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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mercredi 29 novembre 2023

Chronique de décembre 2023.

 


 La valise et l´humour de Sergueï Dovlatov.

S´il n´étalait pas au grand jour ses origines juives, toujours est-il que Sergueï Dovlatov émaillait ses écrits d´un humour un brin corrosif et une autodérision qui le rapprochaient quelque peu du traditionnel humour juif qu´Adam Biro a si admirablement décrit dans son Dictionnaire amoureux de l´humour juif, paru en 2017 chez Plon.

Si aujourd´hui Sergueï Dovlatov, plus de trente ans après sa mort, est un auteur populaire dans le monde entier y compris dans son pays d´origine, la Russie, de son vivant il fut un auteur plutôt maudit ou du moins un auteur qui, victime des coups de boutoir de la censure soviétiques, n´a jamais pu voir ses livres publiés en Union Soviétique. Connu en ce temps-là surtout comme journaliste – il a travaillé dans divers journaux et magazines de Leningrad (nom de Saint-Pétersbourg pendant la période soviétique), puis comme correspondant à Tallinn du journal Estonie soviétique – ses tentatives de se faire publier en Union Soviétique ont toujours échoué. L´ensemble de son premier livre fut d´ailleurs détruit sur ordre du KGB. Mais l´échec le poursuivait dés sa jeunesse où, après avoir suivi des études de langue finnoise, il fut recalé à quatre reprises dans l´examen d´allemand à l´Institut de Philologie de l´Université de Leningrad, un institut qui constituait un passage obligé pour quiconque voulait devenir écrivain. C´est là qu´il a rencontré Asia Pekurovskaia, sa future femme et fréquenté les poètes Joseph Brodsky, Evgueni Rein, Anatoli Naiman et Andreï Ariev. À la suite de son bannissement de l´Université, survenu en 1961, Serguei Dovlatov a été mobilisé à l´Armée et affecté à la surveillance des camps de travail. En 1965, il fut démobilisé et a pu retourner à Leningrad.

 Si Leningrad semble omniprésente dans la vie de Serguei Dovlatov et peut-être considérée en quelque sorte comme sa ville natale, ce n´est pourtant pas dans l´ancienne capitale russe (sous le nom de Saint-Pétersbourg) qu´il est né le 3 septembre 1941, mais à Oufa, une ville de l´Ouest de la Russie. La raison en est que sa famille a dû être évacuée en République de Bachkirie pendant le siège de Leningrad. Serguei Dovlatov est né de parents d´origine juive et arménienne respectivement. Son père, Donat Isaakevitch Metchik a travaillé comme metteur en scène de théâtre et sa mère, Nora Dovlatova, fut d´abord actrice de théâtre avant de devenir correctrice pour des journaux et des maisons d´édition. Ses parents ont divorcé en 1949 et dès cette date Serguei a vécu avec sa mère. Il fut d´ailleurs rapidement inscrit sous son nom, Dovlatova, en partie en raison de la lutte contre le cosmopolitisme et les étrangers qui sévissait alors en Urss et qui a principalement visé les juifs comme son père.

Ses démêlées constantes avec les censeurs soviétiques ont mené à son expulsion de l´Union des journalistes de l´Urss. En 1976, il publiait essentiellement dans des magazines en langue russe d´Europe occidentale, surtout Continent et Temps et nous. En 1978, sa vie a pris un nouveau tournant. Le 18 juillet, il fut arrêté et emprisonné pendant quinze jours. La police a alors parlé de «dissidence mineure», de «rencontres avec des journalistes occidentaux» et l´a accusé de proxénétisme et de parasitisme social. L´arrestation est intervenue un mois après que Radio Liberty eut adapté Le livre invisible dans une version radiophonique. Le Kgb lui a proposé de quitter le pays et ce fut chose faite dès le 24 août 1978. Avec sa mère –sa femme Elena et sa fille Katia avaient déjà émigré aux États-Unis –il a pris l´avion pour Vienne où il a fréquenté la diaspora russe et d´autres candidats à l´émigration vers l´Occident. Il a alors fait parler de lui, l´une de ses nouvelles ayant été publiée dans l´importante revue La Pensée Russe. Il a également rencontré le dramaturge polonais Slawomir Mrozek qu´il tenait en haute estime.

