Horacio Castellanos Moya: entre l´identité
et le déracinement.
Peut-on concevoir la littérature comme une immense
catharsis? C´est peut-être la perspective de certains écrivains pour lesquels
l´écriture est le seul moyen de pouvoir s´affranchir de leurs fantasmes,
d´apaiser leur intranquillité. Néanmoins, la littérature n´est-elle pas
également une intranquillité permanente y compris pour les auteurs qui ne
peuvent nullement s´en passer et pour lesquels la littérature tient lieu de
respiration, ne serait-ce qu´artificielle, en empruntant le titre d´un roman du
regretté Ricardo Piglia? Pour l´écrivain Horacio Castellanos Moya, la
littérature n´a pas de fonction cathartique, comme il l´a récemment affirmé
dans une interview accordée à Marta Ailouti pour le quotidien El Mundo: «Non.
Certes, il y a bien un moment d´affranchissement, mais la conscience de tout un
chacun est toujours là. Même si l´on écrit un livre, on ne peut pas tout à fait
éliminer les problèmes comme on éradique une tumeur. L´esprit et les émotions
de l´homme se meuvent dans une autre sphère, dans un endroit où se débarrasser
des choses n´est pas une mince affaire».
En Amérique Latine, la violence fait partie du quotidien-«Un
homme armé est un homme qui a peur», affirme Horacio Castellanos Moya-et sert
parfois de combustible à l´imagination des écrivains. Si pendant des décennies
la littérature a brossé dans ces parages des portraits corrosifs et ironiques de
dictateurs –souvent des militaires- qui tenaient asservis sous leur botte des
pans entiers de la population pauvre -et analphabète- de leurs pays,
d´ordinaire des paysans indigènes, aujourd´hui, les écrivains font état de la
profusion de problèmes qui sévissent sur les grandes villes- parfois même des
mégapoles-gangrenées par la drogue, la corruption, l´affairisme délétère, la
marginalité urbaine, le chômage, toutes sortes de mafias, enfin, les guerres
civiles, les guérillas, les commandos paramilitaires et la mémoire des
dictatures sinistres qui ont rongé ces pays.
Horacio Castellanos Moya est un des écrivains
latino-américains qui ont su le mieux traduire le déracinement de toute une
génération égarée par les guerres d´Amérique Centrale. Né à Tegucigalpa,
capitale du Honduras en 1957, il fut néanmoins élevé au Salvador. Journaliste,
écrivain, il a vécu au Mexique, au Costa Rica, au Guatemala, en Allemagne, en
Espagne, au Canada, et au Japon. Maintenant, il vit aux États-Unis et enseigne à
l´Université d´Iowa. Á soixante ans, il a déjà une œuvre considérable –dont
neuf titres ont été traduits en français-qui force le respect et qui fut
couronnée de nombreux prix internationaux, mais une œuvre, il faut le dire
aussi, qui lui a causé bien des déboires et ceci dès 1997, l´année où fut
publié son roman El Asco-Thomas Bernhard en San Salvador (traduit en français
sous le titre Le Dégoût, chez Les Allusifs en 2003, puis en 2005 dans la
collection de poche 10/18). Dans ce roman, le brutal monologue d´Edgardo Vega-qui
rentre au Salvador pour l´enterrement de sa mère après dix-huit ans d´exil
volontaire au Canada-reproduit par son ancien camarade de classe Moya est une
invective torrentielle, sous le modèle de feu l´écrivain autrichien Thomas
Bernhard, contre le rôle de l´église catholique dans la société, contre
l´inculture, contre la politique et les politiciens, contre sa propre famille,
bref un discours étalant au grand jour un profond mépris pour son pays. Ce
roman lui a valu de violentes critiques et même des menaces de mort qui l´ont
contraint à s´exiler en Espagne, puis au Mexique (après un premier exil
également au Mexique dans les années quatre-vingt pendant la guerre civile au
Salvador).
