus des camps staliniens, la dystrophie fut un don du ciel. Elle était en effet presque toujours accompagnée d´une dégradation des facultés mentales et affectives propice à cette lente agonie des sentiments qui saisissait la plupart des détenus condamnés à une longue peine de camp».   

Demidov construit le tableau du camp à travers de multiples voix, ne se centrant donc pas sur la figure du narrateur. Comme nous le rappellent les préfaciers, Demidov saisit les personnages dans un moment exceptionnel de leur vie, mais pour le mettre en scène, il déroule tout ce qui lui sert de fond : «la routine des camps, leur invisible omniprésence dans l´ensemble de la vie soviétique. Il parvient ainsi à dire la terrible «banalité» du Goulag». 

 


Gueorgui Demidov, L´amour derrière les barbelés, traduit du russe et préfacé par Luba Jurgenson et Nicolas Werth, éditions des Syrtes, Genève, octobre 2022.

À lire également :

Gueorgui Demidov, Doubar et autres récits du Goulag, traduit du russe par Antonio Garcia, Alexandra Gaillard et Colette Stoïanov, éditions des Syrtes, Genève, mars 2021.

  

vendredi 25 novembre 2022

La mort de Hans Magnus Enzensberger.

 


Le poète, romancier, dramaturge et essayiste allemand Hans Magnus Enzensberger, né le 11 novembre 2022 à Munich, est mort le 24 novembre à Kaufbeuren, en Bavière, à l´âge de 93 ans.

Auteur d´ouvrages de référence comme Hammerstein ou l´intransigeance, Le bref été de l´anarchie : la vie et la mort de Buenaventura Durruti, Requiem pour une femme romantique : les amours tourmentées d'Augusta Bussmann et de Clemens Brentano ou Tumulte, Hans Magnus Enzensberger était une des voix les plus respectées de la littérature allemande et européenne ayant reçu de nombreux prix nationaux et internationaux.  

 


 




Christian Bobin (1951-2022).


Écrivain et poète français, Christian Bobin, né le 24 avril 1951 au Creusot, en Saône –et- Loire, est mort le 23 novembre dans la même ville des suites d´une longue maladie.

Il s´est fait connaître du grand public en 1992 avec Le Très-Bas, livre consacré à Saint-François d´Assise et n´a depuis cessé de gagner en popularité. Auteur très prolifique, il a publié dans sa vie autour d´une soixantaine d´ouvrages.

 


mercredi 23 novembre 2022

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur l´édition Lisbonne du Petit Journal ma chronique sur le livre Un homme sans titre de Xavier Le Clerc, publié aux éditions Gallimard:

https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/livre-un-homme-sans-titre-xavier-le-clerc-350928




vendredi 18 novembre 2022

Centenaire de la mort de Marcel Proust.

 On signale aujourd´hui le centenaire de la mort de Marcel Proust. Je vous rappelle que je lui ai consacré la chronique du mois d´octobre.




mardi 15 novembre 2022

Centenaire de la naissance de José Saramago.

 


On signale ce mercredi 16 novembre le centenaire de la naissance de l´écrivain portugais José Saramago. Il est donc né le 16 novembre 1922 à Azinhaga, Santarém,  au Portugal. 

En 1998, il s´est vu décerner le Prix Nobel de Littérature et reste à ce jour le seul écrivain lusophone à l´avoir reçu.

Beaucoup de ses titres comptent parmi les oeuvres essentielles de la fin du vingtième siècle, toutes langues confondues, comme Memorial do Convento(Le Dieu Manchot), Ensaio sobre a cegueira(L´aveuglement), O ano da morte de Ricardo Reis(L´année de la mort de Ricardo Reis), A jangada de pedra(Le radeau de pierre), Todos os nomes(Tous les noms) ou O Evangelho segundo Jesus Cristo(L´évangile selon Jésus-Christ). Traduites dans le monde entier, la plupart de ses oeuvres sont disponibles en français aux éditions du Seuil.

José Saramago est mort à Lanzarote (Îles Canaries, Espagne) le 18 juin 2010.

Un prix littéraire porte son nom. Le lauréat de cette année- annoncé lundi dernier à Lisbonne -est le brésilien Rafael Gallo.     



jeudi 3 novembre 2022

Le Goncourt 2022 attribué à Brigitte Giraud.

 


Le prix Goncourt 2022 fut attribué aujourd´hui à Brigitte Giraud pour son roman Vivre vite, publié aux éditions Flammarion.

On signale aussi l´attribution du prix Renaudot à Simon Liberati pour son roman Performance, disponible chez Grasset. 

samedi 29 octobre 2022

Chronique de novembre 2022.

 


Hubert Haddad ou l´art est une fête.

