Morgan Sportès ou la
«domination de la marchandise sur le monde».
En épigraphe de son roman Outremer,
paru en 1989, l´écrivain français Morgan Sportès cite une phrase du philosophe
danois Soren Kierkegaard tirée du Concept d´ironie : «Tout comme la
philosophie commence par le doute, de même une vie digne, celle que nous
qualifions d´humaine, commence par l´ironie». Pourquoi est-il question ici
d´ironie ? L´ironie serait-elle une clé pour déchiffrer ce roman de Morgan
Sportès ? Pas forcément. La phrase de Kierkegaard choisie par l´auteur de
ce roman traduit peut-être l´idée que la vie n´est rien d´autre qu´une longue
et éternelle ironie ou plutôt un rébus que nous nous évertuons à décrypter et
dont la littérature n´est qu´un moyen de créer l´illusion que nous y
parviendrons. Nous qui- comme le souligne l´anthropologue Claude Lévi-Strauss
dans une autre épigraphe que porte ce roman – sommes le fruit d´un appareil de
références complexes qui forment un système : conduites, motivations,
jugements implicites que, par la suite, l´éducation vient confirmer par la vue
réflexive qu´elle nous propose du devenir historique de notre civilisation.
Nous nous déplaçons littéralement avec ce système de références.
Né le 12 octobre 1947 à Alger, Morgan Sportès est fils d´un juif séfarade
d´origine portugaise et d´une mère catholique bretonne qui a fini par sombrer
dans le délire et l´antisémitisme, traitant son rejeton de «sale youpin» et «petite
ordure». Cette tragédie personnelle qui a marqué son enfance ajoutait à la
tragédie de la guerre d´Algérie- qui a éclaté alors qu´il n´avait que six ans-
avec son cortège d´attentats et de déchirements entre les colons français et
les fellaghas. Dans son roman Outremer, aux accents autobiographiques, il
revient sur cette période de sa vie où un jeune homme ne peut que s´interroger
sur ses origines, sur le sens de la vie, sur le coté où il fallait se ranger,
aussi caricatural fût-il : «Dans le caricatural arbitraire social où il
fallait fatalement me ranger-d´autant plus caricatural que j´avais pris la
peine de naître dans une société coloniale où les oppositions, les manichéismes
sont approfondis et grandis, comme par une loupe colossale ; où le heurt
des classes est multiplié par celui des races, des religions, des
cultures ; où la violence fait partie des institutions mêmes d´une société
en guerre larvée ; jusqu´à ce qu´éclatât pour de vrai la guerre-dans cet
univers donc, en noir et blanc, comme un damier d´échecs, où il semblait que
chaque famille de pions, selon les attributs qui lui étaient imposés a priori,
avait sa démarche préréglée, je ne savais guère à quel saint me vouer, dans
quelle Sainte Famille, quelle tribu, me ranger».
Jusqu´à ce jour, Morgan Sportès a publié plus d´une vingtaine de livres,
traduits en de nombreuses langues. Ses premiers romans ont attiré l´attention
de personnalités comme Guy Debord(1931-1994), l´auteur de La Société du
Spectacle et fondateur de l´Internationale Lettriste, puis de l´Internationale
situationniste, ou Claude Lévi-Strauss (1908-2009), un anthropologue et
philosophe français (né en Belgique) de renommée mondiale, comme chacun le sait.
Ce dernier a qualifié l´ouvrage L´Appât qu´il avait beaucoup aimé- le septième
de Morgan Sportès, paru en 1990 et porté à l´écran par Bertrand Tavernier en
1995, remportant l´Ours d´Or au Festival de Berlin-de livre policier anthropologique.
Dans cet ouvrage, Morgan Sportès retrace l´histoire de Valérie Subra, une sorte
de lolita qui allumait des hommes riches pour aider
deux compères à les détrousser et les tuer.
Tous les livres
de Morgan Sportès, quel qu´en soit le sujet, cherchent à réfléchir sur
l´Histoire et les idées reçues. L´auteur a affirmé il y a quelques années, dans
un petit portrait de lui-même pour une émission de télévision, que ce qui était
fondamental e à la base de tous ses livres c´était la domination de plus en
plus grande de la marchandise sur le monde, une domination qui était en train d´investir tous les
secteurs.