En février 1979, il est parti aux États-Unis où il a pu publier ses écrits –d´abord dans des revues prestigieuses comme The New Yorker et Panorama, puis sous forme de livre. Il a alors entamé une véritable carrière littéraire jusqu´à son décès le 24 août 1990 –douze ans jour pour jour après avoir quitté l´Union Soviétique – à la suite d´une crise cardiaque dans l´ambulance qui l´emmenait à l´hôpital.

Le grand poète et essayiste Joseph Brodsky, Prix Nobel de Littérature en 1988, a dit de Dovlatov : «Il est le seul écrivain russe dont les œuvres seront lues jusqu´au bout» et «Ce qui est décisif c´est le ton que chaque membre d´une société démocratique peut reconnaître : l´individu qui ne se laisse pas enfermer dans le rôle de la victime, qui n´est pas obsédé par ce qui le rend différent».

Dovlatov et Brodsky sont contemporains. Leur destin, en général, est similaire à bien des égards et tous deux se sont retrouvés aux États-Unis. Le succès de Dovlatov, bien sûr, ne peut pas se mesurer à celui de Brodsky à l'échelle mondiale, mais la réussite de Dovlatov est extraordinaire si l´on teint compte du fait qu´il a gardé l´essence russe de ses écrits et connaissait plutôt mal la langue anglaise, contrairement à Brodsky qui était toujours axé sur la poésie anglophone et, à un moment donné, a même commencé à écrire en anglais. Et pourtant, une fois aux États-Unis, dans un pays étranger, Dovlatov a publié dans le prestigieux The New Yorker  et cela lui a apporté sa renommée auprès des Américains..  

Dovlatov s´est éteint au moment où le rideau de fer venait de tomber et où l´Union Soviétique était près de l´agonie. Elle allait s´écrouler l´année suivante. Comment Serguei Dovlatov, s´il était encore en vie, aurait –il vécu la chute du communisme et le démembrement de l´Union Soviétique ? On pourrait dire que la sobriété de Dovlatov était en quelque sorte contraire à la volonté de la classe moyenne russe, dans l'ère post –soviétique et post -communiste des années 1990, de se développer économiquement. Or c'est curieusement et paradoxalement à cette époque que la popularité de Dovlatov et de ses œuvres ont connu une ascension fulgurante. Néanmoins, selon son ami, le poète Andreï Arev, Dovlatov n'était pas un être politique, mais il était tout autant difficile de dire qu'il était apolitique. Pour Dovlatov, l'homme ne vivait qu'avec des passions simples : amour, haine, n'importe quoi, mais pas dans une entreprise collectiviste. La conscience de Dovlatov était absolument anti-collectiviste, donc il n'a jamais fait de déclarations politiques, sauf seulement pour défendre un ami qui était en difficulté.