 Les créateurs aux multiples talents suscitent parfois la méfiance des autres. Que ne se concentrent-ils dans un seul art ou un seul domaine au lieu de vouloir jouer dans tous les registres ? C´est la question, découlant certes d´un raisonnement on ne peut plus simpliste –mais que l´on entend néanmoins souvent -, que pourraient se poser ceux qui ont peut-être une approche utilitariste de l´art ou de la littérature, ceux qui au bout du compte ne sont nullement sensibles à la beauté d´un geste, d´un regard, au besoin que ressent l´artiste d´exprimer de quelque façon que ce soit toute la richesse qu´il porte en lui. Les tenants de ce genre de raisonnement ne sont peut-être pas à même d´apprécier l´immense talent d´Hubert Haddad qui excelle dans les plus différents domaines de l´art ou de la littérature : poète, essayiste, romancier, nouvelliste, dramaturge, historien d´art et peintre.

Auteur d´une œuvre traduite dans le monde entier et riche de plus d´une soixantaine de titres tous genres confondus, Hubert Haddad est né le 10 mars 1947 à Tunis - alors protectorat français de Tunisie –d´une famille judéo berbère dont le père  était d´origine tunisienne et la mère d´origine algérienne, née Guedj. En 1950, la famille a émigré en France où Hubert Haddad a commencé à publier vers la fin des années soixante. Il a toujours été très actif en fondant dès cette époque-là plusieurs revues littéraires. La première, dans la mouvance du surréalisme, est Le Point d´Être (1970), revue à laquelle collaboreront entre autres Stanislas Rodanski, Charles Duits, Robert Lebel, Michel Fardoulis-Lagrange et Isabelle Waldberg. Les autres revues qu´il a fondées sont Le Horla (1990) ou Apulée (1996), cette dernière chez Zulma, son éditeur depuis des années.

Hubert Haddad est considéré comme un des acteurs de la Nouvelle fiction avec Georges-Olivier Châteaureynaud, Frédéric Tristan et Marc Petit et il anime depuis 1983, sous le pseudonyme d´Hugo Horst, la collection de poésie Double Hache aux éditions Dumerchez. Pionner des ateliers d´écriture, il en anime de très nombreux à travers la France depuis les années soixante-dix dans tous les lieux de vie, centres sociaux, médiathèques, universités, prisons, hôpitaux.

S´il excelle, on l´a vu, dans plusieurs domaines, c´est dans la nouvelle et le roman qu´il s´est le plus singularisé, son œuvre ayant été couronnée de prix littéraires fort prestigieux dont le prix Maupassant pour Le secret de l´immortalité (1991), le Charles Oulmont pour La Falaise de sable (1997), le Renaissance de la nouvelle pour Mirabilia(2000), le Grand prix du roman de La Société des Gens de Lettres pour La condition magique(1998) ; le prix des Cinq Continents de la Francophonie et le Renaudot du Livre de Poche pour Palestine (2008, 2009) ; le Louis Guilloux pour Le peintre d´éventail ; le Mallarmé pour La Verseuse du matin et à nouveau le prix de la Société des Gens de Lettres en 2013 pour l´ensemble de son œuvre.

Dans ses livres, Hubert Haddad met d´ordinaire en scène des personnages qui sont des créateurs et l´intrigue est doublée en quelque sorte d´une réflexion sur le défi de l´artiste devant son travail.

Dans Le peintre d´éventail (2013), roman d´initiation inoubliable où le Japon est à l´ordre du jour, nous croisons Matabei qui se retire au fin fond de la contrée d´Atôra, au nord-est de l´île de Honshu pour échapper à la fureur du monde. Dans cet endroit perdu entre montagnes et Pacifique se cache la paisible pension de Dame Hison dont Matabei apprend à connaître les habitués, tous personnages singuliers et fantasques. Attenant à l´auberge se déploie un jardin hors du temps.  Insensiblement, Matabei s´attache au vieux jardinier et découvre en lui un peintre en éventail hors du commun. Il devient le disciple dévoué de maître Osaki. Labyrinthe merveilleux aux perspectives trompeuses, le jardin de maître Osaki est aussi le cadre de déchirements et de passions, bien loin de la voie du Zen, en attendant  d´autres bouleversements. C´est un vibrant hommage à la culture et à l´histoire japonaises contemporaines dans une langue poétique et subtile, baignée de spiritualité comme seul Hubert Haddad en a le secret : « Je n´oublierai jamais les derniers mots de Matabei : « Écoute le vent qui souffle. On peut passer sa vie à l´entendre en ignorant tout du mouvement de l´air. Mon histoire fut comme le vent, à peu près aussi incompréhensible aux autres qu´à moi-même»». 

