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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

jeudi 29 novembre 2018

Chronique de décembre 2018.


Alexandre Soljenitsyne: entre tradition et dissidence.

Dix ans après sa mort et au moment où l´on signale le centenaire de sa naissance, il est temps de rappeler l´importance qu´a eue Alexandre Soljenitsyne dans l´histoire de la dissidence dans l´ex-Union Soviétique et dans l´ensemble de l´Europe de l´Est. Si son œuvre est composée de livres tout aussi décisifs que Le Pavillon des cancéreux, Une journée d´Ivan Denissovitch, Le premier Cercle ou La Roue Rouge, ouvrage monumental de six mille pages environ sur les mécanismes de la révolution russe, c´est toujours L´Archipel du Goulag qui nous vient, de prime abord, à l´esprit quand on pense à lui, quoique ce livre ne fût publié qu´après que l´Académie Nobel lui eut décerné en 1970 son prestigieux Prix de Littérature. L´Archipel du Goulag, témoignage terrifiant de la vie dans les camps de travail soviétiques, a bouleversé tous ceux qui ont pu le lire en Europe, aux États-Unis et ailleurs, et qui se sont en ce moment-là avisés de la réelle ampleur de l´ignominie qui sévissait sur les prisonniers, véritables marionnettes dans l´engrenage du socialisme à visage inhumain en vigueur dans l´Urss. Le livre, un des documents capitaux du vingtième siècle, est clandestinement sorti de l´Union Soviétique en 1973 à destination de la librairie des Éditeurs Réunis à Paris. Il fut remis à l´imprimerie Beresniak, toujours à Paris, qui appartenait à la famille maternelle du scénariste de bande dessinée René Goscinny, une des rares imprimeries françaises à disposer de caractères typographiques cyrilliques. L´édition française a fini par être publiée début 1974 chez Le Seuil.
Ce monumental essai d´investigation littéraire –divisé en sept parties-sur l´expérience concentrationnaire soviétique était inspiré par une foule de documents et témoignages rassemblés par l´auteur mais aussi par la vie d´Alexandre Soljenitsyne lui-même qui en 1945 fut condamné à huit ans de détention dans les camps de travail pénitentiaire pour «activité contre-révolutionnaire» par une commission spéciale du NKVD (Commissariat du peuple aux affaires Intérieures), un organisme d´État, équivalent à un ministère, chargé de combattre le crime et de maintenir l´ordre public. Soljenitsyne aurait enfreint l´article 58 du Code Pénal. En fait, il fut arrêté le 9 février 1945 pour avoir échangé avec un ami d´enfance-alors qu´il était en Prusse –Orientale en mission avec le grade de capitaine – des lettres que la censure avait interceptées. Les deux jeunes militaires (l´ami d´enfance était lui aussi officier) dans ces lettres-là affublaient Staline du nom de Caïd puisqu´il aurait trahi la cause de la révolution, aurait décapité l´Armée Rouge lors des purges et aurait été, en somme, un maître de la fourberie et de la cruauté.
Soljenitsyne, né le 11 décembre 1918 (le 28 novembre selon le calendrier julien alors d´usage en Russie) à Kislovodsk, issu d´une famille modeste, a donc grandi après la révolution et a naturellement adhéré au communisme. Ayant rejoint l´Armée pendant la seconde guerre mondiale, il fut un militaire brillant, décoré d´abord de la médaille de la Guerre patriotique de 2ème degré et puis de l´ordre de l´Étoile Rouge après la prise de Rogatchov. À la suite de sa détention en 1945, à l´âge de vingt-six ans, il fut condamné à huit ans de camp, suivis d´une peine de « relégation à perpétuité».