En 2006, dans
Maos, il s´en est pris aux militants de Mai 68. Ce roman nous raconte l´
histoire de Jérôme, un ancien maoïste qui en 1975 n´entonne plus «vive la
révolution culturelle prolétarienne chinoise», ne pose plus de bombes, ne
participe plus à des enlèvements et ne crie plus «victoire au Vietnam». Devenu
sage, il a un bon emploi dans l´édition, un appartement, une fiancée et veut
avoir des enfants. Les chiens hurlants du marxisme-léninisme deviennent les
chiens couchants du nouveau capitalisme dont Jérôme est un chien de garde. Le
problème c´est qu´il est rattrapé par son passé. Des anciens camarades, purs et
durs, veulent le réintégrer dans leur bande pour «relancer la révolution
mondiale». Le roman met en relief les dessous de la politique internationale
des années 60/70 et s´interroge sur les manipulations qui sous-tendent ces
petites formations politiques. Comme on peut lire dans la quatrième de
couverture, ce roman est «un théâtre d´ombres où les individus se métamorphosent
en pantins, en personnages d´un roman qui n´est pas le leur. Mais qui est le
nôtre, celui de notre jeunesse». Ce roman a reçu le Prix Renaudot des Lycéens.
En 2008, c´est
la Gauche Prolétarienne qui est visée dans le livre-enquête Ils ont tué Pierre
Overney. Pierre Overney était un ouvrier maoïste qui avait 24 ans en 1972. Les
petits chefs de la Gauche prolétarienne-organisation à laquelle appartenait le
jeune ouvrier-l´ont envoyé en commando pour casser la gueule aux gardiens
«fascistes» de l´usine Renault, à Boulogne-Billancourt. Or, une tragédie s´est
produite quand un membre du service d´ordre a sorti son arme et Pierre Overney
est occis d´une balle en plein cœur. C´était le 25 février de cette année-là où
la politique de détente entre les États-Unis et la Chine rapprochait dans les
affaires Richard Nixon de Mao Tsé –Toung. En même temps, en France, des
groupements gauchistes s´en prenaient au Parti Communiste plutôt qu´au
capitalisme lui-même, un parti Communiste à qui ils reprochaient de ne pas
faire la révolution. Les nouvelles générations auront sans doute du mal à
croire que lors des funérailles du jeune ouvrier plus de deux cent mille
personnes ont défilé à Paris derrière le cercueil de cet inconnu parmi
lesquelles des personnalités comme Jean-Luc Godard, Simone Signoret, Lionel
Jospin et, inévitablement, Jean-Paul Sartre, un des maîtres à penser de la
Gauche prolétarienne. Lors de l´enterrement de Pierre Overney, le philosophe
Louis Althusser aurait dit que ce jour-là c´était le gauchisme que l´on
enterrait. D´après Morgan Sportès, on peut se demander si ce n´était pas la
gauche tout court qui était morte. Dans cet extraordinaire livre-enquête Ils
ont tué Pierre Overney, on peut lire que la famille du jeune ouvrier maoïste,
plus de trente ans après la tragédie, tenait toujours les pontes de la Gauche
prolétarienne pour les responsables majeurs de sa mort.
Lors de la parution du roman
L´Aveu de toi à moi (2010), Morgan Sportès a rappelé, dans un entretien accordé
à Jean-Luc Douin pour le quotidien Le Monde, ses frasques d´étudiant à Paris
VII, qu´il considérait un «repaire structuralo- maoïste». Il tapait sur les
nerfs des petits gauchos, se promenant, tel un dandy, en tweed avec une grosse
cravate et un parapluie vert : «je
jouissais dans la provocation, le scandale, la dérision était mon pain
quotidien. J'imitais très ironiquement un héros de Proust, Bloch
(l'anti-Swann), juif parvenu, plutôt ridicule et vulgaire, qui ne s'exprimait
qu'à la façon emphatique des héros de L'Iliade. Je ne marchais pas à leurs trucs, leurs lectures de textes par la
grille de Lacan ou de Barthes. Moi, je lisais Chateaubriand et je passais pour
un réac».