Dans Premières neiges sur Pondichéry (2020), Hochéa Meintzel, violoniste virtuose, accepte l´invitation d´un festival de musique carnatique à Chennai, en Inde du Sud. Blessé dans sa chair par un attentat, c´est avec l´intention de ne plus revenir qu´il quitte Jérusalem. Après une équipée cahotante qui le mène de Pondichéry à la côte de Malabar, il trouve refuge à Fort Cochin, un soir de tempête, au sein de l´antique synagogue bleue. En un tour de force romanesque, ce livre nous plonge, d´après son éditeur Zulma, dans un univers sensoriel, extrême, exubérant, heurté, entêtant, à travers le prisme d´un homme qui porte en lui toutes les musiques du monde, et accueille l´inexorable beauté de tous ses sens. Un roman inspiré, grave, mystique et sensuel comme en témoigne ces courts extraits : «A -t-il jamais quitté Jérusalem ?Les ruelles ombreuses et les places écrasées de soleil, les temples huileux parmi les ruines, les rocs derrière les cyprès où sont creusés d´anciens tombeaux, les jardins poussiéreux vibrants dans l´incendie de l´air, chaque palme que le vent froisse, le moindre pan de muraille criblé de lueurs lui reviennent en mémoire et défilent comme hier, comme chacune des nuits d´un vieil exode. En vrac se pressent les visages avec une netteté accrue dans la lumière mentale du rêve. Tous le considèrent en silence. Leur regard vaut un doigt tendu. Ils ressurgissent dans leurs habits d´alors avec leur âge exact, figés pour les siècles. Femmes ou enfants, vieillards, adolescentes éperdues, ils ont l´aspect humain ordinaire, universel, campés sur leurs deux jambes, sous une tête haut perchée d´oiseau simiesque. Ils dansent entre trois ruelles nocturnes et une place lumineuse, ils vaquent au soucieux bonheur d´exister, pour soi ou pour un proche, chacun ajoutant son pas tranquille au grand ballet déambulatoire».

Dans Un monstre et un chaos (mars 2022)- que d´aucuns considèrent un chef d´œuvre –nous plongeons dans la mémoire de la seconde guerre mondiale. L´intrigue se déroule à Lodz, Pologne, en 1941. Chaim Rumkowski prétend sauver son peuple en transformant le ghetto en un vaste atelier au service du Reich. Néanmoins, dans les caves, les greniers, éclosent imprimeries et radios clandestines, les enfants soustraits aux convois de la mort se dérobent derrière les doubles cloisons et parmi eux Alter, un gamin de douze ans, qui dans sa quête obstinée pour la vie refuse de porter l´étoile. Avec la vivacité d´un chat, il se faufile dans les moindres recoins du ghetto jusqu´aux coulisses du théâtre de marionnettes où l´on continue à chanter en sourdine, à jouer la comédie, à conter mille histoires d´évasion. Ce roman fait resurgir tout un monde sacrifié où la vie tragique du ghetto vibre des refrains yiddish, comme un chant de résistance éperdu.  La description de la barbarie nazie est immortalisée dans les pages d´Un monstre et un chaos : «Des soldats bottés et casqués, fusil en bandoulière, descendirent du second véhicule et firent descendre à coups de crosse des jeunes gens du premier, garçons et filles, les mains ligotées dans le dos. Tout fut accompli en moins de temps qu’il n’en faut pour se soulager ou fumer une cigarette. L´officier hurla des ordres. On plaqua les otages la face tournée contre le mur de pierres sèches surmonté de croix de ciment. Les soldats vite alignés les mirent aussitôt en joue. À ce moment l’une des filles, en jupe claire, d’une blancheur de peau éclatante, les cheveux roux mal noués en tresses, se mit à courir éperdument sur la route. L’officier leva le poing, visa et l’abattit d’une seule balle dans la nuque. L’instant de tomber, les bras entravés, elle esquissa un saut de biche et tournoya dans un adieu. Craignant d’autres escapades, le gradé ordonna le feu sur les autres qui, de colère, d’égarement ou de désespoir, criaient des slogans en polonais. La salve, redoublée du coup de grâce, mit fin à l’épisode».

En lisant ce livre, on pourrait s´interroger dans quel état sort l´auteur de l´écriture d´un tel roman. C´est la question que lui a posée Pierre Maury du quotidien belge Le Soir. Hubert Haddad a répondu : «Epuisé. Il m’a fallu un an de travail chaque jour de l’année, mais heureux d’être à peu près en accord au sortir avec mon projet initial qui me semblait insurmontable. C’est terrible que l’on déshumanise les faits, que l’on s’en crée une image dévitalisée, plane, froidement historique. Ce qui est advenu au milieu du XXe siècle est la négation absolue de l’humain, du droit, de l’éthique, et le crime accompli, comme mille bombes d’Hiroshima, provoque à long terme des dégâts incontrôlables dans les corps et les consciences. Quelque chose est ruinée, peut-être à jamais, dans le jugement moral de l’ensemble de l’humanité. De mon côté, j’ai essayé de rendre vie».