En butte à un régime d´emprisonnement très strict, il s´est mis à écrire ou plutôt à composer de mémoire, sans rien coucher sur le papier. Dans la préface à une version abrégée de L´Archipel du Goulag publiée par les éditons du Seuil en 2014(collection de poche Points), Natalia Soljenitsyne, sa deuxième femme, née en 1939, rappelait la réponse que son mari avait donnée un jour après qu´on l´eut interrogé sur les raisons qui l´avaient poussé à devenir écrivain : «Je suis devenu un écrivain en profondeur lorsque j´étais en prison. Avant la guerre, j´avais écrit quelques essais littéraires ; pendant mes années d´études, j´écrivais déjà avec une certaine persévérance. Mais ce n´était pas un travail sérieux, car je manquais d´expérience de la vie. C´est durant mes années d´emprisonnement que je me suis vraiment mis à travailler en profondeur, comme un conspirateur : je dissimulais le fait même que j´écrivais-ce que je dissimulais plus que tout. Au début, j´apprenais par cœur les vers que je composais dans ma tête, puis j´ai fait la même chose avec la prose.».
Les premières années de sa peine, Soljenitsyne les a accomplies à la charachka, prison à régime spécial où des spécialistes détenus –des savants, des chercheurs, des ingénieurs- mettaient au point des moyens de liaison radio et par téléphone. Cette expérience lui a servi d´inspiration pour le roman Le Premier Cercle. Le titre du roman est une allusion au premier des neuf cercles de l´Enfer dans La Divine Comédie de Dante. Dans ce roman, nous sommes témoins de l´omniprésence de Staline sans que le père des peuples soit pour autant abondamment nommé. Dans son étude «L´image discursive de Staline dans Le premier Cercle d´Alexandre Soljenitsyne», Marie-Odile Thirouin de l´Université Lumière Lyon 2 met l´accent sur cette particularité : «Nul besoin que l´on nous dise qui se trouve là : ce qui permet d´identifier le personnage historique dans le nouveau personnage romanesque présenté, c´est la simple mention de l´effigie «tant de fois reproduite dans la pierre, à l´huile, à l´aquarelle, à la gouache, à la sépia, dessinée au fusain, à la craie, à la brique pilée, recomposée en galets, en coquillages, en carreaux de céramique, en grains de blé ou de soja, taillée dans l´ivoire, modelée dans du gazon, inscrite dans la trame des tapis ou dans le ciel des escadrilles d´avions, gravée sur pellicule cinématographique, plus qu´aucune autre image, jamais, au cours des trois milliards d´années que compte l´écorce terrestre» et celle d´un nom tant de fois cité qu´il n´est pas nécessaire de le nommer à nouveau pour le faire reconnaître. L´image et le nom de Staline valent comme signes purs ou encore absolus : dire qu´il s´agit de l´image la plus souvent reproduite et du nom le plus souvent cité suffit à une identification qui procède non de la connaissance partagée des qualités particulières du référent initial, le constituant en individu singulier, mais du sens de la prolifération de ces signes dans l´espace public qu´ils monopolisent : quantitativement, il ne peut s´agir que de Staline».  Et Marie-Odile Thirouin poursuit son analyse : «Le nom de Staline s´efface de lui-même ou plutôt se passe de réalisation sonore sans pour autant cesser d´exister à l´état latent, implicite : il y a là un paradoxe, touchant au pouvoir du nom, qui invite à s´interroger su le traitement, dans un univers fictif, d´un nom réel qui a su saturer l´espace discursif de son temps au point de hanter, tel un fantôme, jusqu´aux discours qui ne se réfèrent pas à lui explicitement. Soljenitsyne ne laisse aucun doute au lecteur quant à la raison d´une telle entreprise de saturation visuelle et sonore : il s´agit pour Staline de monopoliser les esprits, son nom signifiant à lui seul la Révolution». Achevé en 1957, ce roman a connu nombre de vicissitudes (dont la destruction des deuxième et troisième moutures pour des raisons de sécurité), la version définitive n´ayant été publiée qu´en 1968.               