Dans ce roman L´Aveu de toi à
moi, une vision politiquement incorrecte de l´Histoire, le protagoniste est un
certain Rubi-inspiré par une figure que l´auteur nous assure avoir vraiment
existée-, un homme qui fut tour à tour militant du Front Populaire et
pétainiste, résistant, ami d´Aragon puis volontaire de la Waffen SS, par
antigaullisme, enfin prisonnier à Dachau pour avoir déserté sa Sturmbrigade
Frankreich, par objection de conscience. Le narrateur, un alter ego de Morgan
Sportès, est rédacteur à Police Magazine, une feuille de chou, comme l´auteur
le fut en son temps à la revue Détective. Le journaliste a alors une liaison
avec une jeune femme qui n´est autre que la fille de Rubi.
Inspiré par un crime réel,
survenu en 2006, le roman Tout, tout de suite- que l´auteur a surnommé «conte
de faits»- a paru en 2011 et fut couronné du Prix Interallié. En 2006, donc,
dans la banlieue parisienne, un jeune homme est enlevé. Ses agresseurs l´ont
choisi parce qu´il est juif et, par conséquent, d´après leur raisonnement étriqué,
riche alors qu´il n´était qu´un vendeur de téléphones portables. Il finit
assassiné après une séquestration de vingt –quatre jours. La bande criminelle
hétéroclite est composée de chômeurs, livreurs de pizzas, lycéens, délinquants
dont la plupart sont des musulmans (et pas mal de musulmans convertis, qui plus
est). Ils sont obsédés par une pensée morbide : «Tout, tout de suite»,
comme si le temps filait entre leurs doigts. Morgan Sportès reconstitue le
parcours dément de la bande sans émettre le moindre jugement. À travers les
dialogues des personnages, s´étale au grand jour un portrait de la barbarie qui
étouffe nos sociétés contemporaines.
En 2017, est publié le roman historique
Le ciel ne parle pas qui n´a malheureusement pas eu l´accueil qu´il aurait
mérité alors qu´il met en exergue l´intolérance religieuse –certes, au Japon du
XVIIème siècle –, un thème qui logiquement aurait dû attirer l´attention de la
critique et du public. L´histoire se déroule à un moment où les missionnaires chrétiens qui étaient nombreux
à l´époque au pays du Soleil Levant-Le Japon avait en ce temps-là autour de 300
mille chrétiens pour une population totale de 20 millions d´habitants-
commencent à devenir suspects aux yeux des shoguns Tokugawa qui dirigent le
pays. Le sud du Japon est en train de se muer en un terrain où s´affrontent les
grands intérêts impérialistes dont celui de la toute-puissante Espagne qui
avait réussi à convertir le Mexique à la foi chrétienne. On craignait bien qu´elle
n´en fasse de même au Japon et en Chine. Malgré la persécution et les tortures
dont les chrétiens sont victimes aux mains de l´Inquisition japonaise, les
chrétiens continuent à débarquer au Japon puisque, dans leur ferveur religieuse
atteignant souvent le paroxysme, ils croient vraiment aller au paradis après
leur mort physique. Un cas très particulier est néanmoins celui du jeune
jésuite portugais Christovão Ferreira qui débarque à Nagasaki en 1609. Il est
arrêté, torturé et placé devant un dilemme à la suite d´une proposition qui lui
est adressée : mourir en martyr ou apostasier et travailler dans les rangs
de l´Inquisition nippone. Or, il va non seulement renoncer à sa foi, mais il
est obligé par-dessus le marché de se marier et contribuera énormément à la
traque, à la torture et aux interrogatoires de ceux qui professent la croyance
qu´il avait abjurée. Morgan Sportès a réussi à raconter cette histoire
terrifiante en y introduisant quand même une dose d´humour grinçant, ce qui
n´était pas facile et c´est tout à son honneur. Dans Le ciel ne parle pas,
l´auteur a renoué avec sa passion pour l´Extrême-Orient qui nous avait déjà
valu par le passé de très bons livres comme Siam (1982), son tout premier
roman, sur ses "dérives", came et filles, en
Thaïlande, fable sur la marchandisation du monde ; Pour la plus grande gloire de Dieu (1995), roman sur le Siam au XVIIe siècle ; Tonkinoise (1995), roman historique sur l'Indochine du temps de
Pétain et Rue du Japon (1999), confession sur ses « liaisons
dangereuses » avec une femme japonaise.
