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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

dimanche 29 août 2021

Chronique de septembre 2021.

 



Les obsessions et les contradictions de Pierre Drieu La Rochelle.

Plus de trois quarts de siècle après sa mort, la figure et l´œuvre de Pierre Drieu La Rochelle ne cessent de susciter une énorme fascination auprès des critiques littéraires et des essayistes français. Peut-être ce qui fascine le plus chez Drieu La Rochelle est-ce sa personnalité où l´ombre le dispute à la lumière, où la recherche voire l´affirmation d´un certain héroïsme côtoient l´impuissance, où la quête d´un idéal politique n´a jamais entamé l´amitié et la fraternité entre les hommes.

Maurizio Serra a vu juste quand il a écrit dans son bel essai Les Frères séparés : Drieu la Rochelle, Aragon, Malraux face à l'Histoire (1) que Drieu était un égaré. Né le 3 janvier 1893, combattant à la Grande Guerre et blessé à trois reprises, il incarnait le mal du siècle de la génération de l´après-guerre. On pourrait dire d´ailleurs que le personnage Aurélien du roman homonyme de Louis Aragon, ami de Drieu un temps, aurait été inspiré par Drieu lui-même qui dans ses fictions –Le feu follet(1931), La comédie de Charleroi (1934) ou Gilles (1939) entre autres-dépeignait la décadence d´une certaine bourgeoisie, l´expérience de la séduction et l´engagement dans le siècle tout en alternant l´illusion lyrique avec une lucidité désespérée, portée aux comportements suicidaires. Drieu a fait plus d´une tentative de mettre fin à ses jours et le 15 mars 1945, alors que les autorités s´apprêtaient à l´arrêter pour collaborationnisme avec l´occupant nazi, il s´est suicidé dans son appartement du 17ème arrondissement à Paris. 

Personnage on ne peut plus polémique, ami de Malraux, d´Emmanuel Berl, de Daniel Halévy et des surréalistes, s´il avait d´une part du succès auprès des femmes, il éprouvait d´autre part un mal-être qui se traduisait par une impuissance à trouver du plaisir. Ses deux mariages se sont soldés par des échecs. Il a ainsi épousé en 1917 la sœur d´un condisciple d´origine juive, Colette Jéramec, dont il a divorcé en 1921, et en 1927 il s´est marié à Olesia Sienkiewicz la fille d´un banquier polonais ruiné, une liaison qui a pris fin en 1933. Outre ces deux liaisons officielles, Drieu eut plusieurs maîtresses. Au fond, comme l´écrit Jean-Marie Rouart dans le chapitre «Écrire avec son sang» de son essai Ils ont choisi la nuit (Grasset, 1985), Drieu n´aimait les femmes que quand elles n´avaient plus besoin de lui. D´aucuns considèrent que cette soif de séduction cachait un problème psychologique et sexuel. Lors de la parution en 2008 de l´inédit Notes pour un roman sur la sexualité, Pierre Assouline écrivait sur son blog La République des Livres ce qui suit : « L’homme que l’on disait couvert de femmes était hanté par l’impuissance, le contact charnel, la souillure féminine, les dangers des débordements sensuels, les caresses, la fellation et une homosexualité difficilement refoulée. Agité de tourments du même ordre, Cesare Pavese  se donna la mort lui aussi, mais non sans laisser, lui, un chef-d’œuvre intitulé Le Métier de vivre». Dans ses rapports avec les femmes, Drieu pouvait être à la fois humain et très cruel. Dans son essai Les derniers jours de Drieu La Rochelle (Grasset, 2016), Aude Terray rappelait ce qu´il avait écrit dans son Journal(1939-1945)concernant sa première femme Colette Jéramec qu´il avait sauvée de la déportation avec ses deux fils : «Celui qui sait être si aimable et délicat avec sa première épouse la décrit odieusement dans le secret de son journal : « Certes elle avait cette sinistre faiblesse dans la démarche qui caractérise les femmes de son ethnie, cette indéfinissable claudication, cette évanescence du bassin dans les genoux-et cette ombre de gibbosité qui pèse sur leur nuque.(…)Ses mains étaient délicates, mais épouvantablement désarticulées. Et je ne lui ai jamais pardonné sa voix trop criarde ou rengorgée». A peine l´a-t-il sauvée avec ses enfants de la déportation qu´il écrit ces mots abjects : «Les Juifs m´ont eu. Ma femme nº 1 a fait exprès de se mettre en tôle, dirait-on, pour que je sois obligé de la faire sortir. J´ai été assez lâche pour geindre sur son sort et la faire déchaîner». 