De 1950 à 1953, Soljenitsyne fut au bagne d´Ekibastouz (au Kazakhstan) où les détenus étaient même privés de leurs noms : un numéro cousu sur le bonnet, la poitrine, le dos et le genou en tenait lieu, lorsqu´il fallait les appeler. Il y a travaillé comme maçon, puis comme mécanicien. C´est ce camp-là qui est décrit dans le roman Une journée d´Ivan Denissovitch. Ce roman est peut-être après L´Archipel du Goulag le livre le plus emblématique d´Alexandre Soljenitsyne. Publié pour la première fois en 1962 –à l´époque donc du dégel kroutchévien- dans la revue Novy Mir, ce court roman dépeint une journée d´un  zek- nom donné aux prisonniers du Goulag en Urss- montrant toute l´horreur de son existence et de celle de ses camarades.  Le roman a néanmoins suscité des interprétations curieuses-on dirait même un tant soit peu incongrues-à la lumière des prêches antisocialistes, prônant un spiritualisme autoritaire et conservateur, que Soljenitsyne n´a cessé de répandre dans ses écrits et ses conférences après son départ de l´Urss en 1974, comme nous le rappelle Mario Vargas Llosa(Prix Nobel de Littérature 2010) dans son essai «Les réprouvés au paradis» inclus dans le livre La verdad de las mentiras (La vérité par le mensonge). C´est que pour certains enthousiastes de ce court roman celui-ci ne serait qu´une sorte d´autocritique du système, un texte qui revendiquerait le socialisme soviétique tout en dénonçant ses déformations. C´est la perspective d´Alexandre Tvardovsky, le directeur de Novy Myr, la revue où le court roman a été publié. Poète, écrivant et membre du parti communiste, Tvardovsky, en présentant le texte à ses lecteurs leur explique que Soljenitsyne ne fait rien d´autre que critiquer «les faits terribles de cruauté et d´arbitraire découlant de la perversion de la justice soviétique». Sur la même longueur d´onde se trouvent les propos du théoricien marxiste Georg Lukács qui attribue à Soljenitsyne le rétablissement, en écrivant ce roman, de la meilleure tradition du «réalisme socialiste» des années vingt que le stalinisme avait mutilée. Ces interprétations peuvent être perçues comme abusives ou du moins discutables, mais pour Mario Vargas Llosa elles ne sont pas aussi déplacées que d´aucuns auraient pu le penser. Selon l´écrivain péruvien, le récit est d´un point de vue purement formel d´un réalisme rigoureux qui ne prend pas la moindre liberté avec l´expérience vécue, en phase avec la grande tradition littéraire russe. En plus, ajoute Mario Vargas Llosa : «Il est imprégné, comme un roman de Tolstoï, de Dostoïevski ou de Gorki, d´indignation morale pour la souffrance que cause l´injustice humaine. Est-ce que ce sentiment relève du socialisme ? Oui, sans doute. Une attitude éthique et solidaire du pauvre et de la victime, de celui qui, pour une raison ou une autre, est en marge de la vie, à la traîne, est la dernière bannière d´une doctrine qui a dû abandonner toutes les autres après avoir vérifié que le collectivisme menait à la dictature et non pas à la liberté et que l´étatisme planifié et centraliste débouchait sur la stagnation et la misère et non pas sur le progrès. À cause de ces étranges tours de prestidigitation qui se produisent souvent dans la vie, Alexandre Soljenitsyne, le combattant le plus acharné du système créé par Lénine et Staline, pourrait bel et bien être le dernier écrivain réaliste socialiste.»
