Parlons de beaux livres, d´une soirée à Lisbonne et de Mathias Énard.
En m´inspirant du titre de dernier roman de Mathias Énard – Parle-leur de batailles, de rois et d´éléphants- qui a été en lice pour le Goncourt jusqu´au bout et qui a fini par décrocher le Goncourt, oui, mais celui des Lycéens, j´ai intitulé cet article «Parlons de beaux livres, d´une soirée à Lisbonne et de Mathias Énard» et ce parce que j´ai beaucoup aimé ce dernier livre de l´auteur et je garde dans ma mémoire le souvenir des quelques mots que l´on a échangés en juin à Lisbonne, à l´Institut Franco-Portugais, dans le cadre du Festival Silence. Personnage discret, mais de bonne humeur, il est venu dans la capitale portugaise pour la traduction de son roman Zone, dont la belle présentation de José Mário Silva a sûrement fait venir l´eau à la bouche de ceux qui n´avaient pas encore eu le plaisir de plonger dans un livre quelconque de Mathias Énard y compris moi-même qui n´ai pas peur de vous l´avouer : je n´avais pas encore lu de livre de Mathias Énard ! J´avais longtemps hésité lors de la parution de Zone en grand format, en septembre 2008, et à un moment donné j´ai failli l´acheter, mais l´avalanche de livres qui m´attendaient au chevet de mon lit, m´en a dissuadé. Aussi, lors de cette soirée lisbonnaise du 17 juin, n´a-t-on échangé que des paroles tout à fait banales sur la débâcle des Bleus en Coupe du Monde contre le Mexique, qui venait de se produire. Sous le regard complice de Claire Dupuy, l´ancienne directrice de la Médiathèque de l´Institut Franco- Portugais, je n´ai pas osé lui dire qui j´étais.
Entre-temps, un nouveau roman de Mathias Enard – Parle leur de batailles, de rois et d´éléphants- est paru en septembre dernier et deux autres sont reparus en poche, à savoir Zone justement et Bréviaire des artificiers. Je les ai tous achetés et le moins que l´on puisse dire c´est que je regrette énormément ne pas avoir découvert plus tôt l´œuvre fort intéressante de Mathias Énard.
Parle-leur de batailles, de rois et d´éléphants, ce titre un tant soit peu exotique a été soufflé à l´auteur par Pierre Michon qui cite dans un entretien l´introduction de Au hasard de la vie de Kipling : «Parle-leur de batailles et rois, chevaux, diables, éléphants et anges». Dans une interview accordée à Thierry Richard du magazine Le Matricule des Anges, Mathias Enard avoue d´ailleurs l´importance de Pierre Michon pour l´écriture de ce livre : «Michon(…) m´a montré des façons d´écrire et comment le contemporain peut s´approprier de façon très moderne des moments d´histoire sans faire du roman historique. Non pas amener le lecteur au XVIe siècle, mais amener le XVIe siècle ici.»
Ce court roman (autour de cent-cinquante pages) raconte un épisode particulier de la vie de Michel-Ange. Le peintre ne pouvait pas se passer des services de ses commanditaires du moins jusqu´à ce qu´il eût atteint un niveau qui pût lui permettre d´être maître de lui-même. Pourtant, au risque de provoquer le courroux du pape Jules II dont il était chargé d´édifier à Rome le tombeau qu´il a donc laissé en chantier, Michel-Ange débarque à Constantinople –une ville tolérante qui avait su accueillir les juifs chassés d´Espagne par le fondamentalisme des rois catholiques Isabel et Fernando- le 13 mai 1506 à l´invitation du sultan Bajazet qui lui propose de concevoir un pont sur la Corne d´Or, un pont que le grand Léonard de Vinci n´était pas parvenu à réaliser. Dans une langue belle, précise et sans fioritures, Mathias Énard d´un regard ironique nous livre les péripéties de ce séjour du peintre en nous invitant à connaître une foule de personnages, à nous promener dans les tavernes d´Istanbul, à humer les odeurs épicées d´Orient, à évoquer un amour aux teintes androgynes. Fiction ou réalité, est-on en droit de s´interroger ? Comme nous le rappelait Sébastien Lapaque dans la critique qu´il a rédigée sur ce roman pour l´édition de septembre du Magazine Littéraire« Le livre refermé, ces questions ne se posent plus. Qu´il porte son regard sur son temps ou sur une époque lointaine, l´écrivain n´est pas celui qui restitue le réel. C´est celui qui le crée». Quoi qu´il en soit, on n´ignore quand même pas que Mathias Enard, pour l´écriture de ce roman, a consulté des sources, dont la biographie du peintre par Giorgi Vasari et que l´épisode de l´invitation du sultan semble être vrai, ce qui permet à l´auteur de réfléchir un peu sur les rapports entre l´Europe et le monde musulman dans l´entretien confié au Matricule des Anges cité plus haut : «Ça(l´invitation)montre deux choses : qu´au XVI e siècle, le sultan d´Istanbul pouvait accueillir à sa cour des artistes comme Michel- Ange et Léonard de Vinci et que la ligne de faille qu´on voudrait nous faire voir aujourd´hui entre deux mondes n´a pas lieu d´être. C´est un pur produit de l´histoire idéologique des XIXe et XX e siècles. L´islam nous est extraordinairement proche et il y n´y a pas de frontières(…) Quand on oppose l´ Europe et l´Orient, on oublie que toute une partie de l´histoire de l´Europe a été musulmane : l´Andalousie, les Balkans, l´Empire Ottoman aux portes de Vienne».