Son dernier livre en date s´intitule Si je
t´oublie, paru le 21 août aux éditions Fayard. Ce roman fort et émouvant, qui
reprend en filigrane et d´une autre perspective deux personnages du roman
L´Aveu de toi à moi, est un hommage posthume à une femme-Aude, fille du
Français qui s´était autrefois engagé dans la Waffen SS - qu´il n´a pas su
aimer. Antiquaire, elle meurt lentement d´un cancer. Il l´accompagne jusqu´à
son dernier soupir et essaie de reconstituer ce que fut leur vie de couple
constamment désuni. Il évoque leur jeunesse d´étudiants dans un Paris en
ébullition de la fin des années soixante où les différents groupuscules de
gauche épousaient l´air de temps, en prenant d´assaut les milieux
universitaires et ouvriers et en émaillant leurs discours d´une phraséologie torrentielle
où les références théoriques –souvent un tant soit peu amphigouriques-sous-tendaient
leurs lubies. C´est un hommage plein de références littéraires : Les Sermons
de Bossuet, des tomes de À la Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, Le
Journal de Viktor Klemperer, Si c´est un homme de Primo Levi. Dialogue entre un
vivant et sa bien-aimée qui est morte, Si je t´oublie est l´histoire d´un amour
qui n´ose pas dire son nom, mais qui se manifeste dans chaque geste quotidien,
dans chaque phrase d´un livre lu ensemble. À la fin de sa vie, elle lui demande
de l´épouser, histoire, pour elle, de continuer à veiller sur lui. Ils ne
seront mari et femme que pendant deux courtes heures… Comme l´a si bien écrit
Bertrand Leclair dans une chronique sur ce livre dans l´édition du 27 septembre
du Monde des Livres, Morgan Sportès est –on l´a déjà vu plus haut,
d´ailleurs-est un amateur d´archives et d´enquêtes policières. Pourtant,
toujours selon Bertrand Leclair, «ce journal de deuil lui permet pour la
première fois de retourner contre lui cette
capacité à traquer la vérité à la croisée de tous les discours, de toutes les
manières possibles de se raconter une histoire, à son avantage ou non. La
complexité niche dans les détails, et c’est bien pourquoi Sportès déconstruit
son propre récit à trois étages et autant de points de vue : le narrateur est
tout à la fois le témoin (assistant Aude jour après jour), l’acteur
(traversé des réminiscences de leurs multiples retrouvailles et séparations) et
l’enquêteur scrupuleux qui n’ignore rien des agissements et pensées secrètes des
deux premiers».
Une des meilleures définitions de
l´œuvre de Morgan Sportès, on peut la trouver sous la plume de François Eychart
dans un article publié dans Les Lettres Françaises, en octobre 2017, après la
parution du roman Le ciel ne parle pas : «Les romans de Morgan Sportès ne sont pas des exercices destinés à montrer
les capacités de l’auteur. Ils sont une sorte de plongée dans les infections de
notre monde, une chronique de sa marche chaotique qui finira bien par déboucher
sur le pire, tant l’équilibre entre la raison et l’aventurisme est devenu
instable. Sportès ne craint pas de déranger, un peu comme ces philosophes
matérialistes du XVIIIe siècle qui ne pouvaient s’empêcher de mettre en
lumière, non pas les malheurs de leur temps, ce qui était admis, mais leurs
causes, ce qui était moins conseillé».
Guy Debord et Claude Lévi-Strauss
avaient vu juste. Ils ont flairé dès le début l´énorme talent de Morgan
Sportès, un auteur qui ne peut que forcer l´admiration puisqu´il est sans
l´ombre d´un doute, quoi qu´en pensent les coteries littéraires parisianistes,
un des tout premiers écrivains français vivants.
Principaux livres de Morgan
Sportès cités :
Outremer, éditions Grasset, 1989.
L ´Appât, éditions du Seuil,
1990 ; collection Points (poche), 1995.
Maos, éditions Grasset, 2006.
Ils ont tué Pierre Overney, 2008,
nouvelle édition : collection Pluriel, Fayard, 2017.
L´aveu de toi à moi, éditions
Fayard, 2010.
Tout, tout de suite, éditions
Fayard, 2011 (Le Livre de Poche, 2012).
Le ciel ne parle pas, Éditions
Fayard, 2017(Le Livre de Poche, octobre 2019).
Dernier livre en date :
Morgan Sportès, Si je t´oublie,
éditions Fayard, Paris, août 2019.