  Soljenitsyne, qui avait été réhabilité en 1956 après le dégel kroutchévien et donc la période de déstalinisation, s´est derechef attiré les foudres du pouvoir après la destitution de Nikita Khrouchtchev et l´avènement du chef du Soviet Suprême Léonid Brejnev.  Il était constamment surveillé par le KGB, manquant d´être assassiné en 1971 par un «parapluie bulgare», méthode inventée par les services secrets soviétiques pour faire pénétrer du poison dans le corps de la victime à l´aide d´un parapluie. Un an avant, en 1970, le pouvoir soviétique n´a pas vu d´un bon œil l´attribution du Prix Nobel de Littérature à Alexandre Soljenitsyne qui ne s´est pas déplacé à Stockholm de peur d´être déchu de la nationalité soviétique et de ne pas pouvoir rentrer en Urss, le gouvernement suédois ayant refusé de lui remettre le prix à son ambassade de Moscou. Néanmoins, contrairement à Boris Pasternak qui, en 1958, s´était vu contraint de renoncer au prix –le gouvernement soviétique lui interdisant le retour en Urss si jamais il décidait de se rendre à Stockholm pour recevoir sa récompense-, Soljenitsyne n´a point manifesté l´ intention de le refuser. En 1974, alors que le monde, frappé de stupeur, découvrait au grand jour, l´ignominie dépeinte dans L´Archipel du Goulag, le pouvoir soviétique a décidé d´arrêter l´écrivain- le 12 février 1974- l´incarcérant dans la prison de Lefortovo accusé de haute trahison. Le lendemain, Soljenitsyne a entendu la lecture du décret le privant de la nationalité soviétique et ordonnant son expulsion. Il fut envoyé à Francfort par avion spécial. Chassé de l´Union Soviétique, il a pu enfin recevoir le Prix Nobel de Littérature. Dans le discours qu´il a prononcé lors de la remise du prix à Stockholm, il  a affirmé : «Notre XXème siècle a prouvé qu´il était plus cruel que les siècles précédents, et sa première moitié n´a pas encore effacé ses horreurs. Notre monde est toujours déchiré par les passions de l´âge des cavernes : la cupidité, l´envie, l´emportement, la haine, qui, au cours des ans, ont acquis de nouveaux noms respectables, comme la lutte des classes, l´action des masses, le conflit racial, le combat syndical. Le refus primitif de tout compromis est devenu un principe, et l´orthodoxie est considérée comme une vertu. Elle exige des millions de sacrifices par une guerre civile incessante».
L´Archipel du Goulag -que l´auteur a présenté comme un essai d´investigation littéraire- décrit minutieusement les rouages de l´état soviétique totalitaire. De même que L´Île de Sakhaline d´Anton Tchekhov, La Résurrection de Léon Tolstoï ou Souvenirs de la Maison des Morts de Fiodor Dostoïevski immortalisent le bagne tsariste, de même L´Archipel du Goulag-avec Les Récits de la Kolyma, magnifiques fictions de Varlam Chalamov, ou Voyage au Pays des Ze-ka de Julius Margolin -illustre on ne peut mieux l´engrenage de l´univers concentrationnaire soviétique, à la différence près que si le système pénitentiaire de la Russie des tsars était plutôt classique, celui mis en place par le pouvoir soviétique était autrement pervers et scientifique. Tout homme était dépossédée de sa condition humaine puisque, comme il était d´ordinaire soufflé aux prisonniers du Goulag, «un ennemi du peuple» n´était pas un être humain. Les tortures, les avanies, toute l´industrie concentrationnaire était organisée de nature à rendre l´homme coupable d´avoir pensé, d´avoir osé s´insurger contre le «paradis sur terre». La dissidence était même souvent traitée au niveau de la psychiatrie, étant donné que, selon les préceptes en vigueur, d´après l´idéologie totalitaire, tous ceux qui s´opposaient au communisme allaient contre le sens de l´histoire, sabotaient la marche inéluctable vers le progrès et le bonheur universels. Parfois, peu importait si les gens étaient vraiment coupables. Pendant les purges staliniennes dans les années trente, nombre d´innocents ont été incarcérés et déportés. Dans les années quarante, après l´annexion en 1939 d´une partie de l´Europe centrale et orientale, un million de ressortissants des pays de cette région dont de nombreux juifs ont été arrêtés par familles entières. Les hommes ont été envoyés dans les camps de travail, les femmes, les enfants et les plus âgés ont été déplacés dans des villages du Grand Nord soviétique, en Sibérie et dans les steppes kazakhes (lire à ce propos le livre de Marta Craveri et Anne Marie Loonczy, Les Enfants du Goulag, aux éditions Bélin).  
