Guy Dupré, un
écrivain ultra -secret et rarissime.
Il est
des écrivains secrets et rares et il en est d´autres dont on pourrait dire
qu´ils sont ultra -secrets et rarissimes. On pourrait indiscutablement inclure
dans ce deuxième registre Guy Dupré, né en 1928, de mère française et
grand-mère nippone. Je ne puis m´empêcher de vous avouer que j´ai un petit
faible - qui risque de vous paraître paradoxal, tant mon enthousiasme pour les
livres prend d´ordinaire des allures de passion frénétique et incandescente -
pour ces écrivains qui chôment pendant dix, vingt, voire trente ans. Si l´on
sent que l´on n´a rien à dire, il vaut peut-être mieux ne pas galvauder son
talent. Entre le succès de son premier livre Les fiancées sont froides
(1953) et la parution de son deuxième ouvrage Le grand coucher (1981)
il y a un silence de vingt-huit ans, pendant lesquels il a quand même écrit des
préfaces et des articles (notamment pour Paris Match, Combat et La Parisienne)
et travaillé comme conseiller littéraire chez Plon, ce qui n´a pas suffi à le
retirer de l´oubli. On aurait d´ailleurs envie de parier que nombre de
libraires en France, surtout les plus jeunes, n´auront jamais entendu parler de
Guy Dupré. Et pourtant il est l´auteur d´une des plus belles proses de la
littérature française contemporaine. Une dizaine de livres tout au plus,
jusqu´à ce jour, ont fait la réputation de cet auteur mythique - inconnu du
grand public mais vénéré par un nombre important de critiques littéraires -
dont l´écriture baroque, somptueuse et chatoyante ne peut qu´envoûter les
lecteurs à l´esprit et à la sensibilité - et pourquoi ne pas ajouter à la
sensualité ? - les plus raffinés.
Son
premier roman, Les fiancées sont froides, fut dans un premier temps
refusé par Gallimard avant d´être publié sous les auspices des éditions Plon,
après suggestion de Julien Green et il a connu un grand succès auprès de la
critique littéraire de l´époque. Dans Esprit, par exemple, Albert Béguin
écrivait que Guy Dupré recourait à une sorcellerie verbale aux ressources peu
communes. Le livre a suscité d´autres commentaires élogieux notamment dans
Réforme et Les Lettres Françaises.
L´action
du roman se déroule dans les années 1815-1835 environ, près de la mer Baltique
et porte sur le thème de la désertion. Des hussards -tout un régiment- manquent
à leur devoir viril et succombent à l´amour grec. Le narrateur, pour s´être
laissé soupçonner de fiançailles avec une jeune fille, est traduit en conseil
de guerre et il n´échappe au peloton qu´en acceptant une mission
insolite : retrouver les sépultures de hasard de hussards tombés naguère
dans une embuscade. Après force péripéties, le narrateur finira par jeter une
foule d´amoureuses qu´il a rameutées à l´assaut des hussards. Ces femmes
infligent à ceux-ci d´abominables tourments et d´amoureux supplices. C´est
l´une des lectures possibles -la plus courante- de ce roman éblouissant quoique
d´un accès, il est vrai, un peu difficile. Mais la plus belle définition de ce
roman, nous la trouvons dans la préface d´une des dernières éditions en date
(éditions du Rocher, 1992), sous la plume de François Nourissier, au travers
d´une comparaison cinématographique : «Puisque Dupré est cinéphile, je
voudrais rappeler ici un cinéaste : le Hongrois Miklos Jancso, dont les
tournoyantes rhapsodies, les lents ballets dans la putsza de cavaliers
hiératiques, me revenaient en mémoire pendant toute ma relecture des Fiancées
et se superposaient à l´image des patrouilles, dans les marais du Nord, des
hussards et des junkers réinventés par Dupré, qui enveloppaient de chiffons,
dans la nuit brumeuse, les sabots de leurs chevaux».
