Alexandre Soljenitsyne: entre tradition et dissidence.
Dix ans après sa mort et au moment où l´on signale le centenaire de sa
naissance, il est temps de rappeler l´importance qu´a eue Alexandre
Soljenitsyne dans l´histoire de la dissidence dans l´ex-Union Soviétique et
dans l´ensemble de l´Europe de l´Est. Si son œuvre est composée de livres tout
aussi décisifs que Le Pavillon des cancéreux, Une journée d´Ivan Denissovitch,
Le premier Cercle ou La Roue Rouge, ouvrage monumental de six mille pages
environ sur les mécanismes de la révolution russe, c´est toujours L´Archipel du
Goulag qui nous vient, de prime abord, à l´esprit quand on pense à lui, quoique
ce livre ne fût publié qu´après que l´Académie Nobel lui eut décerné en 1970
son prestigieux Prix de Littérature. L´Archipel du Goulag, témoignage
terrifiant de la vie dans les camps de travail soviétiques, a bouleversé tous
ceux qui ont pu le lire en Europe, aux États-Unis et ailleurs, et qui se sont
en ce moment-là avisés de la réelle ampleur de l´ignominie qui sévissait sur
les prisonniers, véritables marionnettes dans l´engrenage du socialisme à
visage inhumain en vigueur dans l´Urss. Le livre, un des documents capitaux du
vingtième siècle, est clandestinement sorti de l´Union Soviétique en 1973 à
destination de la librairie des Éditeurs Réunis à Paris. Il fut remis à
l´imprimerie Beresniak, toujours à Paris, qui appartenait à la famille
maternelle du scénariste de bande dessinée René Goscinny, une des rares
imprimeries françaises à disposer de caractères typographiques cyrilliques.
L´édition française a fini par être publiée début 1974 chez Le Seuil.
Ce monumental essai d´investigation littéraire –divisé en sept parties-sur
l´expérience concentrationnaire soviétique était inspiré par une foule de
documents et témoignages rassemblés par l´auteur mais aussi par la vie d´Alexandre
Soljenitsyne lui-même qui en 1945 fut condamné à huit ans de détention dans les
camps de travail pénitentiaire pour «activité contre-révolutionnaire» par une
commission spéciale du NKVD (Commissariat du peuple aux affaires Intérieures),
un organisme d´État, équivalent à un ministère, chargé de combattre le crime et
de maintenir l´ordre public. Soljenitsyne aurait enfreint l´article 58 du Code
Pénal. En fait, il fut arrêté le 9 février 1945 pour avoir échangé avec un ami
d´enfance-alors qu´il était en Prusse –Orientale en mission avec le grade de
capitaine – des lettres que la censure avait interceptées. Les deux jeunes
militaires (l´ami d´enfance était lui aussi officier) dans ces lettres-là
affublaient Staline du nom de Caïd puisqu´il aurait trahi la cause de la
révolution, aurait décapité l´Armée Rouge lors des purges et aurait été, en
somme, un maître de la fourberie et de la cruauté.
Soljenitsyne, né le 11 décembre 1918 (le 28 novembre selon le calendrier
julien alors d´usage en Russie) à Kislovodsk, issu d´une famille modeste, a
donc grandi après la révolution et a naturellement adhéré au communisme. Ayant
rejoint l´Armée pendant la seconde guerre mondiale, il fut un militaire
brillant, décoré d´abord de la médaille de la Guerre patriotique de 2ème
degré et puis de l´ordre de l´Étoile Rouge après la prise de Rogatchov. À la
suite de sa détention en 1945, à l´âge de vingt-six ans, il fut condamné à huit
ans de camp, suivis d´une peine de « relégation à perpétuité».