Pour en revenir à L´Archipel du Goulag, le cortège d´horreurs que l´on voit défiler en lisant l´ouvrage ne peut que causer des frissons à tout lecteur imprégné –ne serait-ce que chichement- d´une culture humaniste. L´humiliation, l´intimidation, le mensonge, la faim, la privation de sommeil, le procédé sonore (faire asseoir l´inculpé à une distance de six à huit mètres et le forcer à parler très fort en répétant chaque phrase) ou le procédé lumineux (la lumière électrique crue vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans la cellule ou le box où vous êtes enfermé, avec une ampoule d´une puissance démesurée pour un local aussi exigu et aux murs peints en blanc. Vos paupières s´enflamment, c´est très douloureux) étaient des méthodes abondamment employées contre les prisonniers.
Comme nous le rappelle Soljenitsyne, on nous instruit dans notre jeunesse à accomplir nos devoirs de citoyens, à avoir soin de notre corps, à nous conduire comme il faut ou à comprendre la beauté, mais jamais à ce qui sera la grande épreuve de notre vie : l´arrestation sans crime et l´instruction sans objet. Que faut-il faire  pour être plus fort que le commissaire-instructeur et ce piège bien huilé, s´interroge l´écrivain ? Il donne lui-même la réponse : «Il faut franchir le seuil de la prison sans aucune nostalgie pour la douce existence qu´on vient de quitter. Dès qu´on passe la porte, il faut se dire : ma vie est finie-un peu tôt, mais je n´y puis rien. Jamais je ne recouvrerai ma liberté. Je suis condamné à périr, maintenant ou un peu plus tard ; mais plus tard, ce sera encore plus dur, donc le plus tôt sera le mieux. Je ne possède plus sur cette terre de biens matériels. Mes proches sont morts pour moi, et moi pour eux. À partir d´aujourd´hui, mon corps ne m´est plus rien, c´est une défroque inutile et étrangère. Seuls comptent et gardent du prix à mes yeux mon esprit et ma conscience. Face à un tel prisonnier, c´est l´instruction qui pliera ! Seul peut vaincre celui qui a renoncé à tout !»Reconnaissons que ce n´était pas facile…
Un des meilleurs ouvrages de réflexion sur L´Archipel du Goulag est l´essai de Claude Lefort (1924-2010) Un homme en trop, paru en 1976 aux éditions du Seuil et disponible aujourd´hui chez Belin. Claude Lefort y dissèque les mécanismes de l´univers concentrationnaire que Soljenitsyne a décrits dans son essai d´investigation littéraire et livre une réflexion profonde et philosophique sur l´énigme de l´entreprise totalitaire, l´Etat et le communisme. Particulièrement intéressante est une réflexion que Claude Lefort nous présente sur le paradoxe des camps en remettant dans le circuit de la rationalisation économique ceux que l´on tenait pour le rebut de la société : «En premier lieu, la Révolution, le Peuple, le Pouvoir soviétique se délivrent des ennemis : ceux-ci sont expulsés, isolés. L´opération, je le rappelais, se place sous le signe de la prophylaxie sociale. Les camps reçoivent les déchets de la société. Situés de fait sur territoire national, ils n´en font pas à proprement parler partie. On les repousse vers le Grand Nord, on choisit des îles, par souci de sécurité peut-être, mais surtout-car, comme la suite l´enseignera, la précaution est inutile-, sous l´effet d´un fantasme d´exclusion. On veut circonscrire l´altérité. Au vrai, comme l´observe Soljenitsyne, l´image la meilleure est celle du gouffre. Il est creusé pour que chacun à tout moment redoute d´y être précipité. Et puis, voilà que se rabat sur l´espace étranger, que vient se réemparer du gouffre la loi du socialisme, c´est-à-dire, la Bureaucratie : les déchets sont récupérés, remis dans le circuit de la rationalisation économique. Le Plan prévoit leur utilisation au service de la construction du monde nouveau. Dès lors, les camps se multiplient, envahissent le continent et deviennent un élément de la grande Fondation. Planification, collectivisation, industrialisation et camps de concentration s´ajustent dans la réalité, comme jamais ne le purent, sortis de l´imagination de Lénine, l´électrification et les Soviets».  
