Le temps et le silence de Pascal Quignard.
«On ne
pourra pas accroître la distance entre la main qui écrit et les yeux qui
lisent : elle est toujours infinie».Cette phrase de Pascal Quignard, nous
l´avons lue sur un marque-page de l´ancienne librairie française de Lisbonne,
dirigée par Béatrice Montamat, et elle nous donne, dans son apparente
simplicité, la mesure du talent d´un écrivain que d´aucuns considèrent comme
une des voix les plus novatrices de la littérature française contemporaine.
Quand on a, entre les mains, un livre de Pascal Quignard, on se trouve devant
un sentiment paradoxal : d´une part on a envie de le lire en silence, mais
d´autre part, on veut partager le plaisir de la lecture avec tous ceux que nous
aimons, tant il serait égoïste de ne pas donner à connaître à autrui des
fragments d´une beauté inouïe.
Cet
écrivain singulier est né en 1948 en Normandie, à Verneuil-sur-Avre. Il est
l´auteur de quelques romans, de facture plutôt classique, tels Le salon du
Wurtemberg, Tous les matins du monde*, Terrasse à Rome
ou La Frontière qui nous raconte un épisode de l´Histoire du Portugal,
avec de belles photos du Palais Fronteira à Lisbonne. Ces dernières années,
néanmoins, l´œuvre de Quignard a pris définitivement un tournant que l´auteur
avait déjà ébauché, à maintes reprises, dans des livres précédents (comme Les Petits Traités, par exemple). Ses
derniers titres sont plutôt des essais où la fiction est mêlée à la réflexion,
où la philosophie côtoie l´Histoire et où la tradition classique grecque et
romaine épouse la sagesse orientale.
En
2002, Pascal Quignard a entrepris une œuvre en plusieurs volumes intitulée «Dernier
royaume» qui en est à son neuvième tome et dont le premier, Les ombres
errantes, fut couronné du prix Goncourt (Les autres tomes sont, à savoir, Sur
le jadis, Abîmes, Les paradisiaques, Les sordidissimes, La
barque silencieuse, Les désarçonnés, Vie Secrète et Mourir de
penser)
Pascal Quignard a travaillé,
pendant des années, dans le monde de l´édition et il est aussi un spécialiste
de la musique baroque.
Ces derniers mois tant chez
Galilée que chez Arléa –deux des éditeurs auxquels il reste fidèle et qui ont
publié nombre de ses livres ces dernières années-deux nouveaux titres de Pascal
Quignard ont vu le jour pour le grand bonheur de ses lecteurs
inconditionnels : Critique du jugement(Galilée) et Sur l´idée d´une
communauté de solitaires(Arléa).
Dans Critique du jugement-divisé
en quatre parties: Krisis, Phthonos, Creatio et Publicatio-on retrouve des
réflexions, des corrélations, des fragments qui sont autant de textes-tantôt
brefs, tantôt un peu plus longs- où le passé fait irruption et côtoie le
présent pour nous rappeler que la mémoire tisse les fils de notre vie. Pourquoi
le titre est-il Critique du
jugement ? Puisque ceux qui veulent interdire tout jugement ne peuvent que
se livrer de façon totalitaire à une entreprise sordide d´effacement de la
mémoire. Une entreprise qui fasse litière de tout ce qui nourrit la mémoire
collective, comme si l´on devrait subvertir les mécanismes de déclenchement du
temps. Ce dont il n´y a pas de trace, dont il n´y a aucun registre écrit n´aura
donc pas existé. Mais, cet essai met également en question le milieu littéraire
et toutes les instances critiques, du journalisme à l´Université, plongés
d´ordinaire en des querelles intestines, personnelles, voire byzantines.
D´autre part, la courte préface
du livre illustre on ne peut mieux un des dilemmes qui se posent à la justice
depuis la nuit des temps : comment établir la culpabilité et l´innocence
de quelqu´un et Pascal Quignard a choisi pour nous le rappeler le procès de
Lutèce en 357. Delphidius, l´accusateur public, se tourna vers l´empereur
Julien et s´écria : «Grand César, peut-il jamais y avoir de coupable s´il
suffit de nier l´accusation ?», une interpellation à laquelle l´empereur
Julien répondit : «Delphidius, peut-il jamais y avoir d´innocent s´il
suffit d´accuser ?».