En butte à un régime d´emprisonnement très strict, il s´est mis à écrire ou
plutôt à composer de mémoire, sans rien coucher sur le papier. Dans la préface
à une version abrégée de L´Archipel du Goulag publiée par les éditons du Seuil
en 2014(collection de poche Points), Natalia Soljenitsyne, sa deuxième femme,
née en 1939, rappelait la réponse que son mari avait donnée un jour après qu´on
l´eut interrogé sur les raisons qui l´avaient poussé à devenir écrivain :
«Je suis devenu un écrivain en profondeur lorsque j´étais en prison. Avant la
guerre, j´avais écrit quelques essais littéraires ; pendant mes années d´études,
j´écrivais déjà avec une certaine persévérance. Mais ce n´était pas un travail
sérieux, car je manquais d´expérience de la vie. C´est durant mes années
d´emprisonnement que je me suis vraiment mis à travailler en profondeur, comme
un conspirateur : je dissimulais le fait même que j´écrivais-ce que je
dissimulais plus que tout. Au début, j´apprenais par cœur les vers que je
composais dans ma tête, puis j´ai fait la même chose avec la prose.».
Les premières années de sa peine, Soljenitsyne les a accomplies à la
charachka, prison à régime spécial où des spécialistes détenus –des savants,
des chercheurs, des ingénieurs- mettaient au point des moyens de liaison radio
et par téléphone. Cette expérience lui a servi d´inspiration pour le roman Le
Premier Cercle. Le titre du roman est une allusion au premier des neuf cercles
de l´Enfer dans La Divine Comédie de Dante. Dans ce roman, nous sommes témoins
de l´omniprésence de Staline sans que le père des peuples soit pour autant
abondamment nommé. Dans son étude «L´image discursive de Staline dans Le
premier Cercle d´Alexandre Soljenitsyne», Marie-Odile Thirouin de l´Université
Lumière Lyon 2 met l´accent sur cette particularité : «Nul besoin que l´on
nous dise qui se trouve là : ce qui permet d´identifier le personnage
historique dans le nouveau personnage romanesque présenté, c´est la simple
mention de l´effigie «tant de fois reproduite dans la pierre, à l´huile, à
l´aquarelle, à la gouache, à la sépia, dessinée au fusain, à la craie, à la
brique pilée, recomposée en galets, en coquillages, en carreaux de céramique,
en grains de blé ou de soja, taillée dans l´ivoire, modelée dans du gazon, inscrite
dans la trame des tapis ou dans le ciel des escadrilles d´avions, gravée sur
pellicule cinématographique, plus qu´aucune autre image, jamais, au cours des
trois milliards d´années que compte l´écorce terrestre» et celle d´un nom tant
de fois cité qu´il n´est pas nécessaire de le nommer à nouveau pour le faire
reconnaître. L´image et le nom de Staline valent comme signes purs ou encore
absolus : dire qu´il s´agit de l´image la
plus souvent reproduite et du nom le
plus souvent cité suffit à une identification qui procède non de la
connaissance partagée des qualités particulières du référent initial, le constituant
en individu singulier, mais du sens de la prolifération de ces signes dans
l´espace public qu´ils monopolisent : quantitativement,
il ne peut s´agir que de Staline». Et
Marie-Odile Thirouin poursuit son analyse : «Le nom de Staline s´efface de
lui-même ou plutôt se passe de réalisation sonore sans pour autant cesser
d´exister à l´état latent, implicite : il y a là un paradoxe, touchant au
pouvoir du nom, qui invite à s´interroger su le traitement, dans un univers
fictif, d´un nom réel qui a su saturer l´espace discursif de son temps au point
de hanter, tel un fantôme, jusqu´aux discours qui ne se réfèrent pas à lui
explicitement. Soljenitsyne ne laisse aucun doute au lecteur quant à la raison
d´une telle entreprise de saturation visuelle et sonore : il s´agit pour
Staline de monopoliser les esprits, son nom signifiant à lui seul la
Révolution». Achevé en 1957, ce roman a connu nombre de vicissitudes (dont la
destruction des deuxième et troisième moutures pour des raisons de sécurité),
la version définitive n´ayant été publiée qu´en 1968.