Politiquement, Drieu fut l´image même de la contradiction. Après avoir manifesté des idées plutôt socialistes, il a succombé au chant des sirènes fascistes –Il a d´ailleurs écrit un livre intitulé Socialisme fasciste (1934) où il exposait ce syncrétisme idéologique, un remède à la décadence occidentale et, il faut le dire, un débouché à ses propres contradictions  - avant de sombrer carrément dans l´antisémitisme et la collaboration avec l´ennemi lors de l´Occupation nazie de la France. Devenu le directeur de la Nouvelle Revue Française, remplaçant Jean Paulhan (qui a néanmoins accepté de continuer à collaborer à la prestigieuse revue littéraire avant d´être persécuté par la Gestapo et sauvé grâce à l´intervention de Drieu), Drieu a participé en octobre 1941 au voyage en Allemagne, à l´invitation de Goebbels, d´une délégation d´intellectuels français. De cette délégation ont fait part, outre Drieu,  Robert Brasillach, Abel Bonnard, Ramon Fernandez, Marcel Jouhandeau et Jacques Chardonne. Enfin, proche de l´ambassadeur allemand Otto Abetz, Drieu a pu obtenir la libération de certains écrivains prisonniers. On dit d´ailleurs que Jean-Paul Sartre aurait été relâché en mars 1941 grâce à Drieu.

 Il est toujours question de Drieu ces temps-ci en raison de la parution début juin chez Gallimard d´une nouvelle édition d´un de ses romans les plus emblématiques : L´Homme à cheval. Cette édition, qui inclut deux parties et une ébauche de scénario inédites (2), est présentée par Julien Hervier un des meilleurs connaisseurs actuels de l´œuvre de Drieu à qui il a consacré en 2018 (éditions Gallimard) un essai assez original avec des chapitres sous forme d´abécédaire intitulé Drieu La Rochelle-une histoire de désamours. Julien Hervier a également fait partie de l´équipe qui a organisé les Œuvres de Drieu dans la Pléiade.

L´Homme à cheval fut publié en 1943, à une époque où l´enthousiasme de Drieu vis-à-vis des théories fascistes et nazies s´était déjà considérablement émoussé.  Le roman lui aurait été néanmoins inspiré par un voyage en Argentine, en 1932. Cette année –là, il avait été invité par Victoria Ocampo- la grande dame les lettres argentines, fondatrice et directrice de la revue Sur (Sud, en français), revue littéraire d´avant-garde- à donner une série de conférences au pays. Victoria Ocampo lui avait fait rencontrer Jorge Luis Borges avec lequel il s´était lié d´amitié. Au cours de leurs longues errances nocturnes dans les rues des quartiers pauvres de Buenos Aires, Borges avait rapporté à Drieu tout un tas d´anecdotes sur le dictateur bolivien Melgarejo dont il s´est inspiré pour construire son personnage Jaime Torrijos, le héros de L´homme à cheval. Parmi les histoires racontées par Borges sur l´exotique dictateur, Drieu a surtout retenu ses origines indiennes, son amour emblématique pour les chevaux et le fait qu´il ait lui-même assassiné son prédécesseur. Le vrai Melgarejo aura été un homme d´une crédulité quasiment enfantine. D´après ce qui n´est probablement qu´une légende –mais qui prouve en quelque sorte qu´il n´était pas tenu pour un homme intelligent, loin s´en faut -, Melgarejo, très francophile, aurait été consterné par la défaite de la France contre la Prusse en 1870 à telle enseigne qu´il voulait envoyer une armée au secours de Paris assiégé sans bien savoir situer la ville lumière dans la carte du monde. À l´objection d´un de ses conseillers qui lui signalait qu´il fallait d´abord faire traverser l´océan à ses troupes, il aurait répondu que l´on finirait bien par trouver un raccourci.

