Spécial Slovénie.
Ce mois-ci, où l´on signale le centenaire de l´écrivain Boris Pahor, je
rends hommage à la culture slovène avec deux articles, le premier sur Drago
Jancar et le deuxième, bien sûr, sur Boris Pahor, un texte qui avait été mis en
ligne en 2006 dans la rubrique «Chroniques d´un dilettante» du site de la
Nouvelle Librairie Française de Lisbonne et que j´ai mis à jour et légèrement
remanié. La littérature slovène est assez riche et encore méconnue.
La grande valse brillante de Drago Jancar.
Je me rappelle très bien le jour où j´ai eu entre les mains pour la
première fois un livre de Drago Jancar. Ce fut en 2008 que je suis tombé sur
l´édition en poche du recueil de nouvelles L´élève de Joyce (L´Esprit des
Péninsules, 2003, puis Le livre de Poche, 2007). C´est un des six livres de
Drago Jancar traduits en français avec Aurore Boréale (roman, L´Esprit des
Péninsules, 2005) ; La grande valse brillante (Pièce de théâtre, L´espace
d´un instant, 2007) ; Katarina, le paon et le jésuite (roman, Passage du
nord-ouest, 2009) ; Des bruits dans la tête (roman, Passage du nord-ouest,
2011) et Ethiopiques et autres nouvelles (Arfuyen, 2012), tous traduits par
Andrée Lück –Gaye, hormis Katarina, le paon et les jésuites, traduit par
Antonia Bernard.
Drago Jancar est né à Maribor le 13 avril 1948, fils d´un résistant contre
l´occupant nazi qui a fini par être interné, pour cause d´activités dites
«subversives», dans un camp de concentration. À la fin des années soixante,
tout en achevant ses études de droit, Drago Jancar devient rédacteur en chef du
journal étudiant Katedra. Il se fait tôt remarquer par le ton audacieux et sans
concessions de sa plume qui dérange les autorités fédérales yougoslaves. Il
passe au quotidien de Maribor, Vecer et en 1974 il est arrêté pour avoir fait
circuler une brochure achetée en Autriche qui relatait le massacre de la garde
nationale slovène par le régime de Tito en mai 1945. Il est condamné à un an de
prison pour propagande en faveur de l´ennemi et envoyé, au bout de trois mois,
dans le sud de la Serbie pour y accomplir son service militaire où il est en
proie à un traitement particulièrement sévère du fait de son «statut»
d´opposant. Au terme de son service, les portes se ferment sur lui et il se
voit tenu de partir à Ljubljana où il noue des contacts avec des cercles de
l´opposition au régime de Tito. Il devient un temps scénariste où il se heurte
derechef à la censure. Néanmoins, à la fin des années soixante-dix, il commence
une carrière d´écrivain qui s´épanouit dans les années quatre-vingt après la
mort de Edvard Kardelj(1979) puis de Josef Tito(1980). Ce sont des années très
prolifiques et d´une activité intense : il travaille dans le monde de
l´édition, il parraine avec d´autres intellectuels le surgissement de la revue
littéraire indépendante Nova Revija, il se lie d´amitié avec Boris Pahor(à qui
il rendra hommage en 1990 dans l´essai L´Homme qui a dit non), il séjourne aux
États-Unis et en Allemagne et consolide sa carrière d´écrivain.
Le dernier livre de Drago Jancar traduit en français est-je l´ai cité plus
haut-le recueil Ethiopiques et autres nouvelles, publié l´année dernière, peu
après que l´auteur eut été couronné du Prix Européen de Littérature (en 2011).
Ce recueil traduit on ne peut mieux le talent de conteur de Drago Jancar qui, à
mon avis, excelle dans la nouvelle ou le récit,
la forme brève, en somme. Jaroslav Skrusny a vu juste lorsque, dans le beau texte intitulé «Le paradoxe de
l´écriture, l´écriture du paradoxe», publié en guise de préface à l´édition
française du recueil dont il est question écrit ce qui suit : «Drago
Jancar est carrément envoûté par l´expression littéraire et a un rapport
érotique à la langue et aux images qui naissent des mots, des symboles et des
métaphores et les légendes et les histoires se mêlent aux récits imaginaires
dans «la langue muette du souvenir», ainsi que l´écrivain lui-même définit son
écriture. Et de cette «passion descriptive» naissent des romans et des
nouvelles qui mettent en mots de préférence l´expérience amère, terrible, le
plus souvent absurdement tragique du malheureux individu pris dans l´étau de
l´agitation aveugle et des tempêtes grondantes de l´histoire qui, au siècle
dernier, ont dévasté les corps et les âmes des «petites gens» humiliées et
blessées qui vivent dans les régions troublées de l´Europe centrale».