En français, les œuvres de Serguei Dovlatov sont en cours de publication chez l´éditeur suisse La Baconnière. Les livres de celui qui est devenu l´écrivain russe d´après-guerre le plus lu en Russie depuis la fin du communisme, sont en grande partie autobiographiques. Le livre invisible suivi de Le journal invisible est une des œuvres les plus emblématiques de l´auteur et qui ont contribué à asseoir et consolider sa réputation. Le livre invisible retrace ses tentatives éditoriales en Urss et conte l´absurdité qui s´empare des dernières décennies post- staliniennes. L´impossibilité de publier dans son pays sera l´une des causes principales de son émigration aux États-Unis. Dans une prose teintée d´humour et d´autodérision, il met en scène ses propres échecs, s´interrogeant même sur les raisons qui pourraient pousser les lecteurs à lire ses livres, comme il l´affirme dès l´avant-propos : «C’est avec inquiétude que je prends la plume. Qui va s’intéresser aux confessions d’un raté ès lettres ? Et quelles leçons tirer de son récit ? D’ailleurs ma vie manque d’attributs tragiques. Ma santé est florissante. Ma famille m’aime. Et je sais que je trouverai toujours un travail qui me permettra d’assurer normalement mon existence sur le plan biologique. Comme si ce n’était pas suffisant, je bénéficie d’un certain nombre d’avantages. Je parviens sans peine à prédisposer les gens en ma faveur. J’ai commis plusieurs dizaines d’actes sanctionnés par le code pénal et qui sont demeurés impunis. Je me suis marié deux fois, et ces deux unions ont été heureuses. Et pour couronner le tout, j’ai un chien. Ce qui est vraiment un luxe superflu. Mais pourquoi dans ce cas ai-je l’impression de me trouver au bord d’une catastrophe? D’où me vient le sentiment d’être totalement inadapté à cette vie? Quelle est la cause de mon abattement ? Je veux essayer d’y voir clair. J’y pense sans cesse. Je rêve d’invoquer le spectre du bonheur… Je regrette d’avoir écrit ce mot. Les images qui y sont associées tendent de l’infini vers zéro. Quelqu’un de ma connaissance affirmait sérieusement que son bonheur serait parfait si la gérance de son immeuble changeait le tuyau de canalisation… ». Dans Le journal invisible, Dovlatov et ses amis, journalistes russes fraîchement immigrés, se confrontent à la réalité de la gestion d’une entreprise dans un marché libéral férocement concurrentiel alors qu’ils tentent de fonder un journal russophone à New York.

Quant à La Zone, c´est le premier livre de Dovlatov qui retrace l´année (1962) où il prend ses fonctions de garde dans le camp à régime spécial d´Oust –Vinsk, au Kazakhstan, un camp de prisonniers de droit commun. Dans une atmosphère multiethnique où les rôles principaux se redistribuent entre simples soldats, gradés et prisonniers en tout genre, l´auteur relate les événements qui accompagnent la vie du camp, sous la forme d´épisodes singuliers. La Zone, comme on nous l´annonce dans la quatrième de couverture, est un témoignage romancé du monde concentrationnaire, de son langage et de ses lois propres. Dans ce texte, Dovlatov manie on ne peut mieux l´ironie, qu´il élèvera au fil du temps à la catégorie d´un art, et relate la violence et l´amour, l´absurdité et la loi dans un monde où la parole demeure le seul moyen de transformer la réalité du camp.

Dans La valise -la valise est celle qu´il emporte lorsqu´il quitte la Russie -, l´auteur, à travers huit objets, ressuscite les souvenirs de la vie passée en Russie et sont le prétexte à autant d´histoires du quotidien, pleines de malice. Il prend le parti de l´absurdité de la vie par le biais du rire, sans jamais tomber dans le pathétique.

Dans Le compromis, l´écrivain raconte les coulisses de douze articles publiés dans des journaux estoniens de langue russe. Les récits de ce livre témoignent du bras de fer permanent auquel le journaliste a dû se livrer face à la censure soviétique. Face aux injonctions du Parti, d´aucuns ont ployé, d´autres se sont rebellés et beaucoup d´entre eux se sont abîmés dans la vodka.