Dans la fiction de Drieu, Jaime est pourtant  du côté du rêve. En effet, si Drieu a idéalisé un tyran médiocre, d´une folle duplicité et, comme on l´a vu, plutôt béotien, il en a fait une figure brutale mais noble. Alors que Melgarejo a bradé une partie de son territoire au Brésil et tellement opprimé les Indiens qu´ils se sont révoltés, Jaime Torrijos, nourrit, quant à lui, l´espoir de construire l´unité du continent tout en réconciliant les Indiens et l´aristocratie d´origine espagnole. La révolte des Indiens, on la retrouve aussi dans L´Homme à Cheval, mais cette fois-ci instiguée par les manœuvres sordides des Grands –l´aristocratie traditionaliste, le jésuite Florida et même le franc-maçon Belmez - en dépit de la sollicitude témoignée par Jaime Torrijos à l´égard des indigènes. Dans cette fiction, comme nous le rappelle à juste titre Julien Hervier, «Drieu projette dans cette Bolivie fantasmée l´image du chef fasciste dont il rêve, réalisant l´unité du continent européen et réconciliant les classes sociales par une politique de réformes révolutionnaires»(3).

Toujours selon Julien Hervier, l´invention du personnage de Jaime constitue une revanche sur la vie et sur l´histoire : «Puisque la France n´offre à Dieu aucune figure politique à laquelle il puisse adhérer avec enthousiasme, il va la construire de toutes pièces dans un univers imaginaire(…) Jaime, issu d´un milieu populaire, est beau, noble, courageux, intelligent (contrairement à Melgarejo).Ce n´est cependant pas une projection idéalisée de l´auteur, bien qu´il incarne à merveille l´idéal nourri par Drieu d´une étroite union du rêve et de l´action. Car celui en qui il se projette dans ce roman, c´est Felipe, le guitariste et l´inspirateur de Jaime, à l´ombre de son action et de ses femmes, celui qui a vraiment créé le futur «Protecteur» et l´a lancé à la conquête du pouvoir. Drieu qui, en politique, n´ambitionnait pas de jouer les premiers rôles mais leur aurait préféré un statut d´éminence grise, s´est également inventé à travers Felipe une destinée brillante de conseiller du Prince, alors que, soupire-t-il dans son Fragment de mémoires, en politique il n´a pas été acteur, mais «tout au plus souffleur, ou remailleur de scénario»(4).

Quoi qu´il en soit, à travers la figure de Jaime Torrijos et le projet bolivarien d´une réunification de l´Amérique du Sud qui pourrait aboutir à une renaissance de l´empire inca, Drieu rêve de la construction d´une Europe unie et socialiste, seule capable de lutter à armes égales contre l´hégémonie menaçante des deux grands empires américain et russe. Cet homme providentiel, Drieu l´a cherché en France, en vain,  pendant l´entre-deux-guerres sans être jamais parvenu à le dénicher. Il a cru l´avoir trouvé à deux reprises. D´abord, dans la figure de son ami Gaston Bergery, radical-socialiste, qui a beaucoup déçu Drieu en refusant d´agir au moment des émeutes de 1934, puis en Doriot, ancien communiste, fondateur du Parti Populaire Français en 1936 (auquel Drieu a adhéré) qui se révèle cependant très médiocre en acceptant des subsides de l´étranger et prenant parti pour les accords de Munich en 1938.

