Alejandra Pizarnik
ou «la poésie assiégée».
Dans le tout récent Atlas de Literatura Latinoamericana (Atlas de
Littérature Latino-américaine) paru en mars en Espagne aux éditions
Nordica-sous la coordination de Clara Obligado et avec des illustrations
d´Agustín Comotto -, l´Argentine Maria Negroni écrit qu´elle avait cherché dans
les textes maudits de sa compatriote Alejandra Pizarnik- qui s´est suicidée il
y a bientôt cinquante ans - les clés pour déchiffrer une énigme, comme s´il
était possible de racheter à travers le revers délirant et insolant de l´ombre
qu´elle représentait un monde plus vif et véridique. Elle voulait comprendre en
quelle façon le côté obscène et le côté lyrique chez Pizarnik s´attiraient et
se repoussaient à la fois en une sorte de libre circulation textuelle qui
s´empare de son œuvre et fait de toute fuite paradoxalement une impossibilité.
Maria Negroni avait eu quelque part la vision d´une œuvre assiégée, surtout à
partir de la poésie de Pizarnik : «Les poèmes se sont présentés comme ces
villages médiévaux qui expulsaient la pourriture extramuros telles de petites
forteresses protégées par de multiples rangs de murailles en dehors desquelles
on frappait celui qui était indésirable. Jamais la poésie ne m´a paru aussi
sordide (et vulnérable), étant donné qu´elle était l´envers de ce que les murs
tenaient à distance : la sexualité exposée comme une plaie, l´odeur
putride des cadavres».
On a défini Alejandra Pizarnik comme une sorte de poète maudite d´Amérique,
comme gothique ou surréaliste, mais comme l´a si bien écrit Virginia Moratiel (Argentine
elle aussi) dans son essai- publié en 2020 aux éditions Fórcola - Compañeros de
viaje-poetas en busca de su identidad(Compagnons de voyage-poètes en quête de
leur identité) : «Ni la violence dans ses expressions poétiques ni le goût
de montrer impudiquement ses fantasmes intérieurs ni sa réflexion permanente sur
les frontières du langage n´ont été des impostures».
Si, comme l´a écrit Severo Sarduy, le désir de la poésie est toujours un
désir par antonomase, la poésie n´en est pas moins, selon les paroles d´Aldo
Pellegrini, un témoignage lucide. Dans l´univers pizarnikien tout prend quand
même des allures de miroir comme l´aurait dit Octavio Paz.
Née Flora Pizarnik Bromiker le 29 avril 1936 à Avellaneda, dans les
environs de Buenos Aires, elle a adopté dès son deuxième livre le nom de plume
d´Alejandra Pizarnik. Ses parents, Elias Pozharnik (devenu Pizarnik en
Argentine) et Rejzla Bromiker, étaient juifs ukrainiens issus de la ville de
Rivne, située aujourd´hui en Slovaquie. Son père était cuentenik, un métier
traditionnel de la communauté juive, il vendait des joyaux, des vêtements et
des électroménagers de porte à porte. Il était aussi socialiste, jouait du
violon et a intégré un orchestre. Hormis un oncle, tous les membres de la
famille restés en Europe ont été victimes de l´Holocauste.
Alejandra Pizarnik fut admise en
1954 à la Faculté de Philosophie de la capitale argentine après avoir fait le
Baccalauréat à Avellaneda. Elle a pourtant fini par abandonner les études de
philosophie pour suivre une filière plus littéraire et journalistique. Ayant du
mal à se chercher une voie, elle a encore intégré dans les années cinquante
l´atelier de peinture de Juan Battle Planas. C´est plus ou moins à la même
époque qu´elle a commencé à publier des poèmes. Trois livres sont parus avant
la fin de la décennie : La tierra más ajena (La terre la plus contraire,
1955) Un signo en tu sombra (Un signe dans ton ombre, 1955), La ultima
inocencia (La dernière innocence, 1956) et Las aventuras perdidas (Les
aventures perdues, 1958).
Entre 1960 et 1964, elle a séjourné à Paris où elle a suivi des cours à la
Sorbonne et travaillé comme pigiste pour
le journal Cuadernos para la libération de la cultura. Elle a également
participé à la vie littéraire parisienne et fut traductrice d´auteurs comme
Aimé Césaire, André Breton, Antonin Artaud, Marguerite Duras ou Paul Éluard.
