Felipe Alfau, le
mystérieux.
Dans un article publié le 21 décembre 1990 dans le quotidien Le Monde, l´écrivain et critique
littéraire Hector Bianciotti qui, ayant quitté son Argentine natale -et sa
famille d´origine piémontaise -pour l´Europe, a fini par échanger l´espagnol
contre le français, langue qu´il maniait somptueusement, Hector Bianciotti donc
a poussé l´ironie jusqu´à écrire ce qui suit sur Felipe Alfau : «D´aucuns
vont jusqu´à affirmer que Felipe Alfau existe pour de bon et que, né en
Espagne, à Guernica, en 1902, il a émigré, seize ans plus tard, aux États-Unis
où il vivrait toujours». Au fait, il est des écrivains si mystérieux, si
discrets, qui s´échinent quasiment à effacer leurs traces que l´on en vient à
douter s´ils existent vraiment ou s´il ne s´agit pas plutôt d´un immense
canular.
Felipe Alfau, décédé le 18 février 1999, à New York, à l´âge de 96 ans, a
vécu sa vie presque dans l´anonymat. J´ignore si le lieu de naissance mentionné
par Hector Bianciotti –qui a en commun avec Felipe Alfau le fait d´avoir
surtout écrit dans une autre langue que sa langue maternelle- est le fruit de
l´ironie ou pas. Toujours est-il que toutes les sources disponibles font état
de Barcelone comme la ville où Felipe Alfau est né le 24 août 1902. À l´âge de quatorze
ans, il est parti avec sa famille aux États-Unis, pays où il a vécu jusqu´à la
fin de ses jours. Il a gagné sa vie comme traducteur à la Banque Morgan à
Manhattan -où dans les pauses de son boulot il griffonnait des textes sur des
morceaux de papier -et l´on n´évoquerait pas aujourd´hui son œuvre assez brève
si ce n´était l´intérêt qu´elle a suscité parmi certains critiques et
écrivains. Il n´a écrit de sa vie que deux romans (Locos : a comedy of gesture et Chromos) et un livre d´histoires pour enfants (Old tales from Spain) en anglais, traduits
en Espagne dans les années 90, en plus d´un livre de poésie en espagnol : La poesía cursi.
Felipe Alfau était si discret qu´il n´a jamais mis en valeur ses livres.
Son premier livre Locos : a comedy
of gesture, il l´a soumis à une maison d´édition new-yorkaise pour des
raisons financières, mais ayant entre-temps décroché un emploi stable, il s´est
rendu chez l´éditeur pour récupérer le manuscrit qui était presque sous presse.
Le roman a quand même fini par être publié en 1936 par Farrah & Rinehart et Felipe Alfau a reçu à l´époque autour de
250 dollars pour le bouquin. Il a été plutôt bien accueilli par la critique,
mais boudé par les lecteurs. Il ne fut redécouvert qu´en 1987 chez un
bouquiniste de Massachusets par Steven Moore des éditions Dakley Archive Press qui l´a republié. Le roman, inclassable, fut
salué par la critique. L´écrivain Mary
McCarthy y a vu une sorte de roman policier nouvelle manière et une
préfiguration de l´œuvre Si par une nuit
d´été un voyageur d´Italo Calvino. En effet, les analogies sont on ne peut
plus évidentes. En effet, Le Café des fous (titre en français) développe sa
narration en faisant alterner des chapitres qui contiennent parfois leur propre
commentaire à propos des thèmes les plus ressassés comme le temps dans lequel
les personnages se déplacent à leur gré, plantant là, à l´occasion, leur
interlocuteur, ou le moi qui soudain ne sait plus s´il est bien lui-même ou
l´une des innombrables images que sa propre rêverie a engendrées(1). On
pourrait aussi établir comme parentés littéraires, revendiquées par Felipe
Alfau lui-même, Le Manuscrit trouvé à
Saragosse de Jan Potocki ou Histoire
du roi de Bohême et ses sept
châteaux de Charles Nodier, bouquins où les histoires s´imbriquent les unes
dans les autres. Dans sa rubrique «La boîte à bouquins» dans Bibliobs François Forestier dépeignait
de la sorte ce roman : «Dans
un café de Tolède, « ville
des rêves effrayants du passé, des terribles cauchemars de l’histoire »,
passent des personnages en quête d’un destin, d’une solution ou, simplement, de
quelques lignes dans un livre. Certains s’adressent directement à l’auteur, lui
demandant de « m’anéantir
ou me refaire » afin de « devenir un être humain ».