En mars dernier, a paru en Espagne chez Literatura Random
House, son nouvel éditeur (le précédent était Tusquets), son roman le plus
récent intitulé Moronga. Ce mot moronga, le nom d´un personnage secondaire du
roman, est une variante de morcilla que l´on peut traduire en français par
boudin. Un mot qui a parfois en espagnol aussi bien qu´en français (et en
d´autres langues) une connotation sexuelle. Et pour cause, puisque le sexe
n´est pas absent du roman quoiqu´il n´en soit pas pour autant le vecteur
fondamental.
L´histoire de Moronga gravite autour de deux salvadoriens
puisque la mémoire de la violence au Salvador en particulier -et en Amérique
Centrale en général- est, on l´a vu plus haut, au cœur de l´œuvre de Horacio
Castellanos Moya, le seul écrivain qui, selon feu Roberto Bolaño, ait su
raconter «l´horreur, le Vietnam secret qu´a été l´ Amérique Latine pendant
longtemps». Récemment, le journaliste
Antonio Jiménez Barca du quotidien El País l´a interrogé sur les raisons qui le
poussent à écrire tout le temps sur un pays où, hormis de courtes périodes, il
n´a pratiquement plus vécu depuis l´âge de vingt ans. Horacio Castellanos Moya
a répondu : «Il est des écrivains, ceux qui proviennent de métropoles, de
pays très consolidés, qui écrivent sur les pays où ils vont quand ils voyagent.
C´était le cas de Graham Greene, par exemple. Par contre, James Joyce qui a
également vécu dans plusieurs pays,
semblait, au fond, n´avoir jamais quitté Dublin. C´est difficile de
découvrir les raisons qui se cachent derrière l´option de chaque écrivain. Je
pense que dans le premier cas cité, l´écrivain se sent plus libre et n´a pas
d´attaches en termes d´identité, mais pas dans le cas des écrivains, disons,
périphériques». Ensuite, en
répondant à une question sur les
identités nationales et la biographie de chaque écrivain, il nous donne un peu
la clé des raisons qui sont derrière son écriture ou ses obsessions en tant qu´écrivain :
«Pour moi, le Salvador est une blessure (…) Tout écrivain est marqué par une blessure
qui s´est produite en un temps précis, en général dans sa prime jeunesse. Dans
mon cas, c´est vers la fin de l´adolescence qui a coïncidé avec l´éclatement de
la guerre civile. Cela m´a bouleversé. Quarante ans plus tard, j´écris toujours
sur cet événement majeur de ma vie : sur la frayeur que l´on éprouvait
quand on sortait dans la rue et l´on pouvait tomber sur un autobus qui explosait,
ou croiser un escadron de la mort qui mitraillait un autobus. On pouvait
soi-même disparaître. Il y avait toujours un sentiment de terreur, à couper le
souffle. Aussi suis-je toujours en train de chercher des personnages qui
viennent de ce temps-là».
À l´instar de Miguel de Unamuno qui a dit un jour, dans
un autre contexte, «me duele España» («J´ai mal à l´Espagne»), on pourrait dire
de Horacio Castellanos Moya que «le duele El Salvador», à lui et à ses
personnages. Pour en revenir justement à Moronga, ses deux protagonistes et
narrateurs – José Zeladón et Erasmo Aragón-
ont du mal à se libérer de leur passé salvadorien.
José Zeladón est un homme plutôt taciturne.
