Quand, à la fin des années-vingt, il eut décidé de quitter la Roumanie pour
s´installer à Paris, Benjamin Fondane a avoué qu´il le faisait parce qu´il ne
supportait plus de vivre dans une colonie française, il valait donc mieux partir pour «la
métropole». À part la boutade, les paroles de cet admirable poète, philosophe,
essayiste, dramaturge et réalisateur de cinéma traduisent l´écrasante influence
de la culture française auprès de l´élite intellectuelle roumaine, une
influence dont on garde des traces encore aujourd´hui –quoique d´une manière
moins incisive- et que tout le long du vingtième siècle s´est matérialisée à
travers le nombre important d´écrivains d´origine roumaine dont le français fut
la langue d´adoption et de création littéraire ou qui, au moins, ont choisi de
vivre en France (souvent les deux situations). C´est le cas de Benjamin Fondane
qui est donc parti en France et dont la plupart de l´œuvre fut écrite dans la
langue de la raison et de l´esprit.
Né Benjamin Wechsler le 14 novembre 1898 à Iasi, en Roumanie, il a plus
tard adopté-dès ses juvenilia vers 1913-le nom de plume de Benjamin Fundoianu
du toponyme roumain Fundoaia. Après avoir fondé à Bucarest une troupe théâtrale-Insula (Île, en
roumain)- influencée par les conceptions de Jacques Copeau, publié une courte
pièce de théâtre et écrit des essais et des articles pour la presse roumaine,
il est parti pour Paris en 1923, ajoutant la culture française à ses racines
roumaines et hébraïques et francisant son nom, s´appelant désormais Benjamin
Fondane.
En France, il a entamé-en français donc-une remarquable carrière d´écrivain
avec des ouvrages dans les domaines de la poésie (Le Mal des fantômes), du
théâtre (Le Festin de Balthazar, Philoctète, Œdipe, pièce inachevée, et Le
Puits de Maule), de l´essai littéraire (par exemple, Baudelaire ou l´expérience
du gouffre, Rimbaud le voyou), du cinéma (Écrits pour le cinéma) et de la
philosophie (La conscience malheureuse, entre autres titres). À Paris, il a
rencontré le poète Tristan Tzara (Roumain lui aussi), fondateur du mouvement
Dada dont il s´est senti assez proche dans un premier temps, épousant son
esprit subversif. Néanmoins, sa rencontre la plus décisive fut celle de Léon
Chestov, une rencontre qui l´a énormément bouleversé. Il a même consacré à ses
rendez-vous un livre, Les Rencontres avec Léon Chestov, qui rassemble les notes
prises par Fondane pendant leurs conversations et qui ne fut publié que bien
après sa mort (une copie en fut pourtant confiée à l´écrivaine et mécène
argentine Victoria Ocampo avec qui il a entretenu une correspondance régulière).
Son adhésion inconditionnelle à la philosophie existentielle du philosophe
russe émigré en France lui a permis de déconstruire la tradition du logos issue
d´Athènes. Il a rapidement identifié sa révolte par l´absurde et
l´irrésignation (terme qu´il a lui-même créé) à la démarche ironique et
irrationaliste de Léon Chestov. Benjamin Fondane était donc, à l´instar du
philosophe russe, un de ces auteurs hantés par l´absence de Dieu dans la
culture rationaliste moderne marquée par le positivisme. La conscience malheureuse,
ouvrage philosophique cité plus haut, publié par Fondane en 1936, est donc un
ouvrage majeur de la philosophie existentielle des années trente.
On peut dire que ses incursions dans le cinéma traduisent également son
aspiration à une liberté de création d´où l´absurde ne serait pas absent. En
1933, dans le numéro 4 des Cahiers
Jaunes, revue d´art et de littérature publiée par les éditions José Corti, numéro
consacré au cinéma, Benjamin Fondane a déclaré : «Si j´étais libre,
vraiment libre, je tournerais un film absurde, sur une chose absurde, pour
satisfaire à mon goût absurde de liberté».
Sa passion pour le cinéma l´a fait travailler avec Dimitri Kirsanov, en
1933, à Rapt, un film expérimental adapté librement du roman La séparation des
races de l´écrivain suisse Charles-Ferdinand Ramuz, et l´a ensuite mené en
Argentine, en 1936, où il a tourné Tararira, film malheureusement disparu. Sur
le bateau du retour en France, il s´est lié d´amitié avec le philosophe néo
–thomiste Jacques Maritain.
Engagé dans l´Armée française en 1940, Benjamin Fondane a connu une fin
tragique. Fait prisonnier, il est plus
tard parvenu à s´évader. Malheureusement, il fut arrêté en mars 1944 par la
police de Vichy qui n´ignorait pas ses racines juives. Des amis ont pourtant pu
obtenir sa libération, mais Benjamin Fondane a décidé de ne pas abandonner sa
sœur Line et aussi fut-il envoyé au camp de Drancy, puis déporté au camp
d´extermination d´Auschwitz -Birkenau où il serait mort le 2 ou 3 octobre dans
une chambre à gaz.