Enfin, elle s´est liée d´amitié avec des latino-américains et des espagnols qui
vivaient à Paris comme Octavio Paz, Julio Cortázar ou Rosa Chacel, mais aussi
évidemment avec des écrivains français, comme Georges Bataille, Simone de
Beauvoir et surtout André Pieyre de Mandiargues avec lequel Alejandra Pizarnik
a entretenu une abondante correspondance de 1961 jusqu´à sa mort en 1972. En
2018, les éditions Ypsilon ont publié cette correspondance -là qui témoigne non
seulement des forts liens d´amitié qui unissaient les deux écrivains (et aussi
de l´amitié entre Alejandra Pizarnik et Bona Tibertelli, la femme de
Mandiargues) mais également d´une complicité intellectuelle et d´une charge
affective qui s´approfondissent au fil du temps. Ils s´aiment et s´admirent, se
lisent et se traduisent et instaurent une relation à distance d´une réciprocité
étonnante.
Dans une lettre de Buenos Aires du 6 septembre 1965, elle écrit :
«J´aimerais terriblement que tu sois ici pour t´emmener entendre chanter des
tangos (…) Même si la ville est si hybride et si laide, tu aimeras son
caractère onirique –tout est irréel et féroce ici et on touche presque la folie
puisque personne ne fait le moindre effort pour cacher le désordre et les
contradictions. Dans ce sens, elle est si impudique que ça donne du
vertige».
L´enthousiasme d´Alejandra Pizarnik s´est pourtant souvent amenuisé étant
donné qu´elle a connu de forts moments de mélancolie et de dépression. Elle a
d´ailleurs passé les cinq derniers mois de sa vie dans un hôpital psychiatrique
avant de se donner la mort le 25 septembre 1972, à l´âge de 36 ans, en
ingurgitant une forte dose de barbituriques.
Dans le numéro du mois de mars de l´excellent magazine littéraire brésilien
Quatro Cinco Um (Quatre Cinq Un, allusion au roman Fahrenheit 451 de Ray
Bradbury), l´historienne, traductrice et poète Nina Rizzi a écrit :
«Pizarnik fut cette personne fabuleuse, scandaleuse et sa vie ne nous a pas
ménagé des «bistouris poétiques», ce qui a ouvert la voie à ce que soient
menées des autopsies littéraires : surréaliste, mystique, maudite, folle,
suicide. Mais que trouvons-nous, en fait, quand nous lisons Alejandra Pizarnik
(«piknik» comme je l´appelle intimement) ? D´abord nous trouvons l´amour.
Ses poèmes s´ouvrent vers d´autres sens et d´autres formes tout comme la poète
elle-même l´a proposé dans le texte «El poema y su lector» : «Seul le
lecteur peut terminer le poème inachevé, racheter ses multiples sens, lui en
ajouter de nouveaux. Terminer le poème équivaut à lui donner une nouvelle vie,
à le «recréer» En créant de l´intimité avec l´écriture pizarnikienne, nous
sommes témoins d´une violente obsession de la parole, une incessante réflexion
sur les possibilités et les limites du langage». Cette obsession et cette réflexion a
néanmoins suscité s´autres interprétations. Dans un article publié dans le
quotidien Le Monde le 19 décembre 1986, lors de la parution en français de son
œuvre poétique (Les travaux et les nuits aux éditions Granit/Unesco),
l´écrivain franco-argentin Hector Bianciotti(1930-2012) a écrit qu´il gardait
de ses rencontres avec Alejandra Pizarnik le souvenir de son exigence, de son
désir d´absolu, mais qu´il avait commis l´erreur de prendre ces
caractéristiques pour des questions d´ordre littéraire, alors que pour elle la
littérature n´était qu´un moyen d´atteindre à la vérité par un chemin plus
court que les raisonnables labyrinthes de l´intelligence. Il écrit : «Elle
détestait l´idée de réussir un poème, il lui suffisait de trouver juste une fulguration
dans le cheminement discipliné qu´exige le poème : «Comme le sable du
sablier tombe la musique dans la musique…» ; «Quand s´envole la maison du
langage et que les mots n´abritent plus, je parle… » ; «Expliquer
avec des mots de ce monde/qu´un bateau est parti de moi en m´emportant».Hector
Bianciotti complète son raisonnement : «Alejandra Pizarnik croyait dur
comme fer qu´une autre pensée que la pensée charrie la vérité, tel un fleuve
nocturne au plus profond de nous. Découvrir ses rives invisibles, se pencher
sur ses eaux étaient sa seule aspiration. Aussi, superbement naïve,
demandait-elle à son réveille –matin de l´arracher au sommeil à n´importe
quelle heure, afin qu´elle pût écrire, sur le coup, des choses susceptibles, le
lendemain, de la surprendre, de lui proposer une clé. Comme les grands
romantiques, ses frères, elle croyait aussi que de la bouche d´un fou ou d´un
enfant peut sortir le mot complexe et simple capable d´enfermer le sens de
l´univers».