Dans L´Homme à cheval, on ne pouvait nullement passer sous silence –comme dans presque toute fiction de Drieu- l´importance de l´intrique sentimentale, qui plus est dans un roman aux forts accents stendhaliens et aux personnages féminins puissants comme la danseuse Conchita ou la noble Camilla (qui, dans la première version, s´appelait Sephora Oporto, issue d´une famille juive d´origine portugaise). Celle-ci semble inspirée par la figure de Victoria Ocampo, citée plus haut, et toutes les sœurs Bustamente dont Camilla faisait partie prenaient comme modèle les sœurs Ocampo. Encore une fois, comme dans d´autres fictions de Drieu, surtout les dernières,  il y a une progression vers le renoncement à l´amour. Si l´on a d´une part une relation  passionnée et orageuse entre Jaime Torrijos et Camilla Bustamente, on ne peut oublier le désir de Felipe, le guitariste et narrateur, pour les deux femmes que va conquérir Jaime (Camilla mais aussi Conchita). Ce désir est clair mais réprimé dans la douleur puisque la laideur semble interdire à Felipe tout espoir de séduction et il laisse donc à Jaime en quelque sorte le soin de le faire à sa place.

On pourrait écrire sur Drieu ce que l´on a souvent écrit sur pas mal d´autres écrivains, c´est-à-dire autant l´écrivain est remarquable autant l´homme est ignoble. Pourtant, Drieu était-il complètement exécrable, malgré la collaboration et l´antisémitisme ? Ou  fut-il victime de ses contradictions, de ses égarements, de son ingénuité politique et de ses rêves de grandeur ? Il y avait sans doute plusieurs Drieu en un seul homme. Peut-être Drieu n´avait-il jamais trouvé sa place dans un monde comme le nôtre ? Ou peut-être son spectre  hante-il encore ce monde où il a eu du mal à s´adapter ?  Peut-être les meilleures lignes sur Drieu –avec lesquelles je termine cette chronique- je les ai lues sous la plume de Jean-Marie Rouart dans l´essai cité plus haut : «Sur sa tombe, au cimetière de Neuilly, on éprouve un sentiment de frustration. Est-ce vraiment là qu´il repose ? Cette sépulture banale, ce n´est pas celle que l´on imagine à un homme qui n´a quitté la vie que pour mieux la hanter. Jamais un mort ne nous a laissé cette impression de voyager si souvent, d´errer dans les rues et les esprits, de regarder par-dessus l´épaule de son lecteur. C´est pour cette raison que Drieu figure une sorte de parangon des suicidés, que son exemple recèle des poisons à ne pas laisser entre toutes les mains : sa mort a soudain mis en scène sa vie. Comme s´il ne l´avait choisie que pour mieux exister sous l´apparence brumeuse d´un séduisant fantôme».     

Pierre Drieu La Rochelle, L´homme à cheval, nouvelle édition présentée par Julien Hervier, Gallimard, Paris, juin 2021.

     (1)La Table Ronde, 2008, traduit de l´italien par Carole Cavallera, préface de Pierre Assouline.

(2)Le scénario s´explique par le potentiel cinématographique du roman que Drieu a flairé dès le début. On sait par le frère de l´auteur, Jean Drieu de la Rochelle, que Louis Malle aurait songé à tourner un film d´après L´Homme à cheval après avoir réalisé son adaptation magistrale de Feu Follet. Alain Delon aurait aimé incarner le personnage de Jaime Torrijos. Il avait été également question de faire appel au réalisateur américain Sam Peckinpah. Pourtant, les importants investissements financiers ont avorté le projet.

(3)Chapitre «Amérique du sud» in Drieu La Rochelle –une histoire de désamours Julien Hervier, Gallimard, janvier 2018.

(4)Avant-propos in L´homme à cheval, Pierre Drieu La Rochelle, nouvelle édition, Gallimard, Paris, juin 2021,


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