Le recueil Éthiopiques et autres nouvelles est composé de six histoires qui
donnent la mesure de l´inhumanité de la vie, du hasard réservé aux gens, de la
triste ironie du sort, de la splendeur et déchéance de l´individu, dessinant
ainsi une mosaïque où d´ordinaire le présent s´effrite sous l´œil du passé dont
l´ombre errante poursuit les personnages.
Dans la première histoire-Ethiopique, la répétition- une unité militaire,
un jour de mai 1945, manque la cote qu´un commandant avait marqué sur sa carte
la veille au soir et se retrouve au-dessus d´un village inconnu après une longue
nuit de marche. Petit à petit, ils aperçoivent un feu crépitant sur le toit
d´une maison. Un silence profond plane sur le village et les militaires
finissent par découvrir que la maison et tout le village avaient été le théâtre
non pas d´une bataille classique d´une guerre conventionnelle mais d´un
carnage : «Les cadavres étaient à moitié habillés, on aurait dit qu´on les
avait tirés du lit. Une femme à demi nue était enveloppée dans un drap froissé
et taché de sang. D´autres paraissaient avoir été surpris dans leur travail au
point du jour. Un vieillard avait visiblement tenté de se défendre avec un
manche de fourche auquel ses doigts osseux étaient encore agrippés. L´agresseur
avait été plus preste : il lui avait tranché la gorge» (page 20). Comme si
la guerre n´était elle-même qu´un éternel recommencement, il y a dans
l´histoire l´écho des Éthiopiques d´Héliodore, écrites en grec au troisième
siècle après la naissance du Christ, mais l´histoire de 1945 évolue tout
autrement…
La deuxième histoire-La prophétie-nous renvoie aussi à une époque où nul ne
questionnait l´existence de la Yougoslavie, mais où à vrai dire les rivalités
entre les différentes nations qui la composaient ne pouvaient pas être éludées.
Quoi qu´il en soit, ce qui semble inquiéter Anton Kovac, bibliothécaire à
l´armée, au début de l´histoire, c´est une inscription aperçue à l´intérieur de
la porte des toilettes qui lui glace le sang dans les veines. L´inscription en
question -«Roi de Yougoslavie, tu mangeras de l´herbe/Les ânes baiseront ton
gros cul»- était de nature à provoquer des remous et à placer en très mauvaise
posture son auteur si tant est qu´on fût parvenu à le découvrir. Quoique le
vocabulaire militaire des Balkans fût pittoresque et eût la baise comme seul
leitmotiv archaïque, porter ainsi atteinte à des figures majeures-même si le
roi ici fut employé métaphoriquement- eût naturellement suscité un tollé.
L´histoire nous mène pourtant vers d´autres chemins et à la fin on se doit de
conclure que la vie nous réserve bien des surprises…
Dans Mesures pour développer la
puissance créatrice de l´homme, Lesnik raconte à un jeune écrivain, dans les
années 75 et dans les faubourgs de Maribor, comment il a raconté, alors qu´il
était jeune soldat, une jeune fille de chez eux. Il l´avait d´abord prise pour
une russe,même si son accent allemand n´était pas celui d´une russe. Au fil de la conversation,
il se rend compte qu´elle était une fille de chez lui, une fille dont il ne
dira jamais le nom, une histoire décidément teintée de nostalgie et de
mélancolie…
La nouvelle Les deux rêveurs nous
sert un dialogue entre deux amis à la terrasse d´une auberge. Un de ces amis
voudrait devenir serveur ce qui laisse l´autre surpris puisque quand on est
serveur on n´est pas maître de soi-même. Néanmoins, celui qui veut devenir serveur lui répond : «Mais
si, quand tu es serveur, tu es ton maître(…) Quel genre de maître ? Tu as
un habit blanc et propre quand tu travailles la journée en terrasse. Le soir,
en salle, tu es en noir, chemise blanche et nœud papillon» (page 71).Il reste à
dire que ce jeune qui voulait devenir serveur s´est retrouvé un jour maréchal
dirigeant qui plus est, d´une poigne de fer, un pays fédéral des Balkans…
Dans Son ange ne l´a pas abandonné, on suit les péripéties d´un écrivain en
panne d´imagination qui voyage en Italie où il se voit subtiliser le
porte-monnaie. Se rendant à un poste de police pour signaler le vol auprès des
carabiniers, il a affaire à deux tenenti pas très souriants. Quand il leur
demande où sont les toilettes, on le guide par des couloirs sombres, on le fait
descendre un escalier et soudain, il se rend compte qu´il s´est égaré…
Enfin, dans la toute dernière nouvelle, L´homme qui regardait dans le
gouffre, on assiste à la splendeur et à la misère de Joze Mlakar, petit
fonctionnaire d´une entreprise de transport, qui se voit propulsé sur le devant
de la scène à la suite d´une phrase accidentelle et banale qu´il prononce dans
la rue devant les caméras d´ une chaîne de télévision quand la Slovénie est en
train d´embrasser la démocratie et l´indépendance. Il devient subitement une
vedette des médias-qui reproduisent en boucle ses propos- et pendant un certain
temps il est souvent invité sur les studios de télévision (il a droit donc à
beaucoup plus que les quinze minutes de gloire dont parlait Andy Warhol) avant
de tomber de proche en proche dans l´oubli lorsque l´usure de Chronos et la morosité
démocratique a fait considérablement pâlir son étoile, de telle sorte que
soudain on a même du mal à le reconnaître dans la rue…
Entre tristesse et douceur, entre ironie et mélancolie, ces six nouvelles
de Drago Jancar sont autant de petits chefs-d´œuvre où s´exprime le talent d´un
des grands écrivains européens vivants, héritier de cette culture riche,
chatoyante et foisonnante des Balkans, écrivain engagé en ce sens qu´il
réfléchit sur les aléas de l´histoire et
transforme ses réflexions en des fictions pétillantes d´imagination.