L´industrie concentrationnaire poussait l´abjection à un tel degré de perversité que les administrations des camps libéraient les prisonniers inaptes au travail, malades psychiatriques, invalides et mourants pour qu´ils meurent à l´extérieur du camp. Aussi, lors de l´ouverture des archives du Goulag, les historiens ont-ils été surpris des taux modérés de mortalité des statistiques officielles. Des recherches récentes ont pu établir quelles en étaient les raisons…
Alexandre Soljenitsyne, on l´a vu plus haut, fut expulsé de son propre pays en 1974 et s´est tout d´abord installé à Zurich, en Suisse, grâce à l´aide de l´écrivain allemand Heinrich Böll (Prix Nobel de Littérature en 1972), puis, avec sa famille, à Cavendish, dans le Vermont, aux États-Unis. S´il s´est surtout consacré à l´écriture de romans et essais, ses positions publiques dans des discours (comme à Harvard en 1978) des conférences ou des écrits lui ont donné du fil à retordre puisqu´elles ont étalé au grand jour ses idées conservatrices, son attachement à l´identité russe traditionnelle où la spiritualité orthodoxe joue un rôle important. Alexandre Soljenitsyne dérogeait ainsi à l´image que l´Occident se faisait d´un intellectuel dissident russe, un intellectuel censé être réformiste voire libertaire, quoique dans son pays il eût été voué aux gémonies par un régime certes totalitaire, mais se réclamant d´idées soi-disant progressistes. Alexandre Soljenitsyne fut d´ailleurs assez souvent accusé d´être carrément réactionnaire. En 1976, donc après la mort du caudillo espagnol Francisco Franco (survenue le 20 novembre 1975), il a affirmé que les Espagnols vivaient en liberté pendant le franquisme, en mettant l´accent sur les racines chrétiennes du régime. Sur le dictateur chilien Augusto Pinochet, il déplorait surtout que l´Occident eût montré plus d´acharnement vis-à-vis de la dictature chilienne qu´il ne l´eût fait contre le régime soviétique et le Mur de Berlin. Dans L´erreur de l´Occident, il a vitupéré l´indulgence de l´Occident à l´égard du communisme. Des accusations d´anti-sémitisme ont également fusé à l´encontre de Soljenitsyne à partir de l´interprétation de certains de ses écrits. D´autre part, des imprécations contre le matérialisme et la société de consommation des occidentaux remplissaient ses discours.  Enfin, en septembre 1993, à l´occasion de l´inauguration du Mémorial de la Vendée aux Lucs-sur-Boulogne, il a proféré un discours sur les guerres de Vendée et la Révolution française où il a établi un parangon entre ces événements –qu´il a qualifiés de génocide- et les soulèvements populaires anti-communistes en Russie.
À propos des prises de position de Soljenitsyne, il est intéressant de relire un texte de 1975 de l´écrivain croate Predrag Matvejevitch(1932-2017), spécialiste de la dissidence en Europe de l´Est, que l´on peut retrouver dans Entre asile et exil (édition revue et augmentée, parue chez Fayard en 2008).  Predrag Matvejevitch y écrit : «Les prises de position de Soljenitsyne ne sont pas dépourvues de contradictions. Pour défendre sa nation, il invoque parfois les arguments des nationalistes. Son expérience du «socialisme réel», totalitaire, le pousse à identifier toute forme de socialisme au totalitarisme. Il glorifie, d´une part, le peuple russe, mais, de l´autre, il ne le considère pas comme «mûr» pour une véritable démocratie. Il assimile celle-ci à une sorte de populisme (narodnitchestvo) qu´avaient défendu les précurseurs du bolchevisme. Les staliniens ont manipulé le mythe du peuple, Soljenitsyne croit à ce mythe. Il s´enthousiasme pour la politique de Stolypine, en qui les nations non russes de l´Union Soviétique (les Ukrainiens, entre autres) voient un oppresseur tsariste». Et il poursuit : «Soljenitsyne