Albert Cossery, le droit à la paresse.
La presse a abondamment évoqué au lendemain de sa mort (survenue le 22 juin) la vie et l´œuvre de celui que l´on a un jour surnommé le «Voltaire du Nil» ou encore comme l´a écrit au début des années quatre-vingt-dix, le journaliste Patrice Delbourg, «dandy solaire et solitaire», une expression que j´avais déjà reproduite dans un article précédent.
Toujours est-il que Albert Cossery était sans l´ombre d´un doute un homme d´un temps révolu, sa personnalité cadrant assez mal avec une époque où l´on ne fait que nous accabler infiniment avec des concepts comme «productivité» ou «efficacité». Cossery, de ces concepts a dû, à coup sûr, s´en moquer comme d´une guigne, lui qui n´écrivait en moyenne qu´un livre tous les huit ou dix ans et, selon la légende, une petite phrase par semaine. D´autres particularités de sa vie ont aidé à faire de cet écrivain égyptien qui a toujours écrit en français une figure hors pair. S´étant installé définitivement à Paris après la fin de la seconde guerre mondiale, il vivait depuis plus de soixante ans à l´hôtel La Louisiane, situé au numéro 60 de la rue de Seine, dans le quartier de Saint-Germain –des- Prés. Sa silhouette élégante manquera sûrement aux habitués du café de Flore qu´il fréquentait quotidiennement. Sa voix, malheureusement, on ne l´entendait plus depuis trois ans, il était pratiquement devenu aphone, ce qui ne l´inquiétait nullement, puisque selon lui cela l´empêchait de devoir répondre à des questions idiotes de certains journalistes. C´était évidemment une boutade, étant donné qu´il a toujours été plutôt affable avec la presse et même après l´opération qui lui a rendu la parole très difficile (il fallait lire sur ses lèvres) il n´a pas cessé d´accorder des interviews, quoique moins régulièrement et le plus souvent par écrit.
Albert Cossery, né au Caire en 1913, n´était pas issu d´un milieu particulièrement aisé. Il n´appartenait pourtant pas à une famille des plus démunies, non plus. C´est que, de l´aveu même de l´auteur, en Orient, il faut beaucoup moins d´argent qu´en Occident pour vivre. Son père était un petit propriétaire terrien, un homme qui, côté lectures, ne consommait que des journaux. Quant à sa mère, elle était analphabète, mais elle n´en avait pas moins cette sagesse très propre des femmes orientales. À l´instar de ses deux frères et de sa sœur, Albert Cossery a fait ses premières études dans une école catholique avant de fréquenter le lycée français. Il s´est mis à écrire dès l´âge de dix ans de petites histoires déjà en français. Cette passion pour la France l´a poussé à se déplacer à Paris où il a envisagé d´y suivre des études, mais ébloui par la bohème de Montparnasse des années trente, il ne les a jamais achevées. En 1939, il a décidé de faire partie, en tant que chef steward, de l´équipage du paquebot Port- Saïd- New York, un emploi qui lui a permis de fréquenter des rescapés de la barbarie nazie, des juifs pour la plupart. Cet emploi il l´a conservé jusqu´en 1945, mais à ce moment-là sa carrière littéraire n´était plus un mirage. Les hommes oubliés de Dieu, un recueil de nouvelles était déjà paru au Caire en 1934, un livre qui a envoûté Henry Miller qui l´a fait publier en Amérique en 1940. Sur ce livre, l´écrivain américain a écrit ce qui suit« Aucun écrivain vivant- parmi ceux que je connais- ne décrit de façon aussi poignante les vies d´une multitude de gens habitant un monde souterrain et en marge de la loi, entre désespoir et résignation. Il le fait dans un registre que même Dostoievsky et Gorki ont eu du mal à atteindre.» En 1944, paraissait le premier roman de Cossery, La maison de la mort certaine, l´histoire d´une maison qui ne tenait debout que par miracle et qui était peuplée par des gens éventuellement peu convenables d´après les canons bien seyants de la société. Les personnages des livres de Cossery sont pour la plupart des coquins, des exclus, des laissés pour compte, des voleurs, des fainéants, bref des gens qui vivent en marge de la société – et que certains auraient traité de racaille et de sale engeance- mais qui le plus souvent sont moins véreux et moins fripouilles que d´autres apparemment très respectables mais qui à la moindre occasion sombrent dans la corruption et l´indignité.