Puisque quand on a vécu sous la grisaille communiste, on a tout autant le droit
de reprocher aux nantis de l´Europe occidentale leurs torts. Comme Drago Jankar
l´a lui-même rappelé dans une interview accordée à l´édition 128 du magazine
littéraire français de Montpellier Le Matricule des anges (novembre –décembre
2011) : «Nous autres, des anciens pays de l´Est, nous avons été en
prison : ça nous donne le droit aujourd´hui de critiquer et de dire qu´il
y a beaucoup de médiocres à la tête des démocraties».On dirait que ces
dernières années en Europe le prouvent à satiété…
Drago Jancar, Ethiopiques et autres nouvelles, traduit du slovène par
Andrée Lück-Gaye,Arfuyen, Paris, 2012
Boris Pahor, la conscience slovène de Trieste.
Trieste est, on le sait, un carrefour de
cultures. Tiraillées entre la culture germanique et l´italienne, la culture et
la langue slovènes ont eu, de tout temps, bien du mal à survivre. Quand on
évoque Trieste, on évoque la ville où l´on pourrait côtoyer les ombres d´
Umberto Saba, d´Italo Svevo, voire celles d´écrivains étrangers dont les noms
sont liés à jamais à la mémoire triestine comme James Joyce, Rainer Maria Rilke
ou même Valery Larbaud. Ou encore la ville d´un des plus grands essayistes italiens
vivants, Claudio Magris. Nul, par contre, ne l´aurait associée au nom de Boris
Pahor. Qui connaît d´ailleurs Boris Pahor, s´interrogeaient nombre de
journalistes en France, lors des premières traductions de ses livres ?
Né en 1913 et toujours vivant à ce jour,
Boris Pahor a vu, enfant, sa ville natale passer de la tutelle autrichienne à
celle d´un pays où, des cendres de la première guerre mondiale, allait bientôt
naître un régime auquel, dans ses rêves de grandeur, répugnait toute tolérance
à l´égard d´une culture minoritaire. La langue slovène subit alors sous la
botte mussolinienne l´éradication quasiment totale. Les Chemises noires
incendient, dès le début des années vingt, la Maison de la culture slovène, une
scène qui est magnifiquement décrite dans la nouvelle de Pahor Un bûcher dans
le port que l´on peut trouver dans le recueil Arrêt sur le Ponte Vecchio ( Éditions des Syrtes,
1999) où la nouvelle qui inspire le titre du livre a été directement écrite en
français par l´auteur(1). Boris Pahor - qui parle en cachette sa langue
maternelle avec ses proches et ses amis - s´engage dans la résistance
antifasciste puis antinazie ce qui lui coûterait assez cher. En fait, en 1943,
il est arrêté par la Gestapo et vit l´expérience concentrationnaire entre
Dachau et Bergen-Belsen. Les combats et la souffrance de ce Slovène
anticonformiste ont nourri son oeuvre. Dans une sorte de trilogie triestine, où
l´on inclut les romans Printemps
difficile,(2) Jours obscurs et Dans le
labyrinthe, tous publiés chez Phébus, on accompagne le parcours de
Radko Suban, peut-être l´alter ego de l´auteur, son engagement dans la
résistance, ses amours, sa déportation, son séjour dans un sanatorium français
après la guerre et son retour au pays. Le témoignage le plus poignant de son
expérience des camps de la mort, Pahor nous le livre, toutefois, dans son récit
Pèlerin parmi les ombres (La
table ronde, 1996) où quarante ans après sa déportation dans le camp de
concentration de Struthof, un Slovène revisite les lieux de son martyre et,
partant, ses souvenirs douloureux, et ce mêlé à une foule de touristes
anonymes : «C´est étrange, il me semble que les touristes qui regagnent
leurs vehicules m´observent comme si, soudain, une veste rayée recouvrait mes
épaules, comme si mes galoches écrasaient encore les cailloux du chemin. Car si
nous ne savons pas comment s´établit en nous le contact entre passé et présent,
il n´en est pas moins vrai qu´un fluide imperceptible et puissant nous traverse
parfois et que la proximité de cette atmosphère inhabituelle, insolite, fait
tressaillir les autres comme une barque sur une vague soudaine. Il est
peut-être resté sur moi quelque chose des jours d´autrefois ».