Dans Le domaine Pouchkine, Dovlatov met en scène Boris Alikhanov –peut-être son alter ego –un jeune auteur impubliable de Leningrad qui se fait embaucher le temps d´un été comme guide au domaine Pouchkine, à Pskov. Sur place, il se confronte aux grands questionnements qui ont été également ceux de Pouchkine en son temps, comme son œuvre, sa relation au pouvoir, sa vie familiale et ses problèmes financiers. Pourtant, dans les coulisses de ce divertissement, l´histoire personnelle du narrateur s´assombrit…

Enfin, La Filiale raconte l´histoire de Dalmatov, l’alter ego de Dovlatov, journaliste qui doit rendre compte de l’événement et va se confronter au désespoir tragicomique de cette diaspora russe; ainsi qu’à une apparition: son premier grand amour, la fatale Tassia. La Filiale est d’abord un grand roman sur l’amour, où le narrateur se laisse porter par ses souvenirs. Ceux de l’humiliation et du doute, des transports et des joies. Néanmoins, la censure et les obstacles à la liberté de parole des écrivains est naturellement à l´ordre du jour, comme à la page 72 où, aux États-Unis,  le spécialiste de littérature Erdman, au moment de l´agonie de l´Union Soviétique, répond avec une certaine dose d´irritation quand on lui demande quelle est la différence entre la Russie et l´Amérique, alors qu´aucune de deux ne peut se prévaloir de vivre en liberté : «Il y en a une, qui n´a rien de négligeable. Ici, après une remarque de ce genre, tu vas tranquillement monter dans ta voiture et rentrer chez toi. Tandis qu´un habitant de Moscou ou de Leningrad, tout récemment encore, aurait été emmené par une voiture de police. Et, au lieu de regagner son domicile, il se serait retrouvé dans une cellule, en détention provisoire».

Tout en se servant de l´ironie et de l´autodérision, comme on l´a vu tout au long de cette chronique, Serguei Dovlatov comme tous les écrivains qui été victimes de la censure, a fait, à sa guise,  de la littérature un outil de résistance.

 

vendredi 24 novembre 2023

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur Le Petit Journal Lisbonne ma chronique sur le livre de Michel Eltchaninoff Lénine a marché sur la lune, chez Solis/Actes Sud.

https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/livre-lenine-marche-sur-la-lune-de-michel-eltchaninoff-373446




dimanche 19 novembre 2023

A.S.Byatt(1936-2023).

 


L´écrivaine britannique A.S.Byatt, qui a été récompensé par le Booker Prize en 1990 pour son roman Possession est morte vendredi à ´âge de 87 ans, a annoncé sa maison d´édition.

Née le 24 août 1936 à Sheffield, dans le Yorkshire (nord de l’Angleterre), Antonia Susan Byatt a fait ses études à Cambridge, à Bryn Mawr College en Pennsylvanie, puis à Oxford.

Elle a ensuite enseigné la littérature anglaise et américaine à University College de Londres, avant de se consacrer entièrement à la littérature à partir de 1983.

Son premier roman Shadow of a Sun publié en 1964, raconte l’histoire d’une jeune fille grandissant à l’ombre d’un père dominateur. The game, en 1967, étudie la relation entre deux sœurs.

Son livre le plus connu, Possession, on l´a vu, a reçu le Booker Prize, qui récompense les meilleurs auteurs anglophones du Commonwealth et d’Irlande.

Il a été adapté au cinéma en 2002 par Neil LaBute, avec l’actrice Gwyneth Paltrow.

mardi 7 novembre 2023

Le Prix Goncourt 2023 attrbué à Jean-Baptiste Andrea.

 

Le prix Goncourt 2023 a été attribué aujourd´hui à l´écrivain Jean-Baptiste Andrea pour son roman Veiller sur elle, publié aux éditions L´Iconoclaste. L´intrigue du roman se déroule dans l´Italie fasciste. Il s´agit d´une fresque de 500 pages qui mêle l´histoire de l´Italie au vingtième siècle, une amitié fusionnelle entre un sculpteur pauvre et une aristocrate et la passion pour l´art. Ce roman avait déjà reçu
le Prix du Roman FNAC 2023. 


dimanche 29 octobre 2023

Chronique de novembre 2023.

 


Jean Sénac, le poète solaire.