De 1950 à 1953, Soljenitsyne fut au bagne d´Ekibastouz (au Kazakhstan) où
les détenus étaient même privés de leurs noms : un numéro cousu sur le
bonnet, la poitrine, le dos et le genou en tenait lieu, lorsqu´il fallait les
appeler. Il y a travaillé comme maçon, puis comme mécanicien. C´est ce camp-là
qui est décrit dans le roman Une journée d´Ivan Denissovitch. Ce roman est
peut-être après L´Archipel du Goulag le livre le plus emblématique d´Alexandre
Soljenitsyne. Publié pour la première fois en 1962 –à l´époque donc du dégel
kroutchévien- dans la revue Novy Mir, ce court roman dépeint une journée
d´un zek- nom donné aux prisonniers du Goulag
en Urss- montrant toute l´horreur de son existence et de celle de ses
camarades. Le roman a néanmoins suscité
des interprétations curieuses-on dirait même un tant soit peu incongrues-à la
lumière des prêches antisocialistes, prônant un spiritualisme autoritaire et
conservateur, que Soljenitsyne n´a cessé de répandre dans ses écrits et ses
conférences après son départ de l´Urss en 1974, comme nous le rappelle Mario
Vargas Llosa(Prix Nobel de Littérature 2010) dans son essai «Les réprouvés au
paradis» inclus dans le livre La verdad de las mentiras (La vérité par le
mensonge). C´est que pour certains enthousiastes de ce court roman celui-ci ne
serait qu´une sorte d´autocritique du système, un texte qui revendiquerait le
socialisme soviétique tout en dénonçant ses déformations. C´est la perspective
d´Alexandre Tvardovsky, le directeur de Novy Myr, la revue où le court roman a
été publié. Poète, écrivant et membre du parti communiste, Tvardovsky, en
présentant le texte à ses lecteurs leur explique que Soljenitsyne ne fait rien
d´autre que critiquer «les faits terribles de cruauté et d´arbitraire découlant
de la perversion de la justice soviétique». Sur la même longueur d´onde se
trouvent les propos du théoricien marxiste Georg Lukács qui attribue à Soljenitsyne
le rétablissement, en écrivant ce roman, de la meilleure tradition du «réalisme
socialiste» des années vingt que le stalinisme avait mutilée. Ces
interprétations peuvent être perçues comme abusives ou du moins discutables,
mais pour Mario Vargas Llosa elles ne sont pas aussi déplacées que d´aucuns
auraient pu le penser. Selon l´écrivain péruvien, le récit est d´un point de
vue purement formel d´un réalisme rigoureux qui ne prend pas la moindre liberté
avec l´expérience vécue, en phase avec la grande tradition littéraire russe. En
plus, ajoute Mario Vargas Llosa : «Il est imprégné, comme un roman de
Tolstoï, de Dostoïevski ou de Gorki, d´indignation morale pour la souffrance
que cause l´injustice humaine. Est-ce que ce sentiment relève du
socialisme ? Oui, sans doute. Une attitude éthique et solidaire du pauvre
et de la victime, de celui qui, pour une raison ou une autre, est en marge de
la vie, à la traîne, est la dernière bannière d´une doctrine qui a dû
abandonner toutes les autres après avoir vérifié que le collectivisme menait à
la dictature et non pas à la liberté et que l´étatisme planifié et centraliste
débouchait sur la stagnation et la misère et non pas sur le progrès. À cause de
ces étranges tours de prestidigitation qui se produisent souvent dans la vie,
Alexandre Soljenitsyne, le combattant le plus acharné du système créé par
Lénine et Staline, pourrait bel et bien être le dernier écrivain réaliste
socialiste.»