Si la poésie d´Alejandra Pizarnik fascine et bouleverse les lecteurs, ses
Journaux, publiés à titre posthume, sont tout aussi intéressants. Ana Becciu
qui a écrit l´introduction de l´édition originale en langue espagnole des
Journaux (Diarios, éditions Lumen, 2003) rappelle en cette même introduction
qu´Alejandra Pizarnik fut dès sa jeunesse une grande lectrice de Journaux,
particulièrement ceux de Katherine Mansfield, Virginia Woolf ou Franz Kafka,
déjà traduits à Buenos Aires dans les années cinquante. La version espagnole du
Journal de Kafka (traduit par Juan Rodolfo Wilcock) fut publiée en 1953. Dans
l´exemplaire qui a appartenu à Alejandra Pizarnik, on trouve la date où il a
été acheté : 1955. Il est abondamment souligné et annoté par la poète. On
peut penser qu´il aura été pendant des années un de ses livres de chevet.
Dans le Journal d´Alejandra Pizarnik il est question de littérature, mais
aussi d´amour, de sexe et de l´angoisse, du désespoir et de la mélancolie qui
la rongent. Un Journal où il s´agit de
choisir ou de saisir le monde, ou alors de le repousser. Une entrée datée du 3
janvier 1959 illustre on ne peut mieux le désarroi où elle a plongé : «Je
me sens très mal. Je ne sais pas si je suis névrotique, peu me chaut. Je ne
sens qu´un abandon absolu. Une solitude absolue(…) Tous m´ont abandonnée(…)
J´ai pensé à la folie. J´ai pleuré en priant le ciel que l´on me permette de
devenir folle. De ne jamais m´évader de mes rêveries. C´est mon image du
paradis». Le 26 avril 1963, elle écrit : «Il arrive que si je n´écris pas
de poèmes, je n´accepte pas de vivre. Or, la condition de mon corps vivant et
mouvant est la poésie. Si je n´écris pas, je ne vis, je ne vivrai jamais pour
autre chose. Je l´ai juré une nuit de l´été 1954. Il ne s´agit pas de fidélité
mais de savoir qui je suis et pour quoi je suis ici. Il ne s´agit pas de
m´obliger, mais de brûler dans le langage. Tout signe de fuite me fait mal
parce qu´il me nie, me fait disparaître. Ça c´est à la fois de l´orgueil et de
la folie, en raison de ce que je fais avec mon corps : le punir jusqu´à ce
qu´il dise des paroles, c´est-à-dire des poèmes. Je mourrai de la méthode
poétique que je me suis créée pour en user et abuser. Rien de moins poétique,
mais en même temps rien de plus proche –étant donné mes limites naturelles – de
la vraie place de la littérature».
Poète peut-être maudite et rebelle, prosatrice d´une rare perfection et
critique d´une lucidité hors de pair, Alejandra Pizarnik est indiscutablement
une figure brillante et géniale de la littérature du vingtième siècle.
P.S-L´œuvre d´Alejandra Pizarnik est traduite en français surtout aux
éditions Ypsilon grâce à plusieurs traducteurs, selon les titres, dont Jacques
Ancet, Clément Bondu, Étienne Dobenesque.
Néanmoins, j´ai traduit moi-même les deux extraits du Journal d´Alejandra
Pizarnik et les traductions des extraits de textes sur Pizarnik que vous
trouvez dans cette chronique.