Avant le coup d´éclat de Zone, roman plébiscité par la critique, Mathias Énard avait publié La perfection du tir en 2003 et Remonter l´Orénoque en 2005, toujours chez Actes Sud, l´éditeur d´Arles où sont parus tous ses livres sauf celui qui a vu le jour en 2007 aux éditions Verticales et qui vient de reparaître en poche dans la collection Folio de Gallimard, un livre au titre curieux de Bréviaire des Artificiers avec des illustrations de Pierre Marquès. Le propos est expliqué dans la page de garde. Il s´agit d´un «manuel de terrorisme à l´usage des débutants indiquant les conditions de temps et d´argent pour y parvenir, les études à suivre, les examens à subir, les aptitudes et les facultés nécessaires pour réussir, les moyens d´établissement, les chances d´avancement et de succès dans cette profession, le tout illustré de planches et de figures, enrichi d´exemples et d´interludes divertissants, propres à délasser l´âme dans l´étude.»
Le narrateur de ce bréviaire(composé d´une centaine de pages) est un certain Virgilio, nègre de peau et esclave de condition (un natif des Caraïbes) qui retranscrit de son propre aveu les conseils et les leçons que lui a donnés son maître au cours de leur vie commune. Selon son maître, il faut savoir fasciner les foules, avoir une cause à défendre (et se sacrifier pour elle) et un côté mystique ou savoir convaincre, choisir son objectif, être un peu artiste et fin cuisinier, entre autres choses. Le maître évoque parfois les grands mouvements de terreur de l´humanité, mais il se dégage souvent de ce récit un ton ironique et un humour des plus corrosifs. Les auteurs (Mathias Énard et Pierre Marquès) tiennent d´ailleurs à «décliner toute responsabilité quant aux conséquences esthétiques, morales ou digestives liées à la mise en pratique des conseils ici recueillis. Toute ressemblance avec des personnes présentes ou à venir serait certes surprenante, mais pas impossible.»
Enfin, Zone (Prix Décembre 2008 et Prix du Livre Inter 2009) est jusqu´à ce jour probablement l´œuvre la plus réussie de Mathias Énard. C´est un admirable palimpseste où la mémoire de l´Europe, des guerres méditerranéennes ou des carnages défile à travers le récit d´un voyageur de train entre Milan et Rome. Ce voyageur, Francis Servain Mirkovic, un ancien agent de renseignements, ayant officié en Algérie et au Proche- Orient, garde en mémoire les noms de nombreux acteurs de l´ombre (marchands d´armes, terroristes, commanditaires ou intermédiaires criminels de guerre en fuite, entre autres) mais la guerre en Croatie et en Bosnie l´a également poussé entre les bras de la violence la plus atroce dont il n´est pas parvenu à se dépêtrer. Un roman divisé en vingt-quatre chapitres(comme les vingt-quatre chants de l´Iliade) où les points sont rarissimes, comme si tout le roman n´était qu´une seule phrase presque interminable.
Né en 1972 à Niort, Mathias Énard a étudié le persan et l´arabe à l´Inalco(Institut National des langues et civilisations orientales) et effectué de longs séjours au Moyen- Orient. Il a traduit du persan l´œuvre de Mirzâ Habib Esfahâni, Epître de la queue et de l´arabe celle de Youssef Bazzi Yasser Arafat m´a regardé et m´a souri, toutes les deux chez Verticales, il a été pensionnaire de la Villa Médicis entre 2005 et 2006 et enseigne l´arabe à l´Université de Barcelone, la ville où il habite depuis le début du siècle et où il anime plusieurs revues culturelles.
Avec cinq livres à son actif, Mathias Enard est déjà indiscutablement, à l´âge de trente-huit ans, une des valeurs sûres de la nouvelle littérature française.