Le torrent langagier de Boris Jitkov.
La mémoire de la littérature se construit d´ordinaire grâce à de petits héros parfois anonymes, des gens qui in extremis sauvent du pilori et donc de l´oubli de petits chefs d´œuvre. En 1941, en Union Soviétique, un roman publié presque trois ans après la mort de l´auteur (le 19 octobre 1938, victime d´un cancer du poumon) et au tirage limité-autour de dix mille exemplaires - fut envoyé au pilori par la censure stalinienne. Quoiqu´il eût été applaudi par certaines voix avisées dont celle de Boris Pasternak qui l´a considéré comme «le meilleur sur la Révolution de 1905», le roman ne s´inscrivait nullement dans la logique du réalisme socialiste qui faisait figure de catéchisme littéraire. En effet, en 1934, le congrès de l´Union des écrivains soviétiques, suivant l´injonction de Staline, s´est mis illico à l´heure du nouveau credo des lettres selon lequel une œuvre se doit d´être de propagande et donc de chanter les louanges du nouveau réalisme socialiste. Nombre d´écrivains dont l´œuvre ne se pliait pas aux préceptes de cette nouvelle vulgate ont été persécutés. D´autres ont vu le fruit de leur inspiration être mutilé, caviardé, défiguré. D´aucuns ont payé très cher leur hardiesse, parfois au prix de leur vie comme Isaac Babel ou Ossip Mandelstam. En exil à Paris, Marina Tsetaïeva, écrivait déjà en 1932 : "Ce qui est contemporain n'est pas ce qui crie le plus, mais parfois même ce qui se tait le plus.". Or, force passages du roman évoqué plus haut ne pouvaient que déplaire, notamment celui où le personnage Sandra Tiktine qui, sceptique devant la révolution en marche –la révolution avortée de 1905 et non pas celle, triomphante de 1917 - affirme : « Pourquoi forcément les ouvriers ? Pourquoi pas tous les hommes ? Pourquoi les ouvriers sont-ils le sel de la terre ? Ils sont ouvriers parce qu'ils... ne peuvent pas faire autre chose, sinon ils seraient procureurs.». Le livre est donc jugé «inconvenant» et «inutile» par le très servile secrétaire-général de l´Union des écrivains Alexandre Fadaïev. Il pointe ce qui dans l´œuvre s´écarte du réalisme socialiste : le choix d´un antihéros «carriériste stupide, âme servile, pitoyable, horrible» alors que la littérature soviétique ne prise pas les héros négatifs, ou la description des autorités de police, de l´Okhrana (police politique du tsar) et de la délation (à cause sûrement de la parenté avec les méthodes de torture et de chantage appliquées sous Staline). L´argument le plus important est toutefois idéologique : «L´auteur n´affiche pas de position claire vis-à-vis des partis prérévolutionnaires clandestins. Il ne comprend pas les sociaux-démocratiques. Il idéalise les socialistes révolutionnaires et les anarchistes». Donc, le problème avec cet écrivain était sa trahison du marxisme –léninisme». La postérité a pourtant donné raison au romancier, aujourd´hui tous les historiens s´accordant à reconnaître que les bolcheviks n´ont point été les artisans de la révolution de 1905…
Le roman s´intitulait Viktor Vavitch et l´auteur répondait au nom de Boris Jitkov. Heureusement, un imprimeur éclairé, s´étant aperçu de la qualité de l´ouvrage, en a gardé quelques exemplaires pour qu´il ne disparaisse pas définitivement, comme le rapporte Lydia Tchoukosvkaïa dans ses Mémoires (un autre exemplaire a échoué, malgré tout, à la Bibliothèque Lénine). Il a fallu attendre l´année 1999 pour qu´une nouvelle édition vît le jour. En ce moment-là, ce chef- d´œuvre fut parfois rapproché d´un autre du même acabit que la censure soviétique a aussi voulu mettre sous le boisseau : Vie et Destin de Vassili Grossman. En France, Viktor Vavitch est paru en 2008 aux éditions Calmann-Lévy (repris en 2012 par la collection Le Livre de Poche), agrémenté d´une excellente préface des deux traducteurs, Anne Coldefy-Faucard et Jacques Catteau, intitulée «Le roman condamné».
Boris Stepanovitch Jitkov est né le 30 août 1882 (le 11 septembre, selon le calendrier grégorien), à Novgorod, au sein d´une famille de l´intelligentsia juive. Son père enseignait les mathématiques et sa mère était musicienne. Lui, à son tour, a étudié les mathématiques, comme son père, mais aussi la chimie et la construction navale. Il a voyagé et parcouru le monde en bateau. En 1905, il a fabriqué des bombes pour un groupe de défense contre les pogroms. Enfin, après la révolution d´Octobre, il s´est tourné vers l´enseignement de la chimie et du dessin industriel dans des universités ouvrières.
Ce n´est qu´à l´âge de 40 ans que Boris Jitkov est véritablement devenu écrivain sous l´impulsion de son ami d´enfance Korneï Tchoukovski qui écrira dans son Journal que l´ascension de Jitkov avait été vertigineuse. Au début, il a surtout publié des contes, des récits de voyage et des romans pour la jeunesse qui ont connu un immense succès et qui sont aujourd´hui considérés comme des classiques du genre (en français, on peut lire Les Marins fantômes dans la collection Gallimard Jeunesse) avant de se consacrer à celui qui deviendrait son magnum opus : Viktor Vavitch.
Le régime soviétique avait beau clamer sa nature révolutionnaire, il n´en était pas moins méfiant devant des ouvrages modernes qui faisaient éclater les frontières entre les genres et qui ouvraient de nouveaux chemins à la littérature. Au bout du compte, le réalisme socialiste, outre la fidélité à la pureté de l´idéal communiste, était plutôt conformiste et traditionnel dans le langage. Or, on peut tenir Viktor Vavitch pour un roman révolutionnaire, un roman-fresque servi par une écriture qui place la langue et la poésie au –dessus de tout. Comme l´affirment les traducteurs Anne Coldefy-Faucard et Jacques Catteau, un tourbillon de couleurs, de sons, de mouvements, d´odeurs emporte le lecteur du roman et l´abandonne, pantelant, à la dernière page. On y trouve une foule de personnages dont les destins, pleins de promesses, avorteront pour la plupart, à l´instar, d´ailleurs, de la révolution manquée. C´est en quelque sorte un roman kaléidoscopique en cent-cinquante cinq chapitres, relativement brefs, variant constamment de points de vue.
Le roman s´ouvre dans une atmosphère d´énorme effervescence où l´on voit défiler des étudiants en colère attirés par le terrorisme, des ouvriers séduits par le marxisme et la lutte révolutionnaire, des libéraux contestataires qui ne rêvent que de réformer la Russie, et des autorités sur la défensive. Les événements se succèdent à un rythme effréné à coups d´émeutes, complots, barricades, pogroms. L'action tourne autour de deux familles, les Vavitch et les Tiktine, et de ceux qui leur sont liés par l'amitié, le voisinage, la camaraderie d'université, les amours qui transgressent les classes. Viktor Vavitch, le héros du roman, est un carriériste cynique qui intègre la police en rêvant d'une carrière de militaire. Policier sadique, il fait tout pour assouvir sa soif de pouvoir et devient l'amant de la femme de son supérieur. Viktor Vavitch manifeste un antisémitisme virulent, sombre dans la solitude alors qu'il est tiraillé par un conflit moral. Il finit par mourir assassiné. Les morts d´ailleurs abondent aussi bien que les blessés de l´âme et du corps. La contre-révolution et la répression l´emportent sur le rêve et l´optimisme quoiqu´une toute petite lueur d´espoir surgisse à la toute dernière phrase. La fin du roman nous apparaît donc sous des couleurs plutôt sombres. Néanmoins, est-ce vraiment une fin ? Les traducteurs s´interrogent : «Mais s´agit-il bien d´une fin ? Et Viktor Vavitch est-il vraiment un roman ? Sans doute, si l´on entend par «roman» le déroulement d´un destin individuel : le nom d´un des héros –que l´on suit de la jeunesse à la mort – donne son titre à l´œuvre et ce personnage est entouré de toute une galerie de figures féminines et masculines, sur le modèle des grands romans du XIXème siècle. Toutefois la psychologie des personnages n´est manifestement pas ce qui retient Boris Jitkov, et les destins esquissés sont presque tous avortés. Car nous ne sommes plus au XIX siècle, mais des années plus tard, dans une Union soviétique qui ne ressemble plus guère à la Russie». En effet, toujours selon Anne Coldefy-Faucard et Jacques Catteau, la technique de Boris Jitkov est très moderne et ressemble à une chronique filmée. Le roman reprend tous les procédés du cinéma. Des cadres, des séquences, une «caméra-œil» qui enregistre jusqu´au moindre détail sans faire de sélection ni établir de hiérarchie. Il revient au lecteur de compléter et d´expliciter les pensées des personnages et de l´auteur, celui-ci ne s´en tenant qu´à l´allusion ou à la suggestion. D autre part, la relation particulière que l´écriture de l´auteur entretient avec le temps a poussé les traducteurs à écrire la version française du livre au présent alors que l´original russe est au passé : «Ce choix, qui s´est fait presque sans hésitation, tient à la double et paradoxale fonction de présent français : il dynamise l´action et le récit, tout en fixant chaque instant dans une éternité plus définitive encore que celle d´un cliché cinématographique. Toujours comme dans un film –comme dans la vie -, le rythme change constamment dans Viktor Vavitch : brusques accélérations, séquences qui s´étirent en longueur, ruptures, gros plans si insistants que l´image devient floue ; l´objet filmé perd ses proportions naturelles, devient difforme, grotesque : ainsi un visage se transforme-t-il en trogne braillarde».
Ce magnifique roman de Boris Jitkov raconte l´impuissance des hommes devant les totalitarismes, quels qu´ils soient, car si le sujet de Viktor Vavitch est la révolution de 1905, l ´auteur n´en dépeint pas moins – d´une façon métaphorique – les affres de la période stalinienne qu´il a encore vécue.
Boris Jitkov, Viktor Vavitch, traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard et Jacques Catteau, éditions Calmann-Lévy, Paris, 2008 (repris dans la collection Le Livre de Poche en 2012).
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