La rhétorique et la lumière de Carlo Michelstaedter .
Dans l´émission Talmudiques retransmise sur France –Culture le 31 janvier
2016, Marc-Alain Ouaknin recevait la romancière Patricia Farazzi autour de
l´œuvre de l´écrivain Carlo Michelstaedter. Patricia Farazzi ne cachait
nullement l´éblouissement qu´elle avait ressenti en découvrant l´œuvre de cet
écrivain juif italien qui s´est suicidé il y a plus d´un siècle à l´âge de 23
ans. «Si on lit ce livre à fond, on ne sera plus jamais réceptif à un discours
de manipulation ou de propagande», a-t-elle affirmé. C´est que, malgré sa mort
prématurée, Carlo Michelstaedter faisait preuve dans ses écrits -dont La
persuasion et la rhétorique (La persuasione e la rettorica dans l´original
italien), son mémoire de maîtrise, achevé la veille de son suicide le 17
octobre 1910-, d´une maturité impressionnante. Dans cet entretien, on posait
une question pertinente : faut-il désespérer du langage ? En effet,
selon Wittgenstein, les limites de ton monde sont les limites de ton langage,
mais comme l´affirmait Carlo Michelstaedter, s´il y a un langage dans la
rhétorique c´est le langage du quotidien, il disait d´ailleurs : «vive
l´impératif direct». Patricia Farazzi rappelle une phrase du jeune poète,
dessinateur et philosophe qui traduit on ne peut mieux sa pensée:«L´homme dans
la nuit allume une lumière par lui-même». Néanmoins, il le fait tout en sachant
que cette lumière va le consumer s´il s´en approche beaucoup. La lampe va
s´éteindre par trop d´huile.
L´'horizon de Michelstaedter est résolument éthique et non moral. Cette
exigence éthique, parce qu'elle place la raison en son centre, peut rendre
problématique le fait de ranger Michelstaedter parmi les existentialistes,
comme certains l´ont fait, quoiqu´'il s'agisse avant tout d'une philosophie de
l'existence. Selon Licia Semeraro, dans son Svuotamento del futuro
(L´épuisement du futur) : « La persuasion et la rhétorique
peut être, en réalité, considérée comme une méditation sur les possibilités
existentielles de l'homme », c'est-à-dire comme un existentialisme qui ne
pense pas l'existence en termes de liberté, mais de possibilités, donc un
existentialisme foncièrement nihiliste « une phénoménologie »de limites et
de négations».
Carlo Michelstaedter est né le 3 juin 1887 à Gorizia, ville située
aujourd´hui sur la frontière italo-slovène et qui appartenait alors à l´Empire
austro-hongrois. Carlo est le benjamin des quatre enfants d´Emilia Lussato et
d´Alberto Michelstaedter, autodidacte et directeur de la filiale à Gorizia de
l´agence d´assurance triestine Assicurazioni Generali S.P.A.
Carlo a fait les études secondaires à Gorizia au Stadtsgymnasium où l´on
enseignait en allemand. Il y a fait la connaissance d´Enrico Mreule –l´amitié
entre les deux a inspiré à Claudio Magris la fiction Un altro mare (Une autre
mer) - et Giovanni (Nino) Paternolli qui seront les deux protagonistes du
Dialogo della Salute (Dialogue de la Santé). Reçu au baccalauréat en 1905, il
s´est inscrit à la Faculté de Mathématiques de l´Université de Vienne, mais
poussé par une fièvre littéraire et artistique qui cherchait à s´exprimer à
tout prix, il a fini par se fixer à Florence pour y étudier à la Faculté des
Lettres (Istituto di Studi Superiori). Il s´y est lié d´amitié avec Gaetano
Chiavacci et Vladimir Arangio-Ruiz qui seront ses premiers éditeurs. C´est
l´époque où il a découvert le théâtre d´Ibsen et les œuvres de Tolstoï,
Carducci ou D´Annunzio. C´est l´époque également où il s´est épris de la
musique de Beethoven et où il a fondé avec des camarades l´éphémère revue
Gaudeamus Igitur dont il dessinait les caricatures.