L´expérience des camps de la mort et de la
résistance apparaît aussi en d´autres romans, quoique d´une manière plus douce,
sur fond de rapports humains, comme La villa sur
le lac ( Bartillat, 1998) ou La Porte
dorée (Éditions du Rocher, 2002).
Le 19 avril est paru chez l´éditeur
Pierre-Guillaume de Roux, le dernier roman de Boris Pahor publié en français,
Quand Ulysse revient à Trieste, traduit
du slovène par Jure Kozamernik. Le héros du roman –dont l´intrigue se déroule
pendant la seconde guerre mondiale-est Rudi Leban, un jeune d´origine slovène
qui essaie de revenir à Trieste pour prendre part à la résistance. Il échappe
de justesse à une rafle allemande à la gare de la ville. Il reprend un train
qui remonte où un passager déplie une
feuille de papier et se met à lire les ordres d´un certain Barnbeck, commandant
de la ville de Trieste qui enjoint tous les officiers, sous-officiers et
soldats qui étaient sous commandement italien de se présenter en uniforme à la
caserne de Roiano afin d´être enrôlés dans les forces allemandes et combattre
les partisans sous peine d´encourir la peine maximale(3). Replié sur le haut
plateau du Karst, Rudi n´ignore pas qu´il doit revenir à Trieste- comme Ulysse
à Ithaque- et en chasser les fascistes italiens et les nazis allemands. Dans la
préface, Evgen Bavcar, photographe français d´origine slovène, écrit que
«L´auteur, dans ce roman, réactualise ce vieil archétype d´Ulysse-qui voyage à
travers les siècles, comme diraient certains philosophes-en donnant à cette figure
ancienne une incarnation moderne. Cette réactualisation participe de la beauté
particulière de ce récit, qui réside en grande partie dans une dialectique
entre l´´ archaïque et le moderne, entre le passé et le présent, entre hier et
aujourd´hui».
À ce propos,
l´édition du 5 juillet du Monde des Livres rend en quelque sorte un hommage à
Boris Pahor à l´approche de son centenaire, au travers de deux beaux
articles-sur ce dernier roman et sur l´auteur-de Hédi Kaddour et de Florence
Noiville, respectivement. À noter aussi l´inclusion d´une nouvelle, inédite en
français, de Boris Pahor dans l´ouvrage Les Lettres européennes, souffrance et
littérature dans l´extrême oppression, sous la direction de Maryla Laurent et
Olinda Kleiman(Le Rocher de Calliope/Numilog).
Ces dernières années Boris Pahor a livré ses
confessions ou ses mémoires dans deux livres encore inédits en français et
publiés en Italie comme Figlio di Nessuno (Fils de Personne) avec Cristina
Battocletti et Tre volte no(Trois fois non)avec Mila Orlic, tous les deux chez
Rizzoli. A signaler aussi un essai Piazza Oberdan (Trg Oberdan, en slovène)
paru chez Nuova dimensione avec une traduction de Michele Obit.
Nous ne pouvons pas nous imaginer à quoi
pense Boris Pahor quand il se tourne vers son passé et se remémore les
souffrances qu´il a endurées. Nous ne serions quand même pas loin de la vérité
si nous disions que la beauté, à la fois troublante et mélancolique, de Trieste
l´a aidé à subir plus doucement le calvaire des moments douloureux de sa vie...
(1)Dans une autre nouvelle de ce recueil -Le
papillon- Boris Pahor raconte l´histoire de la petite Julka qui en salle de
classe a eu l´«imprudence» de prononcer un mot en slovène. Pour la punir, le professeur, l´insigne
fasciste (des Chemises noires) du faisceau et de la hache à la boutonnière,
l´accroche par les tresses à une patère.
(2)Printemps difficile traduit par Andrée
Lück-Gaye, longtemps épuisé, est récemment reparu dans Libretto, la collection
de poche des éditions Phébus.
(3)On vous rappelle qu´après le débarquement
des Alliés en Sicile le 10 juillet 1943,
l´Italie fut en quelque sorte coupée en deux. Le nord du pays (où se
trouve la ville de Trieste) fut alors envahi par les Allemands qui ont libéré
Mussolini (qui avait été emprisonné par les Alliés).Le Duce fondera la
République de Salò dans les territoires du nord et du centre du pays contrôlés
en fait par la Wehrmacht.