est contre toutes les révolutions et les utopies dont elles se nourrissent, il les considère comme une source de mal et de violence. Il croit que seul le christianisme peut remettre l´humanité sur le droit chemin, que la Russie ne peut être sauvée que par l´orthodoxie chrétienne. Cependant, l´orthodoxie qu´il évoque dans sa Lettre aux dirigeants soviétiques, celle de «Serge de Radonèje et de Nil Sorski, vieille de sept siècles, que Nikon n´a pas réussi à dépraver ni Pierre le Grand à étatiser» est également une utopie. À l´époque de la Renaissance, les «vieux –croyants» en Russie ont persécuté les hérétiques». Quoi qu´il en soit, ceci n´entame pas, bien entendu, l´importance fondamentale de l´œuvre de Soljenitsyne et a fortiori de L´Archipel du Goulag sur lequel Predrag Matvejevitch écrit qu´il s´agit du «J´accuse» de notre temps, le monument funèbre de l´histoire contemporaine et il ajoute : «L´auteur évoque sa «tentative de recherche littéraire» : ce livre ne relève qu´en partie de la littérature. En lui s´allient la vocation de l´écrivain et le témoignage de l´homme. La politique ne représente que les scories de cet alliage, l´idéologie n´en est que le résidu. Rares sont les œuvres littéraires de Soljenitsyne (telles qu´Une journée d´Ivan Denissovitch et quelques autres récits) à atteindre les sommets de la littérature russe. L´Archipel du Goulag dépasse la littérature. Peut-être divisera-t-on notre époque en période d´avant et d´après ce livre».          
Mihail Gorbatchev lui a restitué la citoyenneté soviétique et en 1989  L´Archipel du Goulag a pu enfin paraître en Urss. Soljenitsyne n´est pourtant rentré au pays-en Russie, concrètement, après l´écroulement de l´Union Soviétique-qu´en 1994. Jusqu´à sa mort,  il n´a cessé de prendre position. Si le communisme et la terreur n´existaient plus, il n´en était pas moins désabusé devant le nouveau régime, certes nationaliste, mais sevré de cette fibre spirituelle qui lui tenait tant à cœur. Pourtant, si Soljenitsyne ne soutenait pas le nationalisme tel qu´il était interprété par Vladimir Poutine, une sympathie réciproque fut visible à plusieurs reprises. Un an avant la mort de celui qui fut un des plus grands écrivains russes du vingtième siècle, Poutine, l´ancien agent du KGB, lui a rendu hommage en lui attribuant le prestigieux Prix d´État.
À sa mort, le 3 août 2008, nombre d´enthousiastes ont mis en exergue son courage et l´excellence de son œuvre tandis que ses détracteurs ont stigmatisé celui qu´ils considéraient comme un vieux réactionnaire. Parmi les commentaires répandus un peu partout ces jours-là dans la presse, celui qui me vient d´abord à l´esprit fut proféré par l´écrivain chilien Jorge Edwards dans les colonnes du quotidien madrilène El País : «Soljenitsyne était un écrivain du dix-neuvième siècle égaré parmi les meilleurs du vingtième siècle».
  
Dernières parutions (ou reparutions) d´ouvrages d´Alexandre Soljenitsyne traduits du russe en français :

Révolution et mensonge, traduit par José Johannet, Georges Philippenko, Georges Nivat et Nikita Struve, éditions Fayard, Paris, octobre 2018.
Journal de la Roue Rouge, traduit par Françoise Lesourd, éditions Fayard, Paris, octobre 2018.

Le Premier Cercle, traduit par Louis Martinez, collection Pavillon Poche, éditions Robert Laffont, Paris, novembre 2018.
Cahiers de l´Herne sur Soljenitsyne, coordination de Georges Nivat, éditions de l´Herne, Paris, novembre 2018.
L´affaire Soljenitsyne, coordination de Georges Nivat, éditions de l´Herne, Paris, novembre 2018.
Zacharie, l´ escarcelle et autres récits, traduit par Georges Nivat, L. et A. Robel et A. Aucouturier, collection Pavillon Poche, éditions Robert Laffont, Paris, novembre 2018.


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