 

Dans un texte inédit écrit pour le site de la revue Ballast en 2014, le poète, écrivain, journaliste et réalisateur de documentaires Éric Sarner, Français né à Alger en 1943, a choisi en épigraphe une phrase de Jean Renoir à propos de Pier Paolo Pasolini : «Ce qui fait scandale…c´est sa sincérité». Cette phrase, on s´en serait douté,  n´a pas été choisie au hasard, elle s´applique on ne peut mieux à l´écrivain sur lequel Eric Sarner brosse un portrait fouillé et émouvant. Cet écrivain dont on a signalé le 30 août le cinquantième anniversaire de son assassinat en des conditions mystérieuses, dans la cave qu´il occupait sans un sou et mis au ban en pleine Algérie indépendante, n´est autre que Jean Sénac. Nombre de lecteurs n´auront jamais entendu parler de cet immense poète –le poète de l´indépendance algérienne comme il est souvent présenté - dont les éditions du Seuil viennent de publier le journal intime inédit - carnets, notes et réflexions-écrit entre 1942 et 1973, l´année de sa mort tragique. Une édition, préfacée et établie par Guy Dugas (responsable des Archives Sénac), joliment intitulée Un cri que le soleil dévore.

Poète brillant, personnalité hors du commun qui avait comme frères en poésie Constantin Cavafis, Pier Paolo Pasolini, Federico García Lorca, Baudelaire, Verlaine, Genet, Ginsberg ou René Char, ami de Camus qu´il tenait pour son maître en écriture, mais dont il s´est éloigné lors de la  guerre d´Algérie, Jean Sénac était également socialiste d´humeur anarchiste, chrétien mécréant -ou chrétien anarchiste, selon l´écrivain Emmanuel Roblès -, homosexuel et un esprit en permanente ébullition qui écrivait sur tout ce qu´il trouvait –tickets d´autobus ou papier toilette – gueulait pour un rien et déclamait son amour sur les murs. Dans le texte cité plus haut, Éric Sarner écrit : «Jean Sénac poète dans la cité, dans la lumière exacte et brouillonne d´Alger, qui n´eut pas toujours raison et travailla dans la ferveur et une franchise toujours plus dangereuse. Il n´y eut pas, tout au long de la vie de cet homme-là, compagnon plus constant que le danger. Danger des solitudes et des enfers, danger des libertés et des ruptures, danger de la confusion, de «la guerre dans le cœur», et des lyrismes exorbitants».

Jean Sénac est né le 29 novembre 1926 à Beni- Saf en Oranie, Algérie. Beni –Saf était un petit port de pêche à l´entrée d´une petite baie où deux ravins côtiers débouchent sur la Méditerranée. Sa famille était d´extraction modeste. Son grand-père maternel, Juan Comma, était originaire de la Catalogne et travaillait à la mine de fer. Jean Sénac n´a pas connu son père, peut-être gitan, et jusqu´à l´âge de 5 ans il porte le nom de sa mère, Comma (sa mère s´appelait Jeanne Comma). C´est à cette époque-là que l´éphémère époux de sa mère et géniteur de sa sœur Laurette, Edmond Sénac, l´a reconnu comme son fils.