Souvent polémiques, les écrits de Benjamin Fondane, à l´écart de chapelles
et doctrines et à rebrousse-poil des courants dominants de son époque, visent
au plus juste de la pensée. On peut le constater en lisant les textes réunis et
présentés par Monique Jutrin pour les Éditions de l´Éclat, parus récemment sous
le titre Devant l´Histoire. Cette
édition rassemble des textes de jeunesse écrits en roumain aussi bien que des
textes fondamentaux, écrits en français, comme «L´Homme devant l´Histoire ou le
bruit et la fureur», publié dans Cahiers du Sud en 1939, «L´Écrivain devant la
révolution», discours non prononcé au Congrès International des écrivains de
Paris (1935) et autres textes importants.
Dans le tout premier texte, «L´Homme devant l´Histoire ou le bruit de
fureur», publié dans le cadre d´une enquête qui essayait de répondre «aux
questions angoissées» de l´époque, Benjamin Fondane répond à Jacques Benet,
admirateur de Bernanos et de Barrès, qui dans son article «Avec des cartes
truquées» défend, à propos de l´expansion nazie en 1938 – annexion de
l´Autriche, occupation de la Tchécoslovaquie et persécution contre les juifs
lors de la Nuit de Cristal- que seul un
retour au catholicisme de l´âge d´or médiéval pouvait s´opposer à la barbarie.
Or, Fondane rejette à la fois les arguments de la charité chrétienne et ceux
des auteurs qui tiennent le nazisme pour un irrationalisme que la raison
pourrait combattre. À propos de la comparaison que Goebbels, en guise de
propagande, a dressée entre l´exécution en 1934 d´Otto Planetta, le nazi
autrichien qui avait assassiné le chancelier Engelbert Dolfuss et la mort du
Christ sur la croix, Fondane a écrit : «Aussi bête, aussi mesquine que
soit la comparaison entre la mort de Planetta et celle du Christ, aussi
révoltante qu´elle nous paraisse, et qu´elle soit sa plus fine pointe ne touche
pas tant ceux qui l´ont proférée que nous-mêmes, notre propre civilisation, qui
l´avons rendue possible…Ici, et sur ce point, tout notre humanisme endosse la
responsabilité de n´avoir jamais, franchement, voulu reconnaître que partout où
il y a Histoire, elle se suffit à
elle-même : nous sommes aux antipodes du religieux. Ceux-là même qui
nous proposent le retour au Moyen Âge chrétien (allusion à l´article de Jacques
Benet), c´est à Planetta qu´ils nous demandent de retourner et non au
Christ ; sinon, ils eussent compris que le Moyen Âge n´était pas moins
impuissant devant les maux et les souffrances et les malheurs humains, ni moins
désarmé devant l´«immoralité» de l´histoire que le siècle présent. Ce fut une
époque où bourreaux et victimes, noblement, acceptèrent leur tâche, les uns
condamnant avec les plus pures intentions, les autres mourant avec la plus
sublime des résignations. Pourtant, alors même qu´à tout prix il assurait à sa
raison la victoire par la violence (une violence qui ne le cède guère à celle
de notre époque), ses exercitia spiritualia mettaient le Moyen Âge chrétien
devant un Dieu souffrant, misérable, impuissant, mort ignominieusement sur une
croix de bois. S´il n´avait pas confondu Dieu et le monde, ce Moyen Âge eût
réalisé ce qu´il ne faisait que professer du bout des lèvres, que cette
impuissance n´était pas lâcheté, manque de bravoure, ni même manque de
ressource, mais héroïsme, et donc
impuissance triomphante, plus forte que toutes les puissances du monde et de la
raison…».
Pour Fondane, il existe une barbarie issue de la raison, consubstantielle à
l´idéal humaniste. Le coupable serait cet humanisme qui avait trop misé sur
l´intelligence et négligé l´homme réel. La barbarie nazie est un miroir
déformant qui nous renvoie, grossis, les traits mêmes de notre culture. Quatre
siècles d´humanisme n´ont abouti qu´au retour des pires horreurs, mais comme
nous le rappelle Monique Jutrin dans ses notes : «sous la forme d´une
résistance métaphysique et existentielle issue de la Bible, Fondane aboutit,
au-delà de l´Histoire, au domaine de la foi. Lorsque le homme a échoué partout,
ce n´est plus à lui de poser des conditions, conclut Fondane. «L´Histoire n´est
plus à la mesure de notre raison mais à la mesure de Dieu»».