Ex-guérrillero, il fuit le Salvador avec une nouvelle identité et passe inaperçu
pendant des années aux Etats-Unis. Au début de l´histoire, il vient de quitter
le Texas pour commencer une nouvelle vie du côté du Wisconsin. Il retrouve un
ancien compagnon de la guérrilla qui lui procure un appartement meublé dans la
petite ville universitaire de Merlow City aussi bien qu´un boulot de chauffeur
d´autobus scolaire. Pourtant, son passé le hante et ne cesse de le poursuivre
partout où il va puisqu´une autre ancienne connaissance des temps de la
guérrilla le contacte et lui propose un service. Entre-temps, José Zeladón
découvre qu´à Merlow City habite un autre salvadorien, un certain Erasmo
Aragón. Il s´agit d´un ancien journaliste qui donne des cours au Merlow College
en même temps qu´il cherche, en consultant les archives déclassifiées de la
CIA, à élucider la mort de Roque Dalton, poète révolutionnaire salvadorien. Ce
poète a connu une fin tragique étant
donné qu´il fut assassiné en 1975 par ses propres camarades de l´Armée
Révolutionnaire du peuple (ERP) sous des chefs d´accusation de complicité avec la
CIA, lui qui avait également été suspecté d´intelligence avec Cuba. Erasmo
Aragón, toujours fier de ses aventures galantes, est néanmoins confronté à un
problème sérieux quand une adolescente, fille adoptive d´un couple américain
qui lui a loué une chambre, lui rend visite et l´embarrasse. Ces noms, Erasmo
et Aragón, reviennent souvent dans les écrits de Horacio Castellanos Moya à
telle enseigne qu´en une interview l´auteur a affirmé que ce personnage de
Moranga répond à son «profil psychologique», ce qui ne veut pas dire pour
autant qu´il puisse s´agir d´un alter ego. Comme l´a si bien écrit Carlos Pardo
dans une recension critique publiée le 26 février dans le quotidien El País
«cette douteuse dette biographique peut-être ne servira-t-elle qu´à nous
montrer une nouvelle fois le procédé problématique qu´emploie Horacio
Castellanos Moya dans ses fictions débordantes de réalité».
Il faut ajouter que dans la troisième et dernière partie
du roman, nous avons droit à une troisième voix-après celles de José Zeladón et
d´Erasmo Aragón-sous forme de rapport de police qui nous raconte le dénouement
de l´histoire et nous laisse entrevoir le destin de certains personnages.
Roman de l´identité, du déracinement, de la mémoire de la
violence au Salvador, Moranga nous fait réfléchir aussi sur le puritanisme aux
États-Unis, un pays qui a paradoxalement l´industrie pornographique la plus
florissante de la planète. Dans l´interview à El País citée plus haut, l´auteur
met en exergue cette contradiction : «Ce roman pointe la grande
contradiction des États-Unis qui crée une impressionnante schizophrénie. D´une
part, on a une énorme réglementation sexuelle et d´autre part une industrie
pornographique florissante à laquelle tout le monde peut avoir accès. En
Amérique Latine, il n´y a pas ce genre de contradiction parce qu´il n´y a pas
de réglementation du tout. Les Etats-Unis sont le pays des grandes
prohibitions : d´abord, celle de la drogue, puis celle du tabac et l´on
aura bien celle du sexe. Cela relève du protestantisme, d´une approche calviniste
du monde. Nous autres, ceux de culture latine, nous interdisons, mais tout le
monde s´en fout».
Chez Moranga, on côtoie également un autre problème très
actuel : la surveillance des gens. Parfois, il y a même une certaine
paranoïa, les personnages se demandent si leurs rencontres sont aussi fortuites
que ça, si leurs appels téléphoniques sont sur écoute. Néanmoins, l´auteur
rappelle, dans des propos confiés à l´agence Efe, qu´aujourd´hui la
surveillance est non seulement consentie mais aussi applaudie en ce sens que
les gens eux-mêmes sont heureux d´être surveillés. Ce n´est plus nécessaire de
recourir aux tortures du stalinisme ou des dictatures latino-américaines,
affirme-t-il, pour obtenir des informations personnelles que chacun étale au
grand jour sur les réseaux sociaux…
Une des meilleures phrases sur Horacio Castellanos Moya
que j´aie jamais lues fut proférée un jour par un autre écrivain que j´ai déjà cité
plus haut, Roberto Bolaño, qui, décédé en 2003, n´a pourtant pas connu la
plupart des œuvres de son confrère : « Il est un écrivain mélancolique qui
écrit comme s´il vivait au fond d´un des multiples volcans de son pays».
Horacio Castellanos Moya, Moronga, Literatura Random
House, Barcelone, février 2018 (inédit en français).
P.S (le 4 septembre 2018)-L´édition française-conservant le titre Moronga de l´édition originale espagnole-vient de paraître chez Métailié(traduction de René Solis).
P.S (le 4 septembre 2018)-L´édition française-conservant le titre Moronga de l´édition originale espagnole-vient de paraître chez Métailié(traduction de René Solis).