Soljenitsyne, qui avait été
réhabilité en 1956 après le dégel kroutchévien et donc la période de déstalinisation,
s´est derechef attiré les foudres du pouvoir après la destitution de Nikita
Khrouchtchev et l´avènement du chef du Soviet Suprême Léonid Brejnev. Il était constamment surveillé par le KGB,
manquant d´être assassiné en 1971 par un «parapluie bulgare», méthode inventée
par les services secrets soviétiques pour faire pénétrer du poison dans le
corps de la victime à l´aide d´un parapluie. Un an avant, en 1970, le pouvoir
soviétique n´a pas vu d´un bon œil l´attribution du Prix Nobel de Littérature à
Alexandre Soljenitsyne qui ne s´est pas déplacé à Stockholm de peur d´être
déchu de la nationalité soviétique et de ne pas pouvoir rentrer en Urss, le
gouvernement suédois ayant refusé de lui remettre le prix à son ambassade de
Moscou. Néanmoins, contrairement à Boris Pasternak qui, en 1958, s´était vu
contraint de renoncer au prix –le gouvernement soviétique lui interdisant le
retour en Urss si jamais il décidait de se rendre à Stockholm pour recevoir sa
récompense-, Soljenitsyne n´a point manifesté l´ intention de le refuser. En
1974, alors que le monde, frappé de stupeur, découvrait au grand jour,
l´ignominie dépeinte dans L´Archipel du Goulag, le pouvoir soviétique a décidé
d´arrêter l´écrivain- le 12 février 1974- l´incarcérant dans la prison de
Lefortovo accusé de haute trahison. Le lendemain, Soljenitsyne a entendu la
lecture du décret le privant de la nationalité soviétique et ordonnant son
expulsion. Il fut envoyé à Francfort par avion spécial. Chassé de l´Union
Soviétique, il a pu enfin recevoir le Prix Nobel de Littérature. Dans le
discours qu´il a prononcé lors de la remise du prix à Stockholm, il a affirmé : «Notre XXème siècle a prouvé
qu´il était plus cruel que les siècles précédents, et sa première moitié n´a
pas encore effacé ses horreurs. Notre monde est toujours déchiré par les
passions de l´âge des cavernes : la cupidité, l´envie, l´emportement, la
haine, qui, au cours des ans, ont acquis de nouveaux noms respectables, comme
la lutte des classes, l´action des masses, le conflit racial, le combat
syndical. Le refus primitif de tout compromis est devenu un principe, et
l´orthodoxie est considérée comme une vertu. Elle exige des millions de
sacrifices par une guerre civile incessante».
L´Archipel du Goulag -que l´auteur a présenté comme un essai
d´investigation littéraire- décrit minutieusement les rouages de l´état
soviétique totalitaire. De même que L´Île de Sakhaline d´Anton Tchekhov, La
Résurrection de Léon Tolstoï ou Souvenirs de la Maison des Morts de Fiodor
Dostoïevski immortalisent le bagne tsariste, de même L´Archipel du Goulag-avec
Les Récits de la Kolyma, magnifiques fictions de Varlam Chalamov, ou Voyage au
Pays des Ze-ka de Julius Margolin -illustre on ne peut mieux l´engrenage de
l´univers concentrationnaire soviétique, à la différence près que si le système
pénitentiaire de la Russie des tsars était plutôt classique, celui mis en place
par le pouvoir soviétique était autrement pervers et scientifique. Tout homme
était dépossédée de sa condition humaine puisque, comme il était d´ordinaire
soufflé aux prisonniers du Goulag, «un ennemi du peuple» n´était pas un être
humain. Les tortures, les avanies, toute l´industrie concentrationnaire était
organisée de nature à rendre l´homme coupable d´avoir pensé, d´avoir osé
s´insurger contre le «paradis sur terre». La dissidence était même souvent
traitée au niveau de la psychiatrie, étant donné que, selon les préceptes en
vigueur, d´après l´idéologie totalitaire, tous ceux qui s´opposaient au
communisme allaient contre le sens de l´histoire, sabotaient la marche
inéluctable vers le progrès et le bonheur universels. Parfois, peu importait si
les gens étaient vraiment coupables. Pendant les purges staliniennes dans les
années trente, nombre d´innocents ont été incarcérés et déportés. Dans les
années quarante, après l´annexion en 1939 d´une partie de l´Europe centrale et
orientale, un million de ressortissants des pays de cette région dont de
nombreux juifs ont été arrêtés par familles entières. Les hommes ont été
envoyés dans les camps de travail, les femmes, les enfants et les plus âgés ont
été déplacés dans des villages du Grand Nord soviétique, en Sibérie et dans les
steppes kazakhes (lire à ce propos le livre de Marta Craveri et Anne Marie
Loonczy, Les Enfants du Goulag, aux éditions Bélin).