Parmi les textes écrits en roumain, il y en a un assez éloquent intitulé
«Les Juifs en Roumanie», un texte de jeunesse que Fondane aurait écrit à l âge
de 15 ans pour réagir à la polémique en France entre le radical-socialiste et
l´homme d´État français Georges Clemenceau et l´essayiste, militant
monarchiste, anti -dreyfusard et représentant de l´Action Française, Léon de
Montesquiou. Georges Clemenceau expose dans un article la situation précaire
des Juifs en Roumanie. Il faut rappeler que ce n´est qu´en 1923- donc après
l´écriture de ce texte-qu´une nouvelle Constitution a élargi la nationalité
roumaine à tous les résidents, indépendamment de leurs origines, langues et
religions. Ce n´est donc qu´en 1923 que beaucoup de Juifs ont pu finalement
devenir Roumains. Or, en 1913, Léon de Montesquiou, anti –sémite notoire,
rétorque dans L´Action Française que les Juifs jouissent de la plus grande liberté
et ajoute, reprenant les vieux clichés de l´anti-sémitisme classique :
«Ils ont un droit capital selon leur point de vue, le droit qui leur tient le
plus à cœur : celui de s´enrichir». En guise de réponse à Léon de
Montesquiou, Benjamin Fondane écrit : «M. Montesquiou croit-il que cela
puisse être le but d´un peuple ? Que les Juifs ne songent qu´à leur
panse ? On a bien vu que, accusés de vivre uniquement pour les biens
matériels, les Juifs ont fourni, dans tous les pays, de brillants
talents-preuve du manque du bien-fondé de ces accusations. Et même à la
Roumanie les Juifs ont offert des journalistes, des poètes, des folkloristes,
des philologues, etc». Tout le texte est
d´une remarquable lucidité pour un jeune n´ayant que quinze ans.
Un autre texte important parmi ceux que l´auteur a écrits avant de partir
en France est «L´Internationale des intellectuels» de 1921. Cet article est une
plaidoirie pour la liberté de l´esprit et l´indépendance de la création
artistique. Fondane critique les deux tendances dominantes dans les milieux
intellectuels européens, particulièrement chez les français : d´un côté le
nationalisme, incarné par Charles Maurras, de l´autre, l´internationalisme militant,
représenté par Romain Rolland, Henri Barbusse et Georges Duhamel, adeptes de
l´enrôlement de la plume au service de l´activisme social. Pour Fondane,
l´activisme social n´est qu´une illusion de liberté. À cette perspective, il
oppose l´écriture spéculative, le libre arbitre de Stendhal, de Sainte-Beuve,
de Renan, de son propre aveu, la ruée vers le sceptique, l´attitude normale de
tout groupe humain ayant l´instinct de conservation : « Et puisque des
sceptiques vont surgir de toute façon, ils auront la capacité de contempler. Ce
sont eux les spectateurs. Eux les historiens. Il fallait Saint-Simon pour
qu´existent les mœurs à la cour de Louis. Il fallait Suétone pour octroyer
l´existence aux douze Césars. Nous
attendons leur ironie. Éventuellement leur sourire».
Enfin, dans «L´Écrivain devant la révolution» sur le Congrès International
des Écrivains qui s´est tenu à Paris en 1935, Fondane souligne que ce
rassemblement n´est autre chose qu´un meeting politique. Pour lui, l´erreur
communiste consiste à utiliser la même tactique envers les ouvriers et les
écrivains. Or, l´écrivain n´est pas un homme d´action, il s´adresse non au
social, mais à l´individu : «Le rôle de la culture n´est pas de
sanctionner une somme d´interdictions, ni de canoniser des moyens de
contrainte ; ce n´est pas à elle de faire le silence sur le suicide de
Maïakovski ; c´est à elle, au contraire, de délimiter dans un événement
pareil la frontière du social de la frontière de l´individuel ; c´est à
elle de tirer les enseignements nécessaires et d´amener l´événement à sa plus
haute expression éthique, métaphysique ou religieuse».
D´autres textes intéressants enrichissent ce recueil dont «À propos de
L´Église de Céline»-texte admirable qui passe d´un ton goguenard déconcertant à
une clairvoyance qui permet de déceler l´antisémitisme du romancier de Voyage
au bout de la nuit, que peu de contemporains, à part Ramon Fernandez, avaient
perçu à l´époque-, «Une politique de l´esprit» (sur le Premier Congrès des
Écrivains de l´Urss en 1934),« La
« Ligne générale» de Gide», «Léon Chestov, À la recherche du
Judaïsme perdu» ou «L´Humanisme Intégral de Jacques Maritain».
Devant L´Histoire permet de découvrir la lucidité, l´esprit critique et la
pensée d´un brillant philosophe et d´un intellectuel majeur de la première
moitié du vingtième siècle.
Benjamin Fondane, Devant l´Histoire, textes réunis et présentés par Monique
Jutrin(écrits roumains traduits par Carmen Oszi, Aurélien Demars, Marlena
Braester, Odile Serre et Hélène Lenz), Éditions de l´Éclat, Paris, septembre
2018.