Enfin, le dernier livre en date d´Hubert Haddad est paru fin août et s´intitule L´invention du diable, un somptueux roman baroque, picaresque, qui flirte avec le fantastique et qui s´inspire de la vie de Marc Papillon, seigneur de Lasphrise (1555-1599), poète satirique et érotique français. Dans ce roman, il se retire dans sa tour d´ivoire angevine. Après une vie dédiée à l´amour et à la guerre, il est tout entier habité par le démon de l´écriture. À la fin de sa vie, il pactise avec le diable : tant que ses poésies n´ont pas accédé à la postérité, il ne connaîtra pas le repos éternel. L´immortalité sera sa malédiction. Il traverse donc les époques, est embastillé avec le marquis de Sade, croise Napoléon au pied de sa propre statue, survit à la Commune et échappe de peu à la Gestapo. Dans le prologue, on peut lire : «Il faut être un simple mortel pour garder mémoire. Les dieux nés des dieux, si la fable était crédible, vivraient sur un seul plan d’éternité : leurs aventures ne sauraient logiquement s’accomplir que de manière simultanée, comme sur ces fresques d’église ou ces frises sculptées au fronton des temples. Si l’essentiel des anicroches et péripéties constitutives d’une vie a sombré dans le blanc chaos de l’oubli, je garde en moi la perspective trompeuse des siècles faite de souvenances et de paraboles, de chroniques et d’inscriptions, et j’aimerais maintenant et à jamais en restituer les gouffres d’ombre et de lumière au vent qui se lève, puisque l’on me promet pour ce soir ou demain l’impossible délivrance». Et plus loin : «Comment en vouloir à des bourreaux sans avenir? On se saisit de moi au solstice d’hiver, année après année, afin de me livrer à la foule des pères, des fils et des petits-fils qui, de conserve, par vagues successives, m’assassinent avec une sauvagerie calculée. Il faut quelques jours à l’immortel de bonne constitution pour guérir de son homicide. Et puis sa vie d’otage reprend au milieu des mortels temporairement pacifiés. J’en connus certains près du dernier soupir qui, chaque nuit, firent un cauchemar similaire et se crurent éternels au réveil. On ne sait à peu près rien du temps, sinon qu’il passe. Et encore moins de l’éternité. Depuis les premiers âges, l’histoire humaine semble n’avoir pour seule mécanique que la quête de l’immortalité. Par tous les moyens, de fable, de folie ou de raison».

Dans sa belle chronique intitulée «Hubert Haddad ressuscite Papillon» publiée le 4 octobre dans En attendant Nadeau, Alexis Buffet écrit : «À chaque ligne se manifeste l´amour vrai de l´écrivain pour la poésie. L´auteur, entre autres, des Haïkus du peintre d´éventail manifeste, sans forfanterie ni pédantisme, une érudition qui émane  de la fréquentation assidue des poètes, de Boileau, Ronsard, Desportes, Jodelle, Du Bartas, Sponde, Scéve jusqu´à… Desnos». De là l´envie, ajoute Alexis Buffet, l´envie aussi de lire l´œuvre de Marc Papillon.

Comme l´a si bien écrit un jour Alexandra Schwartzbrod dans le quotidien Libération : «L´écriture d´Haddad est lumineuse, légère, fluide, d´une poésie à vous réconcilier avec la douleur et la dévastation». 

mercredi 19 octobre 2022

La mort de Jean Teulé.

 

L´écrivain Jean Teulé vient de mourir à Paris, à l´âge de 69 ans. Né le 26 février 1953 à Saint -Lô (Manche), compagnon de l´actrice Miou-Miou qui partageait sa vie depuis 1998, Jean Teulé était l´auteur du Magasin des suicides, de Rainbow Rimbaud, d´Entrez dans la danse, de Crénom, Baudelaire! et tant d´autres romans fort remarqués. Il était aussi l´auteur d´albums de bande dessinée. 

Il aurait succombé à une attaque cardiaque, mais selon les premiers éléments de l´enquête, le décès pourrait être lié à une intoxication alimentaire à l´issue d´un repas dans un restaurant, une hypothèse qui devra encore être confirmée.     


samedi 15 octobre 2022

Le centenaire de la naissance d´Agustina Bessa-Luís.

 


On signale aujourd´hui le centenaire de la naissance d´Agustina Bessa-Luís, figure majeure des lettres portugaises, née à Vila Meã, Amarante, le 15 octobre 1922, et décédée à Porto, le 3 juin 2019, à l´âge de 96 ans.

Riche de plus de quatre-vingts titres -surtout des romans, mais aussi des pièces de théâtre, des biographies, des essais ou des livres pour enfants-son oeuvre est traduite dans plusieurs langues dont le français(surtout chez Metailié). Plusieurs de ses romans ont été adaptés au cinéma par Manoel de Oliveira(et un par João Botelho).

Son oeuvre fut couronnée de nombreux prix prestigieux dont le Camões, le plus important des lettres de langue portugaise.

Elle était la grand-mère de Leonor Baldaque, actrice et écrivaine de langue française.

jeudi 6 octobre 2022

Le Prix Nobel de Littérature décerné à Annie Ernaux.

 


Le Prix Nobel de Littérature 2022 a été décerné aujourd´hui à l´écrivaine française Annie Ernaux, née le 1er septembre 1940 à Lillebonne(Seine-Maritime).

Son oeuvre est essentiellement autobiographique et ses romans entretiennent des liens étroits avec la sociologie. 