Pour en revenir à L´Archipel du Goulag, le cortège d´horreurs que l´on voit
défiler en lisant l´ouvrage ne peut que causer des frissons à tout lecteur
imprégné –ne serait-ce que chichement- d´une culture humaniste. L´humiliation,
l´intimidation, le mensonge, la faim, la privation de sommeil, le procédé
sonore (faire asseoir l´inculpé à une distance de six à huit mètres et le
forcer à parler très fort en répétant chaque phrase) ou le procédé lumineux (la
lumière électrique crue vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans la cellule ou
le box où vous êtes enfermé, avec une ampoule d´une puissance démesurée pour un
local aussi exigu et aux murs peints en blanc. Vos paupières s´enflamment,
c´est très douloureux) étaient des méthodes abondamment employées contre les
prisonniers.
Comme nous le rappelle Soljenitsyne, on nous instruit dans notre jeunesse à
accomplir nos devoirs de citoyens, à avoir soin de notre corps, à nous conduire
comme il faut ou à comprendre la beauté, mais jamais à ce qui sera la grande
épreuve de notre vie : l´arrestation sans crime et l´instruction sans
objet. Que faut-il faire pour être plus fort
que le commissaire-instructeur et ce piège bien huilé, s´interroge
l´écrivain ? Il donne lui-même la réponse : «Il faut franchir le
seuil de la prison sans aucune nostalgie pour la douce existence qu´on vient de
quitter. Dès qu´on passe la porte, il faut se dire : ma vie est finie-un
peu tôt, mais je n´y puis rien. Jamais je ne recouvrerai ma liberté. Je suis
condamné à périr, maintenant ou un peu plus tard ; mais plus tard, ce sera
encore plus dur, donc le plus tôt sera le mieux. Je ne possède plus sur cette
terre de biens matériels. Mes proches sont morts pour moi, et moi pour eux. À
partir d´aujourd´hui, mon corps ne m´est plus rien, c´est une défroque inutile
et étrangère. Seuls comptent et gardent du prix à mes yeux mon esprit et ma
conscience. Face à un tel prisonnier, c´est l´instruction qui pliera !
Seul peut vaincre celui qui a renoncé à tout !»Reconnaissons que ce
n´était pas facile…
Un des meilleurs ouvrages de réflexion sur L´Archipel du Goulag est l´essai
de Claude Lefort (1924-2010) Un homme en trop, paru en 1976 aux éditions du
Seuil et disponible aujourd´hui chez Belin. Claude Lefort y dissèque les
mécanismes de l´univers concentrationnaire que Soljenitsyne a décrits dans son
essai d´investigation littéraire et livre une réflexion profonde et
philosophique sur l´énigme de l´entreprise totalitaire, l´Etat et le
communisme. Particulièrement intéressante est une réflexion que Claude Lefort
nous présente sur le paradoxe des camps en remettant dans le circuit de la
rationalisation économique ceux que l´on tenait pour le rebut de la
société : «En premier lieu, la Révolution, le Peuple, le Pouvoir
soviétique se délivrent des ennemis : ceux-ci sont expulsés, isolés.
L´opération, je le rappelais, se place sous le signe de la prophylaxie sociale.
Les camps reçoivent les déchets de la société. Situés de fait sur territoire
national, ils n´en font pas à proprement parler partie. On les repousse vers le
Grand Nord, on choisit des îles, par souci de sécurité peut-être, mais
surtout-car, comme la suite l´enseignera, la précaution est inutile-, sous
l´effet d´un fantasme d´exclusion. On veut circonscrire l´altérité. Au vrai,
comme l´observe Soljenitsyne, l´image la meilleure est celle du gouffre. Il est
creusé pour que chacun à tout moment redoute d´y être précipité. Et puis, voilà
que se rabat sur l´espace étranger, que vient se réemparer du gouffre la loi du
socialisme, c´est-à-dire, la Bureaucratie : les déchets sont récupérés,
remis dans le circuit de la rationalisation économique. Le Plan prévoit leur
utilisation au service de la construction du monde nouveau. Dès lors, les camps
se multiplient, envahissent le continent et deviennent un élément de la grande
Fondation. Planification, collectivisation, industrialisation et camps de
concentration s´ajustent dans la réalité, comme jamais ne le purent, sortis de
l´imagination de Lénine, l´électrification et les Soviets».