D’autres proposent de faire toucher un grain de beauté d’une jeune fille (pour
deux pesetas) ou racontent des souvenirs invraisemblables. L’auteur précise, au
détour d’une page, qu’il a « la mauvaise habitude d’essayer de convaincre les lecteurs qu’ils ont la
possibilité de s’insinuer dans l’esprit de leurs personnages »,
et qu’en conséquence, « on
me pardonnera lorsqu’on saura qu’ils me laissent constamment en plan, ces
personnages, refusant de parler ou même de bouger, et qu’il m’est tout de même
difficile de laisser un blanc. » Préfets, enquêteurs,
mendiants, fripouilles, marchands de cerises, colosse bigame, mandarin noir,
señorita cubaine, charmeur de papillons, nécrophile poète (« Et la brillante cavalcade du bonheur
se taira en passant près d’elle avant de se disperser, futile et vaine, sous le
grand suaire épais de sa négation », dit-il devant une femme
morte), porteur de soutanes aimé des femmes, tous traversent le livre de Felipe
Alfau avec une désinvolture qui rend l’auteur perplexe. ».
Devant cette trouvaille, Stevie Moore a demandé à Felipe Alfau s´il n´avait
rien écrit d´autre et l´auteur lui a confié un autre manuscrit gardé dans un
tiroir depuis 1948 : Chromos. Ce
roman fut publié en 1990 et a figuré sur la liste du National Book Award
américain. D´aucuns l´ont considéré comme un des grands chefs d´œuvre de la
deuxième moitié du vingtième siècle. Étant donné qu´il aura été rédigé avant le
début des années cinquante, il aura anticipé les fictions les plus singulières
de grands écrivains américains tels John Barth, Robert Coover, Thomas Pynchon, Gilbert
Sorrentino et William Gaddis. C´est par excellence le roman de l´immigration, surtout des immigrés
tiraillés entre deux cultures, mais tout est écrit d´une perspective surréelle,
baroquisante, comique et étrangement apocalyptique.
Comme on peut aisément le deviner devant un écrivain aussi secret, Felipe
Alfau a donné très peu d´interviews. Pourtant, il y en a une qui mérite que
l´on s´y attarde un peu. Il l´a accordée six ans avant sa mort, alors qu´il
vivait dans une maison de repos, à l´essayiste mexicain-américain Ilan Stavans.
Parue dans le numéro du Printemps 1993 de la Review of Contemporary Fiction, cette interview nous donne une idée
de la pensée de Felipe Alfau et de sa philosophie de vie quoique l´on
s´interroge parfois s´il n´y a pas souvent un brin d´ironie derrière certains
de ses propos. Alors que Ilan Stavans lui posait une question sur quelques
affinités entre ses écrits et ceux produits par Borges, Nabokov ou Pirandello, il
a affirmé ignorer que ces messieurs avaient écrit des histoires ou des pièces
de théâtre même s´il avait entendu parler d´eux. Il n´a jamais voulu faire une
carrière littéraire ni gagner de l´argent en vendant des livres : «je ne
suis pas un écrivain professionnel. Je n´ai accepté de recevoir de l´argent
pour mes écrits qu´une seule fois parce que j´avais besoin d´argent. La vérité c´est
que je n´ai jamais voulu vivre de ma plume. Je hais les écrivains à plein
temps. Je hais les intellectuels qui vivent d´abstractions et d´évasions. L´art
d´écrire est devenu un excès. Aujourd´hui, la littérature est un gaspillage.
Elle devrait être abolie telle qu´elle existe de nos jours, c´est à-dire en
tant que moyen de fabriquer de l´argent. Les écrivains ne devraient pas vendre
des livres comme on vend des bijoux».
Felipe Alfau semblait faire partie de ce groupe d´écrivains qui aimeraient
s´effacer derrière leur œuvre si tant est qu´il était sincère en
l´affirmant : «Mes livres sont illisibles. C´est pourquoi je suis toujours
surpris par les réactions à mes deux romans. Mon éditeur est particulièrement
têtu. Il ne m´envoie que des critiques dithyrambiques à l´égard de mes livres.