Elle est recompensée par l´Académie Suédoise pour «le courage et l´acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle».

Son roman La Place fut couronné du prix Renaudot en 1984 et Les années(2008)des prix Marguerite Duras et François Mauriac, en France, et  du Strega de la littérature européenne , en Italie.

La plupart de ses livres sont disponibles chez Gallimard et traduits dans le monde entier. 

jeudi 29 septembre 2022

Chronique d´octobre 2022.

 


 La recherche éternelle de Marcel Proust.

Le centenaire de la mort de Marcel Proust que l´on signalera le 18 novembre se présente comme une occasion en or pour que les éditeurs, les proustiens, les proustophiles et  tous ceux qui en pincent pour ce génie de la littérature universelle s´en donnent à cœur joie.

Marcel Proust est sûrement l´écrivain français sur l´œuvre duquel on trouve la bibliographie la plus vaste. Et pour cause. En effet, À la recherche du temps perdu – et quand on évoque Proust, on parle surtout de son opus magnum – est à elle seule non seulement une œuvre de référence, mais aussi toute une littérature, un univers littéraire à nul autre pareil. Ses personnages s´y déplacent sur un échiquier très particulier, comme si leur monde était à la fois un monde à part que l´on ne saurait concevoir dans notre planète, quelle qu´en fût l´époque, mais aussi, paradoxalement, comme si ces mêmes personnages traduisaient on ne peut mieux l´ambiance, les caractéristiques, le savoir-vivre de toute une époque. Quant à ses lieux, surtout Balbec –probablement inspiré par Cabourg, dans le Calvados, en Normandie -, et Combray, ils semblent aussi réels que mythiques*.

Œuvre follement romanesque, mais aussi réflexion sur le temps et la mémoire, dictionnaire encyclopédique sentimental et érudit, les sept tomes d´À la recherche du temps perduDu côté de chez Swann, À l´ombre des jeunes filles en fleurs, Le Côté de Guermantes, Sodome et Gomorrhe, La Prisonnière, Albertine disparue et Le temps retrouvé - peuvent être vus également, d´après nombre d´exégètes, comme la quintessence de l´auteur lui-même. C´est assez ironique  -comme nous le rappellent Jean-Paul et Raphaël Enthoven (père et fils) dans leur Dictionnaire amoureux de Marcel Proust (éditions Plon, 2019)- que l´auteur soit devenu la victime exemplaire de la méthode critique qu´il avait entrepris de disqualifier. La méthode critique est celle que prônait Sainte-Beuve et que Proust a stigmatisée dans Contre Sainte-Beuve puisque pour l´auteur d´À la recherche du temps perdu on devrait juger l´œuvre d´un écrivain sans se soucier de sa vie, contrairement à ce que défendait le célèbre critique. On dirait que Sainte-Beuve se serait vengé depuis son outre –tombe étant donné que désormais, de l´Université aux salons, l´usage exige, toujours selon Jean-Paul et Raphaël Enthoven, que l´on inspecte sous tous les angles les plaisirs et les jours du pauvre Marcel, «les secrets d´un artiste dont les sept volumes d´À la recherche du temps perdu se promettaient d´être un paravent».

Aussi peut-on dire avec Pierre Assouline dans son Proust par lui-même (éditions Omnibus, 2011, puis Tallandier, 2019) que «Nul n´est moins mort que lui». La Recherche est le modèle indépassable du classique moderne, à la charnière entre deux siècles, au poste frontière de l´ancien et de nouveau monde. Elle l´est devenue, écrit encore Assouline, très tôt après la mort de Proust, dès que la boucle de sa publication complète fut bouclée. Il faut rappeler que le premier tome d´À la recherche du temps perdu (que l´on énoncera désormais comme La Recherche), Du Côté de chez Swann, fut publié en 1913 et le dernier, Le temps retrouvé, à titre posthume (comme les  deux tomes précédents) en 1927. Le long roman de Proust a résisté à tout prêt-à porter proustolâtre produit par la banalisation des critiques et commentaires concernant l´œuvre, comme le souligne d´ailleurs Pierre Assouline : «Depuis la mort de Proust en 1922, non seulement son étoile n´a jamais cessé de monter haut dans les cieux, mais son œuvre n´a pas été ensevelie sous l´avalanche des exégèses. Sa capacité de résistance au commentaire témoigne déjà à elle seule de la force souterraine de ce roman (…) Plus que pour tout autre auteur de son temps, on pourrait écrire le récit de la nouvelle vie de Proust, son existence posthume, de sa mort terrestre à nos jours, en incorporant le torrent de commentaires qu´il a provoqués. Pourtant, bien que Proust ait déjà suscité une bibliographie considérable (à égalité avec de Gaulle et Picasso), nul n´a réussi à l´abîmer. Comme si tout cela n´était au fond que de peu d´importance à côté de ce bloc de papier dont rien n´a réussi à entamer l´énigme à l´issue d´un siècle d´explications».  

Marcel Proust est né à Paris (dans le quartier d´Auteuil au 16ème arrondissement) le 10 juillet 1871 dans la maison de son grand-oncle maternel, Louis Weil, au 96, rue de La Fontaine. Cette maison fut vendue puis détruite pour construire des immeubles, eux-mêmes démolis lors du percement de l´Avenue Mozart. Il était issu d´un milieu bourgeois : son père, catholique, était le Dr Adrien Proust, médecin, professeur à la Faculté de Médecine de Paris et grand hygiéniste et conseiller du gouvernement pour la lutte contre les épidémies ; sa mère, née Jeanne Clémence Weil, appartenait à une famille de la grande bourgeoisie juive dont certains membres ont joué un rôle important dans l´histoire du judaïsme français, notamment un oncle de Madame Proust, Godchaux Weil, alias Ben Lévi, écrivain célèbre de la communauté juive, et Adolphe Crémieux, président de l´Alliance Israélite Universelle, grand-oncle et témoin de mariage de Madame Proust. Marcel avait un frère cadet, Robert (né en 1873), devenu chirurgien.

De santé fragile et protégée par une mère cultivée qui lui vouait une affection parfois envahissante, Proust s´est tôt tourné vers la littérature et les arts. Revendiquant le droit de ne pas se définir par rapport à une religion et se caractérisant comme non croyant dans sa correspondance, il a quand même écrit être catholique en réponse à un article de La Libre parole où l´on pouvait lire que de jeunes juifs parmi lesquels Marcel Proust honnissaient Maurice Barrès : «Pour rectifier il aurait fallu dire que je n´étais pas juif et je ne le voulais pas». Dans une lettre à Robert de Montesquiou, datée du 19 mai 1896, il a écrit : «Je n´ai pas répondu hier à ce que vous m´avez demandé des Juifs. C´est pour cette raison très simple : si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre ma mère est juive. Vous comprendrez que c´est une raison assez forte pour que je m´abstienne de ce genre de discussions». Sensible à l´ambiance de l´époque, il fut lui-même victime de l´antisémitisme de certaines plumes célèbres. Dreyfusard convaincu, il a toujours repoussé les attaques ignobles de facture antisémite inspirées surtout par les idées d´Édouard Drumont. Dans son essai Marcel Proust-l´adieu au monde juif (éditions du Seuil) paru début septembre, Pierre Birnbaum rappelle que si nombre des grandes plumes des extrêmes droites nationalistes antisémites encensent La Recherche et voient en Proust la quintessence du grand écrivain français, d´autres, dans l´entre –deux-guerres et après la seconde guerre mondiale, ne partagent pas cette vénération. Dans une lettre à Milton Hindus du 11 juin 1947, Louis-Ferdinand Céline écrivait : «Ah Proust s´il n´avait pas été juif personne n´en parlerait plus ! et enculé ! et hanté d´enculerie –il n´était pas en français mais en franco-yiddish tarabiscoté absolument hors de toute tradition française – il faut revenir aux Mérovingiens pour retrouver un galimatias aussi rebutant ! Proust, l´Homère des invertis ! 300 pages pour nous faire comprendre que Tutur encule Tatave c´est trop». Certes, Céline, écrivain pourtant génial, usait souvent d´un langage abject quand il s´agissait de dauber sur tout ce qui était juif, mais d´aucuns se livraient à des attaques antisémites avec un vocabulaire moins ordurier comme Urbain Gohier, le fidèle propagateur des idées d´Édouard Drumont, qui dans un texte intitulé « Marcel Proust était juif» publié dans La Vieille France le 30 août 1923, une vingtaine d´années avant la lettre de Céline, écrivait ce qui suit : « Il est mort dernièrement un romancier dont je n´ai jamais pu lire cinquante lignes de suite ; il donnait à ses livres des titres extravagants ; il écrivait quatre cents pages sans un alinéa ; ces deux pauvres trucs et son argent lui avaient fait une espèce de réputation. Il était un des favoris de l´Action «française» ; en le voyant célébré dans la gazette du Citroën, de Bernstein, de Bauer et des Rothschild, j´avais toujours subodoré le juif. Je ne me trompais pas ! Dans Les Nouvelles Littéraires du 28.7, le juif André Spire, un des Hébreux les plus fanatiques et les plus agressifs du ghetto parisien, révèle l´ascendance juive de Marcel Proust : ce sont des juifs en fait, aussi, malgré les apparences, la mère et les grands-parents de Proust, dont, dans ses livres, par prudence littéraire, non par manque de courage, il a fait des personnages chrétiens».Enfin, Pierre Drieu La Rochelle dans son Journal 1939-1945 verse aussi dans l´antisémitisme en tirant à boulets rouges sur Marcel Proust et Henri Bergson : «Qu´est-ce que les Juifs ont apporté à la France ? Dans l´ordre des lettres et des arts, la moitié de Bergson et de Proust et c´est tout qui soit vraiment de qualité, bien que l´écriture de ces deux hommes ne soit qu´une savante recomposition, l´effet d´une volonté sans cesse retendue. Aucun jaillissement authentique de la verve traditionnelle (…) lisez une page des derniers écrivains naturels de la France (…) et vous laisserez retomber les pages adroites mais froides de Bergson et les pages industrieuses de Proust. L´un et l´autre ont utilisé avec un grand discernement et une grande diligence tout l´acquis de la littérature et de la philosophie, mais ce n´est que reconstitution et adaptation aux besoins bien calculés du temps».      

Les débuts littéraires de Marcel Proust en 1896 avec Les plaisirs et les Jours, recueil de poèmes en prose, portraits et nouvelles dans un style fin-de-siècle, traduisaient encore les hésitations de l´auteur dans le choix d´une formule, mais laissaient déjà entrevoir la promesse d´un grand écrivain. Certains critiques l´ont quand même sévèrement jugé comme l´écrivain Jean Lorrain, réputé pour la férocité de ses jugements. Il en a dit tant de mal qu´il s´est retrouvé au petit matin sur un pré, un pistolet à la main. Face à lui, également un pistolet à la main, Marcel Proust, avec pour témoin le peintre Jean Béraud. Tout s´est terminé sans blessures, mais Marcel Proust n´a pu s´empêcher de ressentir une note de tristesse. Après ce livre, Marcel Proust a eu du mal à se départir d´une réputation de snob, de mondain dilettante qui ne s´est amenuisé qu´avec la parution bien des années plus tard des premiers tomes de La recherche. Date d´à peu près de cette époque le début de la rédaction d´un roman qui ne verrait jamais le jour et que d´aucuns considèrent comme la première mouture ratée de La Recherche : Jean Santeuil, du nom du personnage principal, un jeune homme épris de littérature dans le Paris mondain de la fin du dix-neuvième siècle. Ce projet de roman, à forte teneur autobiographique, en est resté à l´état de fragments manuscrits qui ont été découverts et publiés en 1952 par l´éditeur Bernard de Fallois. Sur Jean Santeuil, Michel Erman écrit dans son livre, organisé sous forme de dictionnaire, Les 100 mots de Proust (collection Que sais-je ?, P.U.F, 2013, réédité et corrigé en 2022) ce qui suit : «On voit dans ce roman que si l´écrivain possède l´art du portrait à la manière des moralistes classiques lui permettant de peindre les passions et les opinions, il lui manque celui de la composition. Proust parlera à son propos d´un livre qui n´aurait pas été écrit mais «récolté», critiquant, par là, son côté trop égotiste». Certes, mais Proust ne semble pas le renier pour autant puisque dans le projet d´introduction inachevé, où l´on trouve la phrase rapportée par Michel Erman, il écrit : «Puis-je appeler ce livre un roman ? C´est moins peut-être et bien plus, l´essence même de ma vie, recueillie sans y rien mêler, dans ces heures de déchirure où elle découle. Ce livre n´a jamais été fait, il a été récolté. Et ce n´est pas une excuse pour ma paresse. J´aurais pu le protéger des orages, travailler la terre, l´exposer au soleil et, si je peux le dire, mieux situer ma vie. Dès que la vue de la nature, la tristesse, ces rayons qui par moments, sans que nous les ayons allumés, luisent sur nous, me déliaient pour un instant des glaces de la vie mondaine…».     

Si l´on peut en quelque sorte tenir Jean Santeuil pour une œuvre de jeunesse – Proust a entre vingt-cinq et vingt-huit ans quand il l´écrit – le génie naissant n´en éclate pas moins à chaque phrase. Jean-Yves Tadié, peut-être le plus grand biographe de Proust, écrit dans la préface de l´édition de Jean Santeuil, publiée par la collection Quarto (Gallimard) : «On trouve, bien sûr, dans ce roman, des phrases longues. Elles n´ont pas encore la solide architecture toute latine de la Recherche. On les sent tâtonner à la recherche de la vérité concrète (abstraites, elles sont très fermes et précises), de l´exactitude dans le rendu d´une situation, ou de la poésie.  Celle –ci inspire une quête désespérée d´images parfois incertaines, mais souvent réussies. Proust invente un style qui remonte à la source commune du comique, de la mémoire et de la poésie».