L´industrie concentrationnaire poussait l´abjection à un tel degré de
perversité que les administrations des camps libéraient les prisonniers inaptes
au travail, malades psychiatriques, invalides et mourants pour qu´ils meurent à
l´extérieur du camp. Aussi, lors de l´ouverture des archives du Goulag, les
historiens ont-ils été surpris des taux modérés de mortalité des statistiques
officielles. Des recherches récentes ont pu établir quelles en étaient les
raisons…
Alexandre Soljenitsyne, on l´a vu plus haut, fut expulsé de son propre pays
en 1974 et s´est tout d´abord installé à Zurich, en Suisse, grâce à l´aide de
l´écrivain allemand Heinrich Böll (Prix Nobel de Littérature en 1972), puis,
avec sa famille, à Cavendish, dans le Vermont, aux États-Unis. S´il s´est
surtout consacré à l´écriture de romans et essais, ses positions publiques dans
des discours (comme à Harvard en 1978) des conférences ou des écrits lui ont donné
du fil à retordre puisqu´elles ont étalé au grand jour ses idées
conservatrices, son attachement à l´identité russe traditionnelle où la
spiritualité orthodoxe joue un rôle important. Alexandre Soljenitsyne dérogeait
ainsi à l´image que l´Occident se faisait d´un intellectuel dissident russe, un
intellectuel censé être réformiste voire libertaire, quoique dans son pays il
eût été voué aux gémonies par un régime certes totalitaire, mais se réclamant d´idées
soi-disant progressistes. Alexandre Soljenitsyne fut d´ailleurs assez souvent
accusé d´être carrément réactionnaire. En 1976, donc après la mort du caudillo
espagnol Francisco Franco (survenue le 20 novembre 1975), il a affirmé que les
Espagnols vivaient en liberté pendant le franquisme, en mettant l´accent sur
les racines chrétiennes du régime. Sur le dictateur chilien Augusto Pinochet, il
déplorait surtout que l´Occident eût montré plus d´acharnement vis-à-vis de la
dictature chilienne qu´il ne l´eût fait contre le régime soviétique et le Mur
de Berlin. Dans L´erreur de l´Occident, il a vitupéré l´indulgence de
l´Occident à l´égard du communisme. Des accusations d´anti-sémitisme ont
également fusé à l´encontre de Soljenitsyne à partir de l´interprétation de
certains de ses écrits. D´autre part, des imprécations contre le matérialisme
et la société de consommation des occidentaux remplissaient ses discours. Enfin, en septembre 1993, à l´occasion de
l´inauguration du Mémorial de la Vendée aux Lucs-sur-Boulogne, il a proféré un
discours sur les guerres de Vendée et la Révolution française où il a établi un
parangon entre ces événements –qu´il a qualifiés de génocide- et les
soulèvements populaires anti-communistes en Russie.
À propos des prises de position de Soljenitsyne, il est intéressant de
relire un texte de 1975 de l´écrivain croate Predrag Matvejevitch(1932-2017),
spécialiste de la dissidence en Europe de l´Est, que l´on peut retrouver dans
Entre asile et exil (édition revue et augmentée, parue chez Fayard en 2008). Predrag Matvejevitch y écrit : «Les
prises de position de Soljenitsyne ne sont pas dépourvues de contradictions.
Pour défendre sa nation, il invoque parfois les arguments des nationalistes.