Je lui ai demandé de m´envoyer des critiques défavorables. C´est cela qui
m´intéresse pour que je puisse me rendre compte des insuffisances de mes
romans».
S´il a eu du mal à trouver sa formule en langue anglaise, une langue qu´il
n´a apprise qu´à l´âge de quatorze ans
lors de son arrivée aux États-Unis, l´espagnol n´a jamais vraiment été une
alternative quoiqu´elle fût sa langue maternelle. Mis à part son livre de
poésie («la poésie, je l´ai écrite dans ma langue maternelle puisqu´elle est
plus près du cœur tandis que la fiction est une activité mentale, une
invention») et ses critiques musicales pour le quotidien hispanique de New York
La Prensa, il n´a plus rien écrit en
espagnol, une langue qu´il ne s´est même pas efforcé d´enseigner à sa fille,
Chiquita, qu´il a abandonnée toute petite après avoir divorcé d´avec sa
première femme. Néanmoins, son anglais était assez expressif, un anglais à
lui : «Mon anglais est ibérique, une acquisition. Il est en partie ma
propre création, le résultat d´une expérience d´immigré, une langue hybride.
Chaque génération et chaque groupe ethnique créent leurs propres déformations».
Il a d´ailleurs avoué lire très peu de
fictions.
Côté politique, ses avis étaient polémiques et surtout fort réactionnaires :
«Je pense que la démocratie est un gâchis. Machiavel n´avait pas tort : la
différence entre la démocratie et la tyrannie c´est que dans la tyrannie vous
n´avez besoin d´obéir qu´à un seul maître alors que dans une société pluraliste,
il vous faut obéir à plusieurs maîtres. J´ai toujours pensé que le
Généralissime Francisco Franco était un maître fiable pour l´Espagne. Aussi
l´ai-je toujours soutenu. Dès qu´il est mort, l´Espagne est devenu un chaos.
Pendant la Guerre civile d´Espagne, j´ai pris fait et cause pour lui»(2). Plus
loin, à propos d´une question d´Ilan Stavans sur les soupçons de racisme dans
certains de ses poèmes, il a répondu que les États-Unis avaient dégénéré dans
les dernières décennies à cause de l´influence des immigrés caribéens et
hispaniques qui avaient entre autres choses transformé New York en une jungle
alors que dans les années cinquante c´était une ville plutôt paisible.
Dans la maison de repos où il habitait, Felipe Alfau n´avait pas d´amis,
passait la journée à lire les journaux, à regarder la télé et à attendre. À
attendre quoi ? Sûrement la mort…survenue, on l´a vu plus haut, le 18
février 1999.
Felipe Alfau est un exemple on ne
peut plus éloquent de la suprême ironie de la vie. Peut-être ceux qui écrivent
des livres qui forcent l´admiration ne sont-ils pas des personnes intéressantes,
ou du moins n´ont –ils pas les idées que l´on croit. Les exemples sont légion
dans l´histoire de la littérature universelle. Pourtant, l´homme est plein de
contradictions tout en étant capable de poindre des œuvres géniales. Ou
peut-être écrit-il des œuvres géniales puisque sa personnalité est justement
contradictoire.
Dawn Powell qui a connu Felipe Alfau à la fin des années trente l´a décrit
on ne peut mieux dans ses Journaux : «Felipe Alfau est brillant, un esprit
éblouissant, spiritueux, jésuitique, avec une performance mentale que l´on ne
peut comparer qu´à celle de Cummings. Mais il est aussi un érudit fascinant et
surtout un romantique concernant son Espagne, farouchement patriotique, une
figure jaillie d´un roman médiéval, amant de Tolède, de la vieille Espagne,
sûrement important pour son pays. Il parlait si brillamment du totalitarisme
qui repose sur la faiblesse humaine, l´erreur humaine et le comportement humain
qu´il m´a quasiment convaincue».
(1)
Les
deux livres de Felipe Alfau traduits en français sont : Le Café des fous, publié d´abord aux
éditions Payot, en 1990, puis en
1992, en poche, chez Points
(traduction d´Antoine Jaccottet) et Chromos,
collection de poche Rivages,
1993(traduction de Bernard Cohen).
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