Entre 1908 et 1910, Carlo Michelstaedter a écrit la quasi-totalité de son
œuvre (traduite en français grâce aux éditions de l´Éclat) composée de dessins,
de poèmes, de critiques, de récits et d´écrits philosophiques, une œuvre écrite
dans un italien parfois parsemée de phrases en allemand et surtout en grec
(certains textes sont même écrits directement en grec). Pourtant, cette période
d´intense et fébrile activité littéraire et artistique fut aussi entachée
d´événements tragiques qui sont peut-être à l´origine de sa propre mort. On a
beaucoup ergoté d´ailleurs sur les raisons qui auraient poussé Carlo
Michelstaedter à mettre fin à ses
jours au moyen d´un revolver que lui avait laissé son ami Enrico Mreule avant
son départ en Argentine. D´aucuns évoquent
un «suicide métaphysique». On rappelle une «vocation suicidaire» attachée à
l´esprit viennois et triestin du tournant du siècle (Otto Weininger, Georg
Trakl ou le physicien Holz Boltzmann, par exemple) ou alors d´une certaine
«pathologie familiale» : les conflits avec son père, la mort inexpliquée à
New York de son frère Gino, ou le suicide de Nadia Baraden, une jeune femme
russe rencontrée à Florence qui fut son premier amour. Néanmoins, d´après Robert
Maggiori, les raisons du suicide de Carlo Michelstaedter sont tout entières
dans son chef d´œuvre et tesi di laurea
La persuasion et la rhétorique (voir sur le net l´article «Michelstaedter à la
Þn des mots» du 8 avril 2004) : «Si la «rhétorique» est l´inauthenticité,
ou la présence de la mort dans la vie, la «persuasion» ne sera triomphe de
l´authenticité que si elle va jusqu´au bout, si elle arrive à faire que la vie
se possède entièrement, sans limites, pas même celles de la mort». Si dans son
mémoire Carlo Michelstaedter était censé parler de la notion de la mort chez
Platon et Aristote, il va dans bien au-delà de ce concept dans sa réflexion,
comme nous le rappelle encore Robert Maggiori: «il va faire de son mémoire un
«monstre informe» dans lequel il transfuse tout son «sang incontaminé»,
l'occasion indérogeable et décisive d'un voyage au bout du dicible, où il tente
par tous les moyens, les analyses conceptuelles, les formules mathématiques,
les citations grecques, les métaphores, les paraboles, les évocations, voire
les invocations mystiques de dire la seule chose qu'en réalité, et depuis
toujours, les philosophes, les poètes ou les artistes tentent en vain de
traduire, de saisir, d'effleurer : le mystère de «l'être là», de l'être au
monde, d'être parmi les choses, soumis au temps, confronté aux autres,
confronté à soi, à ce je-ne-sais tapi au fond de soi et qu'on désespère de
faire «sortir». Il n'y parvient pas, évidemment, mais laisse au moins voir les
chemins que l'on a empruntés, et qui ne mènent qu'à l'illusion, y compris celle
de dissiper les illusions».
Une autre analyse intéressante est celle que l´on peut lire sous la plume
du professeur Steve Light de l´Université California –Berkeley dans un
compte-rendu (traduit en français par Josette Lanteigne) disponible depuis 1996
sur le site québécois Érudit. Steve Light en partant d´une comparaison entre
Carlo Michelstaedter et György Lukács, écrit sur l´originalité de l´écrivain
juif italien dans son mémoire La persuasion et la rhétorique :
«L´opposition entre persuasion et rhétorique se trouve au centre de l´œuvre.
Mais là où Lukács, avec son opposition entre l´âme et la forme, se préoccupe
avant tout de ce qui donne une forme à quelque chose, Michelstaedter souligne
plutôt le chiasme et l´alternative irrémissibles d´un point de vue ontologique.
D´un côté, on a la persuasion positive, en pleine possession de ses moyens,
s´organisant autour d´un centre absolu, alors que, de l´autre côté, la
rhétorique est vue comme une forme de parasitisme négatif, qui va de pair avec
la dépossession et la réconciliation manquée. L´intuition centrale de
Michelstaedter s´exprime dans la figure de la faim du « poids » qui « pend à un crochet et parce qu'il pend,
il souffre de ne pouvoir descendre » (p. 41). Cette situation suppose une lutte
infinie, qui maintient le fil tendu. Pour ne pas tomber, le poids doit se
départir de sa pesanteur. Il ne doit jamais connaître la satisfaction : « une
même faim du plus bas le tenaille toujours, et en lui demeure, infinie, la volonté
de descendre » [idem). Sa vie requiert qu'il renonce à sa propre vie. Michelstadter
fonde le chiasme existentiel existant entre un infini qui nous échappe et un
fini qui ne saurait jamais nous satisfaire, dans les termes d'une persuasion
qui ne réussit pas à persuader et d'une vie dépourvue de persuasion».
Dans les autres œuvres de Carlo Michelstaedter –y compris dans sa poésie et dans son épistolaire- germaient déjà les idées qui sous-tendent la philosophie qu´il développe dans son chef-d´œuvre (son capolavoro) La persuasion et la rhétorique.
Sergio Campailla, son biographe et préfacier de ses œuvres chez Adelphi, écrit dans Un eterna giovinezza, vita e mito di Carlo Michelstaedter, (Marsilio Specchi editore, 2019)* que Carlo Michelstaedter est non seulement un personnage, mais une star de la Mitteleuropa, un Doktor Faustus malade, mais sans aucun pacte avec le Diable. Dans l´introduction au livre La melodia del giovane divino (La mélodie du jeune divin, inédit en français), composé de pensées, récits et critiques, il fait état de la méthodologie di Michelstaedter qui nous laisse parfois abasourdis. À un moment donné, il écrit (je traduis directement de l´italien) : «Essentiellement, Michelstaedter est isolé dans l´espace, de la famille, de la communauté. Mais aussi de son époque. Il écrit et pense en grec à l´orée du vingtième siècle comme si Eschyle, Sophocle, Parménide, Platon et Aristote étaient ses contemporains. Cela exige une réflexion adéquate. Et je pense que son œuvre, l´œuvre inachevée et ouverte d´un talent irréductible et inclassable, souligne le summum d´un conflit entre antiquité et modernité à la veille de la Première Guerre Mondiale, un conflit qui nous accable encore un siècle plus tard». Et plus loin, Sergio Campailla ajoute : «Avec l´exigence intransigeante de sa jeunesse, Michelstaedter s´achemine vers la recherche de l´absolu alors que la science de son temps et les grands écrivains d´avant –garde penchent vers la théorie de la relativité. Et il se détourne non sans ambiguïté d´auteurs qui néanmoins l´intriguent : de Stirner qui irradie des idéaux comme des fantômes, ou du plus inquiétant de tous, Nietzsche, messager de la mort de Dieu (…) La différence avec Michelstaedter c´est qu´il ne renonce pas et entre dans un état d´irrémédiable lacération. Il ne connaît pas l´absolu, mais le déclare lui-même, ne serait-ce qu´à la manière dont celui qui est privé de sommeil le connaît malgré tout (…) Il s´agit d´un choix poétique par excellence, plein de sens, mais qui le rend vulnérable».
Un lecteur attentif et exigeant, ébloui par l´œuvre d´un écrivain qu´il admire, ne peut que regretter qu´en mettant fin à ses jours aussi jeune, cet écrivain-là l´eût privé de nouveaux livres peut-être aussi lumineux que ceux qu´il a lus. Concernant Carlo Michelstaedter, que serait-il devenu s´il ne s´était pas suicidé ? Peut-être n´aurait-il écrit rien d´autre, La persuasion et la rhétorique pouvant être conçu comme un testament philosophique ou inversement comme un livre qui pose simplement des questions importantes puisque la philosophie ne cherche point des réponses. Peut-être aurait-il connu le même funeste sort de sa mère et de sa sœur Elda, déportées à Auschwitz en 1943. Ce qui est sûr c´est que l´on ne peut qu´être bouleversé en découvrant l´œuvre incandescente de Carlo Michelstaedter qui, plus d´un siècle après sa mort, est reconnu comme un génie et salué comme un précurseur d´Heidegger en philosophie, de Wittgenstein dans la critique du langage et de Derrida dans l´herméneutique.
*Une éternelle jeunesse, vie et mythe de Carlo Michelstaedter, inédit en
français.
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