Puisqu´il est aussi question d´innocence, on sait bien qu´au début du
XVème, on n´en avait cure. C´est de cette époque que datent les statuts de
«limpieza de sangre». À ce propos, Pascal Quignard écrit dans Critique du
jugement : «Le premier auto da fé eut lieu à Séville en 1481. Il y a une
logique des procès totalitaires du XXème siècle qui remonte aux tribunaux des
inquisitions ibériques. Ce qui avait été institué en 1481 en Espagne fut
introduit en 1536 au Portugal, s´étendit lentement sur à peu près tout le
territoire de l´Europe avant de traverser le Bosphore. L´action inquisitoriale
s´était donnée pour but l´extirpation des «hérésies judaïsantes». Elle imposait
le salut à l´âme des inculpés, elle soumettait à la torture leurs corps, elle
ajoutait à l´ancien testament le nouveau, elle offrait gracieusement le spectacle
lumineux des bûchers aux yeux de tous. C´était la Renaissance des anciens Jeux
de Rome. Cette contemplation garantissait la paix civile aux populations aussi
ébahies que terrorisées, qui ôtaient leur chapeau ou leurs toques, qui
serraient leurs foulards ou leurs coiffes, qui s´assemblaient pétrifiées et
silencieuses. Les masses nettement accrues de nouveaux fidèles, chacun ayant
personnellement fait l´aveu de l´authenticité de sa foi réunissante, devenues
obéissantes, dénonçaient, à voix basse, en confession, les coreligionnaires qui
trichaient. C´était le Mitsein retrouvé. Ces dénonciations étaient suivies d´enquêtes ;
les rapports des mouchards s´ajoutaient aux insinuations ou aux diffamations
dans les dossiers ; une bureaucratie autonome naissait, organisant et
réglant convocations, interrogatoires, transcriptions des interrogatoires,
traductions des interrogatoires, emprisonnements, surveillances par des «juges
de mur», «questions», chevalets, «tourments», aveux, repentance publique,
abjuration solennelle, feu
purificateur.» (pages 80-81)
L´ inquisition a, on le sait, semé la terreur un peu partout, voué aux gémonies
ceux qui étaient tombés en disgrâce et ceci au nom d´une pureté religieuse et
dogmatique sans concessions. Le pire c´est que l´abolition de l´inquisition n´a
pas, loin s´en faut, éradiqué la violence religieuse et politique. Les méthodes
inquisitoriales ont pris de nouvelles moutures, se sont raffinées, et
persistent encore de nos jours sous des formes diverses. Comme si l´espèce
humaine n´était pas en mesure de se dessaisir
des pulsions violentes qui troublent son jugement et nourrissent le
besoin morbide d´effusion de sang.
Pour en revenir à Critique du jugement, à peine lit-on les titres des
chapitres que –si l´on me permet de verser dans un registre un tant soit peu
colloquial-ceux-ci nous font aussitôt venir l´eau à la bouche : Sur le
poème de Nietzsche intitulé Le jugement du soir ; Sur Lenz et
Chopin ; Sur Lully, Vermeer, Spinoza ;Le tombeau de Kant ; Le
jugement de Phryné et le comptoir d´édition d´André Gide ; Sur la
merveilleuse ignorance divine ; La liste d´Hippocrate ; La mort de
l´abbé Prévost ; Un argument de l´empereur Marc Aurèle ou Le dernier trio
de Schubert. Les chapitres nous réservent pourtant des surprises que les titres
ne laissent nullement insinuer. C´est qu´en nous rappelant des idées, des
personnages et des faits historiques, Pascal Quignard nous fait découvrir de
nouvelles idées, de différents personnages et d´autres faits historiques. Le
chapitre intitulé «Les exercices de Philémon»,
par exemple, se termine par des lignes sur Goya : «Goya, après
1820, est devenu un homme totalement imprévisible. Il cesse de vouloir plaire.
Il plonge dans un silence qui n´est pas volontaire et y fonde sa nuit. Il fait ce qu´il doit. Il
couvre ses morts comme il veut. Sa chose est noire et elle est silencieuse. Il
bâtit sa chambre noire, sa grotte de pénombre, son salon sourd, sa salle à
manger entièrement silencieuse avec Cronos sur le mur déchirant un enfant
vivant. Une maison édifiée pour son
silence dans sa mort. Les pinturas negras de la Quinta del Sordo ne
sont pour personne.»(page 145)
Quelques semaines avant la parution de Critique du jugement, les éditions
Arléa publiaient un autre inédit de Pascal Quignard intitulé Sur l´idée d´une
communauté de solitaires. Ce petit bijou de pas plus de quatre-vingt pages est
composé de textes plutôt courts –près d´une dizaine-dans le registre habituel
de l´auteur où l´on côtoie des figures de l´univers quignardien comme Georges
de la Tour ou Monsieur de Sainte-Colombe. L´Orient n´y est pas absent avec
l´évocation d´un empereur et il est souvent question de musique et de ruines,
réelles ou fictives, le premier chapitre s´appelant d´ailleurs Les ruines de
Port-Royal et c´est le texte d´une
conférence donnée à deux reprises: à l´hôtel de Massa, le jeudi 4 octobre 2012,
en compagnie d´Elisabeth Joyé, au clavecin, et de Laurence Plazenet, et dans la
cathédrale de Coutances, le jeudi 10 juillet 2014, en compagnie de
Jean-François Détrée à l´orgue puis au clavecin.
Dans le chapitre «Sur l´idée si difficile à penser d´une communauté
composée uniquement de solitaires», Pascal Quignard écrit : «Le solitaire
est une des plus belles incarnations qu´ait revêtue l´humanité, qui n´est elle-même
rien par rapport aux paysages des cimes, des lacs, des neiges et des nuages qui
surmontent les montagnes.»Et plus loin : «Le référent chez les hommes
n´est pas le groupe. Dans la nuit où l´on s´apprête à sombrer on est seul quand
on rêve. C´est de là que vient la solitude référente dans l´espèce humaine. Car
le rêve étalonne le fonctionnement de l´esprit».
Les livres de Pascal Quignard sont d´admirables leçons de sagesse,
d´érudition où l´on retrouve à chaque page le besoin et le plaisir de l´auteur
à faire partager le savoir, comme si le silence n´était que le point de départ
pour une pleine jouissance des mots, de la musique, bref de la vie.
En refermant chaque livre de Pascal Quignard, il me vient souvent l´esprit
une phrase prononcée un jour par Élie Wiesel, un auteur à l´univers pourtant si
différent de celui de Pascal Quignard, mais à laquelle celui-ci, ne serait-ce
que pour une fois, aurait souscrit, une phrase que vous trouvez en épigraphe de
ce blog : «L´enfer, c´est un endroit sans livre».
Pascal Quignard. Critique du jugement, éditions Galilée, Paris, 2015.
Pascal Quignard, Sur l´idée d´une communauté de solitaires, éditions Arléa,
Paris, 2015.