 On peut trouver dans ce roman parsemé donc de phrases bien ciselées, à la bonne manière proustienne, l´évocation de séjours faits par l´auteur en 1894 et 1895 à Réveillon, une propriété de Mme Lemaire, née Jeanne Magdelaine Colle (1845-1928), peintre, illustratrice et salonnière qui aurait inspiré à Proust le personnage de Madame Verdurin dans La Recherche. Néanmoins, c´est dans une autre propriété de Mme Lemaire, une villa à Dieppe, qu´il a passé le mois d´août 1895 avec Reynaldo Hayn (1874-1947), compositeur, chef d´orchestre, chanteur et critique musical français d´origine vénézolane, tenu pour le principal compagnon de Marcel Proust qui fut d´ailleurs un des tout premiers écrivains européens à traiter plus ou moins ouvertement de l´homosexualité (masculine et féminine) dans ses écrits, a fortiori dans La Recherche. Beaucoup de personnages aux penchants homosexuels lui auraient été inspirés non seulement par des figures qu´il connaissait du Tout –Paris de l´époque, des salons bourgeois qu´il fréquentait, mais aussi parfois du commun des mortels. Albertine Simonet, personnage principal d´Albertine disparue (tome VI de La Recherche), originellement titré La Fugitive, est soupçonnée d´inclinations saphiques alors qu´elle a une liaison avec le narrateur. Pourtant, la passion du narrateur et d´Albertine n´était pas au programme dans la première version. Mathilde Brézet, dans le récent et brillant essai Le grand monde de Proust, paru en janvier aux éditions Grasset, écrit que l´épaississement du personnage d´Albertine Simonet tire son origine du terrible dénouement de la liaison de l´écrivain avec Alfred Agostinelli, secrétaire, ami, qui entre janvier 1913 et mai 1914, une année à peine, s´est installé chez lui.  Alfred Agostinelli, dont Proust s´était épris, l´a précipitamment abandonné et a fini par mourir dans un accident d´avion. Alors que le premier tome de son roman venait d´être publié et commençait d´être reconnu comme un chef d´œuvre, la joie d´auteur de Marcel Proust fut brouillée par une passion intense, puis endeuillée par une douleur profonde, comme l´écrit encore Mathilde Brézet. Dans le tome XIII de sa correspondance, dans une lettre à Lucien Daudet, Proust a confié à son ami : «J´ai su ce que c´était chaque fois que je montais en taxi, d´espérer de tout mon cœur que l´autobus qui venait allait m´écraser». Une douleur que l´écrivain sublime dans Albertine disparue. Selon Michel Erman, avec Albertine, le romancier a créé une figure archétypale qui exprime l´instabilité du féminin.   

Un autre personnage fondamental de La Recherche est Palamède de Guermantes, baron de Charlus. Encore une fois, Mathilde Brézet en brosse un portrait des plus frappants : «Neuf, saisissant, tragique entre tous, le baron de Charlus, Palamède le héros, Mémé l´avachi, l´est sans conteste. Sur le Vautrin de Balzac dont il est issu, dans sa version Carlos Herrera, mystérieux protecteur à l´ombre duquel les jeunes hommes et leur moralité s´assoupissent. Proust greffe les traits saillants de quelques figures de sa connaissance : la morgue d´Oscar Wilde rencontré lors de son passage à Paris en 1891, la folle élégance et le verbe précieux du dandy Robert de Montesquiou, qui fut un ami redouté jusqu´à sa mort, et puis le regard biaiseux et les emportements contre l´homosexualité, aussi incessants qu´hypocrites, du baron Doazan, croisé chez Mme Aubernon». Cela donne, ajoute Mathilde Brézet sur le personnage du baron de Charlus, «une créature impossible à oublier, splendide et misérable, pleine d´ordures et de beautés. Elle est vouée à finir lamentablement ; mais d´abord, Proust la nimbe de gloire».    

Le personnage proustien le plus célèbre est pourtant, sans l´ombre d´un doute, Charles Swann. Bien installé dans la vie et dandy non conformiste, esthète et amateur de femmes, Charles Swann est fils d´un riche agent de change juif. Comme nous le rappelle Michel Erman dans le livre cité plus haut, il y a bien sûr du mondain et du dilettante en lui, mais sa vie ne peut se résumer à cela : « Il incarne ce que Proust appelle «un célibataire de l´art» qui renoncera à sa vocation artistique. C´est donc un modèle à dépasser. Swann est encore un frère en souffrance : l´amour malheureux et jaloux qu´il voue à une Odette volage annonce les amours à venir du héros. Enfin, Swann est un sage qui montre la voie au narrateur quand il oppose la vanité du monde son «Suave mari magno». Cette expression latine relève d´une forme de sagesse. C´est l´expression que le narrateur emploie quand il se souvient que Swann lui avait conseillé d´adopter une attitude distante envers ses désirs afin de se protéger contre les illusions de la mondanité.

Quand on évoque Proust, le sujet est inépuisable. Lire cet énorme écrivain et a fortiori sa somme À la recherche du temps perdu est un grand défi, aussi difficile que stimulant. C´est qu´en lisant Proust et son œuvre majeure, vous plongez, à coup sûr, dans un univers à nul autre pareil, l´univers de celui qui est peut-être le plus grand écrivain, toutes langues confondues, du vingtième siècle.

 

*Combray aurait été inspiré par Illiers, commune située dans le département d´Eure-et-Loir en région Centre-Val de Loire. Le 8 avril 1971, l´année du centenaire de la naissance de Marcel Proust, par décision du ministre de l´Intérieur, Raymond Marcellin, la commune fut rebaptisée, en application d´un décret du 29 mars, Illiers-Combray. C´est une des rares communes françaises à avoir adopté un nom emprunté à la littérature.