Son expérience du «socialisme réel», totalitaire, le pousse à identifier toute
forme de socialisme au totalitarisme. Il glorifie, d´une part, le peuple russe,
mais, de l´autre, il ne le considère pas comme «mûr» pour une véritable
démocratie. Il assimile celle-ci à une sorte de populisme (narodnitchestvo)
qu´avaient défendu les précurseurs du bolchevisme. Les staliniens ont manipulé
le mythe du peuple, Soljenitsyne croit à ce mythe. Il s´enthousiasme pour la
politique de Stolypine, en qui les nations non russes de l´Union Soviétique
(les Ukrainiens, entre autres) voient un oppresseur tsariste». Et il
poursuit : «Soljenitsyne est contre toutes les révolutions et les utopies
dont elles se nourrissent, il les considère comme une source de mal et de
violence. Il croit que seul le christianisme peut remettre l´humanité sur le
droit chemin, que la Russie ne peut être sauvée que par l´orthodoxie
chrétienne. Cependant, l´orthodoxie qu´il évoque dans sa Lettre aux dirigeants
soviétiques, celle de «Serge de Radonèje et de Nil Sorski, vieille de sept
siècles, que Nikon n´a pas réussi à dépraver ni Pierre le Grand à étatiser» est
également une utopie. À l´époque de la Renaissance, les «vieux –croyants» en
Russie ont persécuté les hérétiques». Quoi qu´il en soit, ceci n´entame pas,
bien entendu, l´importance fondamentale de l´œuvre de Soljenitsyne et a
fortiori de L´Archipel du Goulag sur lequel Predrag Matvejevitch écrit
qu´il s´agit du «J´accuse» de notre temps, le monument funèbre de l´histoire
contemporaine et il ajoute : «L´auteur évoque sa «tentative de
recherche littéraire» : ce livre ne relève qu´en partie de la littérature.
En lui s´allient la vocation de l´écrivain et le témoignage de l´homme. La
politique ne représente que les scories de cet alliage, l´idéologie n´en est
que le résidu. Rares sont les œuvres littéraires de Soljenitsyne (telles qu´Une
journée d´Ivan Denissovitch et quelques autres récits) à atteindre les sommets
de la littérature russe. L´Archipel du Goulag dépasse la littérature. Peut-être
divisera-t-on notre époque en période d´avant et d´après ce livre».
Mihail Gorbatchev lui a restitué la citoyenneté soviétique et en 1989 L´Archipel du Goulag a pu enfin paraître en Urss. Soljenitsyne n´est pourtant
rentré au pays-en Russie, concrètement, après l´écroulement de l´Union
Soviétique-qu´en 1994. Jusqu´à sa mort, il n´a cessé de prendre position. Si le
communisme et la terreur n´existaient plus, il n´en était pas moins désabusé
devant le nouveau régime, certes nationaliste, mais sevré de cette fibre
spirituelle qui lui tenait tant à cœur. Pourtant, si Soljenitsyne ne soutenait
pas le nationalisme tel qu´il était interprété par Vladimir Poutine, une
sympathie réciproque fut visible à plusieurs reprises. Un an avant la mort de
celui qui fut un des plus grands écrivains russes du vingtième siècle, Poutine,
l´ancien agent du KGB, lui a rendu hommage en lui attribuant le prestigieux
Prix d´État.
À sa mort, le 3 août 2008, nombre d´enthousiastes ont mis en exergue son
courage et l´excellence de son œuvre tandis que ses détracteurs ont stigmatisé
celui qu´ils considéraient comme un vieux réactionnaire. Parmi les commentaires
répandus un peu partout ces jours-là dans la presse, celui qui me vient d´abord
à l´esprit fut proféré par l´écrivain chilien Jorge Edwards dans les colonnes
du quotidien madrilène El País : «Soljenitsyne était un écrivain du
dix-neuvième siècle égaré parmi les meilleurs du vingtième siècle».
Dernières parutions (ou reparutions) d´ouvrages d´Alexandre Soljenitsyne
traduits du russe en français :
Révolution et mensonge, traduit par José Johannet, Georges Philippenko,
Georges Nivat et Nikita Struve, éditions Fayard, Paris, octobre 2018.
Journal de la Roue Rouge, traduit par Françoise Lesourd, éditions Fayard,
Paris, octobre 2018.
Le Premier Cercle, traduit par Louis Martinez, collection Pavillon Poche,
éditions Robert Laffont, Paris, novembre 2018.
Cahiers de l´Herne sur Soljenitsyne, coordination de Georges Nivat,
éditions de l´Herne, Paris, novembre 2018.
L´affaire Soljenitsyne, coordination de Georges Nivat, éditions de l´Herne,
Paris, novembre 2018.
Zacharie, l´ escarcelle et autres récits, traduit par Georges Nivat, L. et
A. Robel et A. Aucouturier, collection Pavillon Poche, éditions Robert Laffont,
Paris, novembre 2018.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire