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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mardi 29 septembre 2020

Chronique d´octobre 2020.

 


L´art subtil de Bruno Schulz.

Dans une édition, datant de 2004, des œuvres de Bruno Schulz, publiée par Denoël, le préfacier Serge Fauchereau nous rappelait que dans les toutes premières années du vingtième siècle l´Europe germano-slave avait connu une floraison romanesque sans précédent, d´une grande richesse et d´une diversité sans égale. Le point commun entre tous les écrivains, toujours selon les justes paroles de Serge Fauchereau, c´est leur arrière-plan, les empires d´Europe centrale de la Belle Époque et leur lente décadence : «c´est la «Kacanie» où vit l´homme sans qualités de l´Autrichien Robert Musil, un pays de «somnambules» pour son compatriote Hermann Broch, une «Kanakie» pour leur contemporain tchèque Ladislav Klima».

Au début du vingtième siècle, les pays d´Europe centrale sont rassemblés en deux empires qui confinent à l´empire russe. Au nord-ouest, l´Allemagne des Hohenzollern, sous l´empereur Guillaume II, et au sud-est, l´Autriche –Hongrie des Habsbourg, sous un autre empereur, François-Joseph. C´est ce qu´on appelle la Mitteleuropa, si chère au grand écrivain italien Claudio Magris, né à Trieste, une des villes les plus emblématiques de cet espace géographique, aujourd´hui italienne. Si la langue officielle y était naturellement l´allemand, d´autres langues couraient dans les rues, selon les régions de ce vaste empire.

C´est sur la marge orientale de l´empire des Habsbourg, dans la petite ville de Drohobycz où se côtoient des Polonais catholiques, des Ukrainiens orthodoxes, un petit nombre de fonctionnaires germaniques luthériens ou catholiques et une très importante communauté juive à laquelle appartient sa famille qu´est né, en 1892, Bruno Schulz, que l´on peut considérer comme un des écrivains les plus novateurs des lettres polonaises du vingtième siècle. 

Bruno Schulz a toujours mené une vie assez modeste de professeur de dessin (il fut également un remarquable dessinateur graphique) et son premier livre Les boutiques de cannelle, prêt dès 1931, n´a trouvé d´éditeur qu´en 1933 grâce aux beaux soins de Zofia Nalkowska, un écrivain à la mode dans les années trente. Le livre a été salué par des noms importants de la gent littéraire polonaise ce qui lui a permis d´entamer une correspondance régulière avec des critiques et des écrivains comme Gombrowicz dont il est devenu l´ami. Dans ses Souvenirs de Pologne, Gombrowicz évoque leur amitié et la personnalité de Bruno Schulz, un artiste à la plume créatrice et immaculée, qu´il tenait pour le plus européen et le plus digne de siéger dans le cercle de la plus haute aristocratie intellectuelle : «Chose étrange- il m´est impossible de me rappeler comment j´ai fait la connaissance de Bruno Schulz (…) Je garde en revanche une image très précise de lui, tel que je le vis pour la première fois : un tout petit bonhomme. Tout petit et apeuré, parlant très bas, effacé, tranquille et doux, mais avec de la cruauté, de la sévérité cachée au fond de ses yeux presque enfantins (...) Cependant, cette sévérité presque douloureuse dont on ressentait la présence non pas tant en lui qu´autour de lui –comme si elle guettait dans un coin -, me contraignait à prendre très au sérieux son opinion sur mon écriture. Et je pus bientôt me convaincre que ce n´étaient pas des lieux communs –personne ne m´a témoigné autant d´amitié généreuse et ne m´a soutenu avec autant de ferveur».

L´œuvre de Schulz est composée de deux recueils de nouvelles (outre Les boutiques de cannelle, Le sanatorium au croque-mort), de nombreux essais critiques et d´une abondante correspondance.

Les nouvelles de Schulz sont imprégnées d´une atmosphère rare où la transfiguration du réel-une caractéristique qui le rapproche un peu de Felisberto Hernández, de Max Blecher, voire du poète portugais Cesário Verde-, teintée parfois d´un subtil érotisme et d´une douce étrangeté, se mêle à une puissante évocation de l´enfance. Dans la préface citée plus haut, Serge Fauchereau rappelle, d´ailleurs, des propos que l´auteur a tenus, un jour, à un critique littéraire, concernant l´importance de l´enfance : « Il me semble que le type d´art qui me tient à cœur est justement une régression, une espèce de retour à l´enfance (...). Mon idéal est d´être assez mûr pour retrouver l´enfance. C´est en cela qu´à mon avis consiste la vraie maturité».

Pour en revenir à Gombrowicz, celui-ci tout en admirant l´œuvre de Schulz-«aux phrases lourdes et somptueuses, se déployant lentement comme la queue éblouissante d´un paon, un inépuisable créateur de métaphores, un poète extrêmement sensible à la forme, à la nuance, déroulant comme un chant sa prose ironiquement baroque»-y dénichait quand même deux défauts. D´abord, le fait qu´il fût  trop poète et uniquement poète (en écrivant ces lignes, il nous vient à l´esprit l´essai de Gombrowicz Contre les poètes), à telle enseigne que sa prose donnait l´impression d´une erreur d´aiguillage. Puis, que, mis à part son talent pour les métaphores, il était impuissant, à l´instar de tous les autres poètes polonais : «il était incapable de venir à bout du monde, de l´assimiler, il s´était façonné une forme, abyssale mais assez étroite, et il ne savait pas écrire autrement ni sortir de sa problématique assez limitée». Gombrowicz ajoutait que Schulz suivait les traces de Kafka et que, malgré son inventivité, son univers avait été fécondé également par la vision de son aîné. Aussi pensait-il que l´œuvre de Schulz aurait du mal à s´imposer, bien qu´elle fût admirée par plus d´un lecteur éminent en France et en Angleterre. Il est vrai que Gombrowicz, aussi génial fût-il, avait une vision très particulière de la littérature …Prenons, à titre d´exemple, le rapprochement que fait Gombrowicz entre Bruno Schulz et Franz Kafka. En quoi Gombrowicz s´appuyait-il pour dresser une comparaison entre les deux, en dépit de l´admiration que Schulz vouait à son aîné ? Le traducteur et essayiste belge Alain von Crugten, dans son essai «Pourquoi retraduire Bruno Schulz» où il met en exergue les difficultés de traduire l´auteur polonais et le besoin impérieux de le retraduire, rappelle les différences entre Schulz et Kafka : «Bruno Schulz est l’un de ces écrivains dont l’originalité rend impossible toute classification dans un genre ou un style donnés, c’est pourquoi les critiques se sont successivement ou simultanément efforcés de l’assimiler à l’expressionnisme ou au surréalisme, en soulignant les points communs avec Kafka et avec la psychanalyse. On a évidemment comparé Schulz à Kafka (qu’il admirait) en raison des origines juives, de certaines ressemblances dans la situation familiale (le rapport au père), de l’influence supposée ou, en tout cas, indirecte de la tradition religieuse juive, etc. Cependant, s’il est un écrivain éloigné du style concis et objectif de Kafka, c’est bien Schulz, à l’écriture tellement foisonnante qu’elle déborde parfois le lecteur».

Néanmoins, il est une caractéristique des écrits de Bruno Schulz qui n´a pas échappé à  Gombrowicz- qui en fait mention dans son Journal - mais à laquelle n´ont pas été particulièrement sensibles nombre de critiques français de l´œuvre schulzienne alors que les exégètes polonais s´y sont penchés : l´ironie. Dans son essai «Témoignage ambigu de la modernité : Bruno Schulz  et ses stratégies autoironiques», Marek Tomaszewski, de l´Université Charles de Gaulle Lille-III, réfléchit sur cette caractéristique très particulière de l´œuvre de l´écrivain polonais. Marek Tomaszewski nous rappelle que dans une lettre adressée à Stanislaw Witkiewicz, écrivain connu justement pour l´ironie de ses écrits et auteur du magnifique roman L´inassouvissement,  Bruno Schulz insistait sur son penchant vers le persiflage, la bouffonnerie et l´auto-ironie, caractéristiques qu´il croyait partager avec son confrère. Or, chez Schulz, ce terme ne surgit pas de façon autonome, mais plutôt comme synonyme d´autres catégories esthétiques, comme le signalent les auteurs du Dictionnaire Schulzien, publié en 2006 en Pologne et organisé par Włodzimierz Bolecki, Jerzy Jarzębski, Stanisław Rosiek. D´après ces auteurs, cités par Marek Tomaszewski, le mot ironie dans le vocabulaire de Schulz se rapproche sur le plan sémantique de notions telles que l´illusion, l´apparence trompeuse, la comédie, l´auto parodie ou  la mystification. Toujours selon Marek Tomaszewski, chez Schulz, «l’ironie lance ponctuellement ses feux d’artifice dans la direction du lecteur sans qu’elle mette en mouvement une quelconque rhétorique. Notons que l’ironie schulzienne n’est point l’instrument de la malice et encore moins celui de l’arrogance (satirique ou pamphlétaire). Elle ne met pas non plus à son actif sarcasme ni cynisme. La tournure auto-ironique est surtout celle qui permet à l’auteur de s’interroger au plus profond de son être». Plus loin, il écrit : «Pour Schulz, l’ironie s’éloigne d’un simple détour rhétorique pour devenir un mode de conscience, une réponse donnée au monde sans unité et cohésion, ce monde qui consigne à tout bout de champ la défaite de l’Esprit face à la matière effrénée et polymorphe». Quant à la question abondamment discutée de la dimension mythique de la réalité, Marek Tomaszewski relève : «Si Schulz met ironiquement à l’épreuve la dimension mythique de la réalité, c’est surtout pour établir avec le lecteur un pacte d’ambiguïté qui consiste à conférer à son texte une valeur polysémique. Dans son univers romanesque, rien n’est définitif, nous pourrions même dire que tout y est équivoque. Mauvais élève de la stabilité, il s’arrange pour que ces récits suscitent de multiples interprétations sans en privilégier aucune. Notons que sa préférence pour la camelote et la pacotille est, elle aussi, emblématique de la modernité ironique, car elle renverse les habitudes du regard, du goût et des catégories esthétiques en vigueur. Les métamorphoses du père transformé en cafard, en scorpion, en écrevisse ou en mouche relèvent toujours du même concept artistique, celui de marquer une rupture avec la perception logique des événements. Les oiseaux génétiquement modifiés dégénèrent en fantastique, le gros chien-loup du sanatorium exhibe sa face humaine. Le personnage schulzien, tel Protée ne cesse de se métamorphoser pour se refuser à répondre de sa véritable consistance».  

Bruno Schulz, ce créateur secret à l´art d´un raffinement et d´une subtilité comme on en voit rarement, a connu une fin tragique : il a été abattu, en 1942, d´une balle dans la nuque par le SS Karl Güntker dans une rue du ghetto de Dobrobycz, sa ville natale occupée par les Allemands. Il nous a pourtant laissé une œuvre originale qui reste à découvrir.  

    

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