On a
souvent écrit que la prose de Guy Dupré tenait de Hölderlin, de Novalis, de
Nerval, de Jünger, de Breton, de Yourcenar, enfin de Julien Gracq. On l´a
beaucoup rapproché des romantiques allemands et fait de lui l´héritier des
surréalistes. On l´a souvent associé au mouvement littéraire des Hussards (nom
donné par l´inénarrable Bernard Frank) qui rassemblait entre autres Roger Nimier,
Jacques Laurent, Antoine Blondin ou Michel Déon, un mouvement aux racines de
droite, antigaulliste, qui s´opposait aux existentialistes et à la figure de
l´intellectuel engagé incarnée par Jean-Paul Sartre. Quoi qu´il en soit, Guy
Dupré est avant tout un des écrivains les plus originaux qui soient.
Les
thèmes de sa prédilection -la littérature, l´amour et les belles « proies
féminines» ou la guerre- se retrouvent dans les romans suivants : Le grand
coucher (1981) et Les Mamantes (1986) (1)
Interrogé -dans un entretien accordé à
Christopher Gérard en 2006-sur la possibilité que l´écrivain fût au bout du
compte fils et père de personne et que l´on pût voir dans ses œuvres (notamment
chez Les Mamantes) l´obsession du refus d´engendrer, Guy Dupré a
expliqué : «Dans chacun de mes trois romans le narrateur s’adresse à
l’autre : dans Les Fiancées sont froides le hussard devenu écrivain
public s’adresse à un hussard qui pourrait être son fils et qui a lui-même
déserté ; dans Le Grand Coucher le récitant dédie son mémoire à la
veuve qui servait d’appeau au colonel recruteur ; l’amant en deuil des Mamantes
explique à une jeune vivante pour quelles raisons occultes il a si longtemps
refusé de lui faire l’amour « à la papa ». Il y a chez les trois désertion,
abandon de corps, refus de reconnaître le père comme le fils – trahison de
l’histoire humanoïde au profit d’une affiliation d’ordre extra-mondain. Il leur
faut transgresser la loi naturelle, substituer à la loi du sang qui régissait
l’ancien pacte social la règle d’une transmission elle-même garante d’une
filiation élective.»
En
1989 il publie Les manoeuvres d´automne, un livre (un «mémoire», comme
la plupart de ses livres, de l´aveu même de l´auteur) qui reçoit le premier
prix Novembre (rebaptisé prix Décembre, il y a quelques années). Dans une
réflexion sur la littérature et l´histoire des guerres franco-allemandes et
franco-françaises, Guy Dupré fait le récit d´une éducation sentimentale et
intellectuelle où l´on côtoie Mitterrand, Julien Green ou Julien Gracq (vivants
à l´époque) et où l´on croise les ombres, entre autres, de Charles de Gaulle,
Maurice Barrès et ses amoureuses, le général Weygand, O.V.L.Milosz, Albert
Cohen ou Roger Nimier et la belle et mythique Sunsiaré de Larcône, morts tous les
deux dans ce tragique accident de voiture en 1962 (2).
Dans
ce «mémoire» donc, on peut lire des jugements aussi originaux que clairvoyants.
Sur François Mitterrand, il écrit
notamment ce qui suit : «Ni père ni mère, mais «oncle», François
Mitterrand nous touche parce qu´il est le dernier président qui appartienne à
la génération précédant la nôtre-la génération de «nos chers prisonniers» dont
il fut le porte-parapluie. Nous le regardons vieillir avec une curiosité de
moins vieux crocodiles. Bientôt nous mettrons nos petits pas dans ses petits
pas, et nos sillons dans ses rides. Il luttait avec bravoure contre la
décomposition, parlait très bien du crépuscule et aurait pu laissait son nom
aux vestiges de la forêt gauloise. L´illusion du sceptre, la satisfaction de
pouvoir tutoyer de Gaulle aux enfers, ne suffisaient pas à lui brouiller
l´éternel tableau déchirant du départ de la volupté. Cythère s´éloignait, même
s´il retournait à Venise. Bientôt nous redirions comme lui à nos
Occitaniennes : «Si tu me dis que tu m´aimeras comme un père, tu me feras
horreur, si tu prétends m´aimer comme une amante, je ne te croirais pas»».
Tout
aussi intéressantes, par exemple, les lignes consacrées à Julien Green : «
C´est par sa pureté au sens chimique du mot, comme par son étrangeté à
l´univers judéo-romain que Julien Green m´avait aimanté. Lui aussi servait la
littérature française à titre étranger. Sudiste, il appartenait à une nation de
vaincus et m´apparaissait comme un total hors-la-loi et hors-les-règles. Doté
du troisième œil et de la troisième oreille qui font défaut aux écrivains de
chez nous, il me rappelait que l´invisible a sa faune et que la préparation à
l´après-chair n´est pas régie par les modes du siècle, qu´elle existe
indépendamment de ce que les philosophies du siècle pensent d´elle. La
superposition en lui de ses patries américaine et française, son insensibilité
aux entraînements du plus grand nombre, me rendaient fraternel ce qu´il
représentait d´incomparable. Dans le Paris positiviste et manichéen des années
soixante, il semblait le chargé de mission, l´envoyé du royaume qui n´est à
personne. Dernier romancier resté libre d´attaches profanes, pour qui l´ acte
d´écrire engageait la seule âme intérieure,
et chez qui la recherche de la vérité ne se confondait pas avec la
préoccupation du salut par les autres.»
En 2001, paraît chez Grasset un livre de
souvenirs, Comme un adieu dans une langue oubliée (qui a failli s´intituler Lèvres,
serez-vous jamais la chair de mon coeur ?, un titre tout aussi beau
que celui qui a enfin été choisi). Dans une prose éblouissante ne dérogeant
nullement au parangon des ouvrages précédents, il fait défiler au gré de ses
souvenirs et avec un sens du portrait impeccable une myriade de personnalités littéraires et militaires. Du végétarisme
d´Hitler aux obsessions du maréchal Pétain, de l´Indochine à Verdun, d´André
Breton à l´âme expatriée aux angoisses de Bernanos, du sédentarisme de Julien
Gracq à l´esprit tourmenté de Julien Green (encore), l´évocation, la nostalgie,
l´histoire sous-tendent la plume étincelante de cet écrivain et mémorialiste
hors du commun qu´est Guy Dupré. Lui seul sait nous raconter ces petites
histoires oubliées de la grande histoire comme entre autres la sombre mais
vraie prophétie du général Charles Mangin qui le 11 novembre 1918, jour de
l´Armistice de la Première Guerre Mondiale, en réponse à une question du
professeur Robert Proust (frère de Marcel et directeur des services de santé de
l´armée Mangin) avait affirmé en guise de prédiction : «C´est un jour de
deuil pour la France. Il fallait franchir le Rhin et entrer en Allemagne. Les
Allemands ne reconnaîtront jamais leur défaite. Dans vingt ans tout sera à
recommencer.»Le général serait foudroyé sept ans plus tard par une crise
d´urémie dont la brutalité a soulevé des soupçons d´empoisonnement. Décoré à
titre posthume, sa veuve a refusé la médaille militaire, conformément à la
volonté de son mari. Avant de prendre congé, Mme Mangin a dit à Pétain (que le
général Mangin ne tenait pas en haute estime et réciproquement) que la médaille
on aurait dû la lui (à son mari) donner sept ans plus tôt. La seule statue que
les Allemands aient fait sauter, à Paris le lendemain de leur invasion, fut
tristement celle du général Mangin, Place Vauban…
En 2003, paraît aux Éditions du Rocher Dis-moi
qui tu hantes où l´on peut retrouver la plupart des préfaces, des articles
et des petits essais écrits par l´auteur et en 2010 chez Bartillat, L´âme
charnelle, le journal qu´il a tenu dès
l´année 1953 jusqu´en 1978. Ses œuvres les plus anciennes sont régulièrement
rééditées.
À
l´âge de 87 ans, peut-on encore attendre de nouveaux livres de Guy Dupré ?
On l´ignore et ce parce que le temps de
l´écrivain n´est pas celui du lecteur et encore moins celui de l´éditeur…
(1) Une
réédition des trois romans de Guy Dupré, en un seul volume, a vu le jour en
octobre 2006 aux éditions du Rocher.
(2)Lire,
à ce sujet, le beau récit La reine du silence, prix Médicis 2004,
disponible chez Gallimard, en grand format et en édition de poche (collection
folio). Ce livre a été écrit par Marie Nimier, fille de Roger Nimier.
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