Jean Sénac a naturellement suivi la Seconde Guerre Mondiale depuis la colonie française d´Algérie où, en jeune innocent dont la personnalité était encore en train de se former, il fondait des espoirs sur le vieux Maréchal Philippe Pétain qui avait signé l´armistice avec l´occupant nazi, mais qui d´après le jeune Sénac, à l´ardeur nationaliste à toute épreuve, reprendrait le navire pour la résurrection de l´âme française comme il a écrit dans ses carnets le 16 octobre 1943, à l´âge de 16 ans: «Vers 18h15, nous avons parlé avec M. Davy de la politique actuelle : une bande de dépravés tiennent le navire !Des parvenus, des aventuriers. Sous le couvert «À mort le Boche !», ils veulent nous faire avaler leurs microbes mortels. Mais le jour viendra où le Boche et l´Anglais, le Soviet et le Franc-maçon, boutés hors de chez nous par des cœurs vaillants et purs, des âmes bien françaises, le bon droit reprendra le dessus. Notre vieux Maréchal, que Dieu et Jeanne voudront conserver jusque-là, reprendra le Navire. Avec ce pilote et ses matelots, nous toucherons au plus beau des ports. La Libération du Sol est proche ! Aux armes, Français, la résurrection des âmes est proche ! Aux armes, volontés pures et nobles ! La France aime le Maréchal ! L´Empire aime le Maréchal ! Le jour viendra où nous pourrons lire sous une modeste statue sculptée par un bras bien français : Philippe Pétain/ Maréchal de France/Rénovateur de la Patrie/Par deux fois l´a bien mérité/de son pays».         

Sa passion pour l´écriture, la littérature, et particulièrement pour la poésie lui est venue assez tôt, son premier poème, datant de 1941, ayant été publié en novembre 1942. Néanmoins, il était aussi un bon dessinateur et sa sensibilité aux arts plastiques l´a fait envisager une formation aux Beaux -Arts. Il a fait des critiques d´art pour la presse écrite, en parlant des peintres natifs d´Algérie et en prenant parti pour l´art abstrait. De toute façon, la poésie a définitivement pris le dessus et en 1947 il n´avait aucun doute qu´il serait un poète qui ferait des mots l´espoir de sa vie, malgré les souffrances que l´art où il excellerait lui ferait endurer : «les exigences de la poésie me font plus souffrir que celle de l´existence», a-t-il écrit un jour. Homme à la santé fragile, c´est du sanatorium de Rivet où il soignait une pleurésie qu´il a écrit en juin 1947 à Albert Camus, déjà un écrivain reconnu à l´époque. Selon Éric Sarner, la première lettre de Sénac était celle «d´un admirateur ému, empêtré dans sa propre ferveur mais pleine de sa propre ambition. Bien sûr, Camus ne sait rien de Sénac à l´époque, mais les conseils qu´il lui donne en retour du courrier –conseil de vie davantage que d´écriture –sont éminemment fraternels».

En ce temps-là, Jean Sénac lisait avidement tout ce qu´on publiait et voulait prendre part à tous les débats politiques, littéraires et philosophiques. L´année précédant le début de sa correspondance avec Camus, il a décrit dans ses carnets sa rencontre avec Simone de Beauvoir le samedi 23 février à l´hôtel Aletti à Alger et son avis (à lui, pas à elle) sur  l´existentialisme : «L´existentialisme n´est pas une philosophie du désespoir. Ne pas croire en Dieu et faire craquer les barreaux de la morale établie n´est pas désespérant. Au contraire, l´existentialisme fait confiance à l´homme qui fait sa vie et agit comme bon lui semble sans souci de doctrines. Dieu ne crée pas le destin de l´homme, c´est l´homme lui-même qui crée sa vie et cherche sa joie où il la trouve. L´existentialisme peut donc être optimiste et bon – ce qu´il fait est tel pour lui et peut paraître contraire aux autres. Simone de Beauvoir n´arrive pas à me donner une définition de sa philosophie. Je lui déclare tout net que je suis chrétien et poète, pas philosophe pour un sou. Me questionne sur ma vie, mes projets. Elle aime l´enseignement et me conseille de continuer en Algérie À Paris, vie dure et pénible (ex-étudiante qu´elle connaît), le froid. Les journaux ont entièrement faussé notre philosophie etc.». Simone Beauvoir pense qu´ à Alger on peut mieux travailler qu´à Paris : «Ce beau soleil, ce ciel, cette mer. Alger est superbe. Vous vous lasserez vite de Paris». Simone de Beauvoir salue le talent poétique de Jean Sénac en lisant quelques vers qu´il lui a montrés : Vous êtes incontestablement poète, sensible et sincère. Il faut travailler, préciser votre pensée, les germes sont bons». À la fin, Jean Sénac a demandé à Simone de Beauvoir si l´existentialisme était vraiment une philosophie. Elle lui a répondu : «oui, mais non une école littéraire».              

Avec le temps, il est devenu assez proche de l´éditeur Edmond Charlot, d´Albert Camus, d´Emmanuel Roblès (qu´il avait connu dès 1946) et d´autres écrivains qui comptaient comme Jean Cayrol, Mohammed Dib ou Jules Roy. Ce dernier, il l´a interviewé début 1947 pour L´Africain, journal algérois, et le moins que l´on puisse dire c´est que cette rencontre l´a profondément marqué comme on peut s´en apercevoir en lisant l´entrée de ses carnets du 8 janvier 1947, un mercredi à 10 heures du matin : «Hier soir, chez Charlot, j´ai rencontré Jules Roy qui m´a dédicacé ses poèmes. Venu pour l´interviewer, je suis resté tout bête devant lui, incapable de prononcer une parole. Sa franchise, sa gentillesse ont refoulé mes instincts de journaliste et je n´ai pu –sous le coup de l´émotion – que me taire et aimer Roy en silence. J´ai dû paraître tellement gauche et gamin. Ma timidité –contrastant parfois avec une folle audace -, mes «crises» de mémoire m´effrayent. Je constate avec angoisse mon faible bagage intellectuel et mon manque d´élocution qui m´empêchent d´agir comme je le voudrais». 

 Il a passé deux années en France métropolitaine, surtout à Paris,  avant de se fixer à Alger en 1952 où il s´est lié d´amitié avec des figures majeures du mouvement nationaliste et en 1955 il est reparti à Paris où il a rejoint la cause de l´indépendance algérienne. En dehors de quelques voyages en Espagne et en Italie, Jean Sénac est demeuré en France pendant toute la guerre.

Au fur et à mesure du déroulement de la guerre, les relations entre Jean Sénac et Albert Camus se sont compliquées. Tantôt publiquement, tantôt dans ses carnets intimes, probablement aussi dans une correspondance encore inédite aujourd´hui, Jean Sénac a condamné Albert Camus pour des positions qu´il jugeait trop humanistes. La rupture s´est consommée début 1957, mais Sénac, de son propre aveu,  n´a jamais retiré à son maître en écriture une profonde et dramatique affection.

En décembre 1961, quelques mois avant l´indépendance, Jean Sénac s´insurgeait contre l´exaspération des Européens d´Algérie et prônait une solution radicale : «Dans l´horreur jusqu´au cou. Les Européens d´Algérie sont malades, traumatisés, mentalement détraqués. Seul un électro –choc pourrait les récupérer, les sauver : la prise immédiate du pouvoir par le FLN. Mais c´est encore un rêve. Nous allons donc assister, impuissants, désemparés, à cet atroce phénomène d´aliénation de toute une population aux réflexes infantiles, utilisée, exploitée par les fascistes de l´OAS qui ne voient en elle qu´une masse de manœuvre utile pour prendre le pouvoir en France. Même si les Européens arrivaient à constituer des enclaves, à créer une république française d´Algérie, ils seraient tôt ou tard vaincus par la République algérienne fortement armée et soutenue par le monde entier : j´imagine/dans 10 ans/l´entrée des troupes arabes à Oran, la détresse des Pieds-Noirs vaincus sans nul recours. Tristesse !».

Après l´indépendance, Jean Sénac a mené une vie très intense - tissée d´essais, poèmes, articles, conférences, voyages, rencontres – mais financièrement précaire. En 1969, ne pouvant plus payer les arriérés du loyer du morceau de villa qu´il occupait au-dessus de la petite plage de la Pointe Pescade, à trente kilomètres d´Alger, il a déménagé dans ce qu´il appelait sa «cave –vigie», deux pièces en sous-sol Rue Élisée- Reclus, dans la capitale algérienne. Jean Sénac vivait dans un dénuement presque total. Éric Sarner nous rappelle qu´il poursuivait ses chasses nocturnes qui le laissaient seul et saccagé moralement et parfois physiquement lorsqu´à plusieurs reprises il fut agressé. Depuis 1971, il a dit à ses proches : «ils me tueront ou bien ils me feront assassiner. Ils feront croire que c´est une affaire de mœurs. Mais je ne quitterai jamais en lâche ce pays où j´ai tant donné de moi-même. Ils feront de moi un nouveau García Lorca». On ne peut s´empêcher de penser aux vers prémonitoires de Jean Sénac : «L´heure est venue pour vous de m´abattre, de tuer en moi votre propre liberté, de nier la fête qui vous obsède».

Le 30 août 1973, Jean Sénac fut assassiné dans sa «cave-vigie». Le meurtre n´a jamais été élucidé. Un délinquant fut arrêté quelques jours plus tard, mais il a fini par être libéré faute de preuves concluantes. Le médecin –légiste a constaté le décès suite à une blessure au crâne suivie de cinq coups de couteau portés à la poitrine. Parmi les journaux, seuls El Moudjahid a annoncé la nouvelle, quasiment une semaine plus tard, le 5 septembre. Beaucoup ont rapproché ce meurtre de celui - survenu à Rome deux ans plus tard- de Pier Paolo Pasolini (voir la chronique d´août 2022), dont l´écrivain  Michel del Castillo dans son essai de 2002, Algérie, l´extase et le sang (éditions Stock) qui, lui, accentue ce rapprochement en mettant en exergue la nostalgie spirituelle, la tentation voluptueuse de la salissure, de la violence et donc de l´expiation.

Après l´édition de ses Oeuvres Poétiques complètes (Actes Sud, 2020) et sa biographie par Bernard Mazo (Jean Sénac, poète et martyr, Le Seuil, 2013), Un cri que le soleil dévore est une étape de plus dans la redécouverte de l´œuvre d´un homme qui a payé de sa vie le courage de ses positions et sa volonté de vérité.  

Jean Sénac, Un cri que le soleil dévore (1942-1973, Carnets, notes et réflexions), édition établie, présentée et annotée par Guy Dugas, éditions du Seuil (en partenariat avec El Kalima, Algérie), Paris, septembre 2023.

               

vendredi 27 octobre 2023

Before they disappear.

 


On ne peut que saluer la parution aux éditions Rue des Lignes du magnifique ouvrage Before they disappear où vous pouvez découvrir de belles photos de Berlin de Pawel Kocambasi(cinéaste gréco-polonais)agrémentées de beaux poèmes de Philippe Despeysses. Ces poèmes en français ont des traductions de Maja Möbius et Carolin Mader(allemand), Christophe Sims(anglais), Elena Pallantza(grec) et Gary Mickle (espéranto). 

La direction d´édition est de Patrick Suel. Before they disappear est un projet qui bénéficie d´un financement du Centre National du Livre, au titre d´un budget de soutien à l´animation pour les vingt ans de la Librarie Zadig, librairie française de Berlin, ainsi que des partenaires poesia revelada et snperstndi.

Ce livre glorifie la poésie, la photo, la vie. Comme l´écrit Philippe Despeysses: «Un langage réinventé/Une suite d´onomatopées et de sons/Une ligne jamais écrite». Une véritable réussite.       

jeudi 26 octobre 2023

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur l´édition Lisbonne du Petit Journal ma chronique sur le livre d´Antoine Barral Un balcon à São Filipe-siestes aux îles du Cap-Vert, publié aux éditions Yovana de Montpellier. 

https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/livre-balcon-sao-filipe-siestes-aux-iles-du-cap-vert-370979