Albert Cossery, on l´a écrit plus haut, n´était pas un écrivain particulièrement prolifique. C´était un dilettante, un homme qui élevait le plaisir et l´oisiveté au sommet d´un art que l´on cultive sans la moindre inquiétude. Ses livres sont peu nombreux (huit au total) mais renferment une philosophie de vie qui fait de son oeuvre une véritable encyclopédie d´ironie, de dérision et d´aventures inouïes.
Dans Les fainéants dans la vallée fertile, Cossery met en scène des personnages qui élèvent la fainéantise au rang d´une valeur supérieure à tel point qu´un des personnages, Rafik, a renoncé à épouser la femme qu´il aimait de peur qu´elle ne troublât sa somnolence alors que son frère aîné, Galal, n´a pas bougé de son lit depuis sept ans !
Dans Mendiants et orgueilleux*, Gohar, un professeur de philosophie est devenu mendiant parce qu´«enseigner la vie sans la vivre était le crime de l´ignorance la plus détestable» tandis que dans Un complot de saltimbanques le jeune Teymour, de retour dans sa ville natale avec un diplôme acheté, rejoint un groupe d´anciens amis oisifs que le gouvernement tient pour de dangereux anarchistes.
La violence et la dérision est un roman ayant pour cadre une ville du Proche-Orient gouvernée par un tyran grotesque. Afin de le mettre en colère et de tourner en dérision son gouvernement, un petit groupe de contestataires orchestre une campagne d´affichage qui provoque l´hilarité de la population. De ce livre, Jean-Claude Le Covec a écrit dans les colonnes du Figaro que c´était «La Condition Humaine** réécrite à la façon de Beckett, avec beaucoup de joie de vivre en plus».
Le roman Une ambition dans le désert, paru en 1984, peut être considéré comme l´œuvre d´un visionnaire, préfigurant, en quelque sorte, l´éclosion de la guerre du Golfe. Il s´agit d´un roman où le héros Samantar déjoue le projet du cheikh Ben Kadem, premier ministre de l´émirat de Dofa, un pays sans richesses à exploiter, qui organise des attentats pseudo -révolutionnaires dans son propre État pour attirer sur lui l´attention des grandes puissances.
Enfin, son dernier roman, Les couleurs de l´infamie, publié en 1999, dénonce la corruption, la décrépitude et la décadence. C´est l´histoire d´un voleur intelligent qui trouve dans le portefeuille d´un promoteur immobilier une lettre qui prouve sa responsabilité dans l´effondrement d´un immeuble qui a provoqué la mort de dizaines de personnes.
Tous ses livres sont aujourd´hui disponibles chez l´éditeur Joëlle Losfeld et ceux qui n´ont pas encore découvert l´œuvre de cet écrivain immense pourront le faire en achetant chacun de ses huit livres séparément ou ses œuvres complètes en deux tomes.
Albert Cossery s´est lié d´amitié, au cours de sa vie, avec nombre d´intellectuels français et étrangers comme Albert Camus, Jean Genet, Henry Miller ou Lawrence Durrell, mais il a su préserver son indépendance vis-à-vis de toute coterie, tout courant littéraire ou toute école de pensée. Quoiqu´il eût vécu la plupart de sa vie en France, c´est l´Égypte de son enfance (ou des décors lui ressemblant) qui a inspiré ses livres. Interrogé à propos de ce fait par Aliette Armel pour l´édition de novembre 2005 du Magazine littéraire, il a répondu : « Je suis un écrivain égyptien qui écrit en français, comme il y a des écrivains indiens qui écrivent en anglais et restent néanmoins très attachés à leur pays.» En effet, le fait d´écrire dans une langue autre que celle du pays où l´on est né n´arrache néanmoins pas les écrivains à l´univers de leur enfance. En français, à part Albert Cossery, d´autres écrivains l´ont prouvé comme, par exemple, Eduardo Manet et ses histoires cubaines ou feu Agustin Gomez - Arcos qui a fait de la dénonciation du franquisme la matière de ses romans.
Celui qui détestait la campagne parce qu´on ne pouvait pas critiquer les arbres et qui aimerait qu´après avoir lu un de ses livres les gens n´aillent pas travailler le lendemain, a fait de la subversion et de l´ironie un art de vivre. Un des commentaires les plus élogieux adressés, à mon avis, à l´œuvre d´Albert Cossery est signé Marion von Renterghem dans les colonnes du Monde : «Lorsque Albert Cossery rencontre ses lecteurs, ils ne lui disent pas que ses romans sont beaux mais qu´il ont changé leur vie.»…
*Ce roman a inspiré le film homonyme de Asma El Bakri et une bande dessinée du dessinateur Golo.
**On fait référence, bien entendu, au roman de André Malraux.