L´art subtil de
Bruno Schulz.
Dans une édition, datant de 2004, des œuvres de Bruno Schulz, publiée par
Denoël, le préfacier Serge Fauchereau nous rappelait que dans les toutes
premières années du vingtième siècle l´Europe germano-slave avait connu une
floraison romanesque sans précédent, d´une grande richesse et d´une diversité
sans égale. Le point commun entre tous les écrivains, toujours selon les justes
paroles de Serge Fauchereau, c´est leur arrière-plan, les empires d´Europe
centrale de la Belle Époque et leur lente décadence : «c´est la «Kacanie»
où vit l´homme sans qualités de l´Autrichien Robert Musil, un pays de
«somnambules» pour son compatriote Hermann Broch, une «Kanakie» pour leur
contemporain tchèque Ladislav Klima».
Au début du vingtième siècle, les pays d´Europe centrale sont rassemblés en
deux empires qui confinent à l´empire russe. Au nord-ouest, l´Allemagne des
Hohenzollern, sous l´empereur Guillaume II, et au sud-est, l´Autriche –Hongrie
des Habsbourg, sous un autre empereur, François-Joseph. C´est ce qu´on appelle
la Mitteleuropa, si chère au grand écrivain italien Claudio Magris, né à
Trieste, une des villes les plus emblématiques de cet espace géographique,
aujourd´hui italienne. Si la langue officielle y était naturellement
l´allemand, d´autres langues couraient dans les rues, selon les régions de ce
vaste empire.
C´est sur la marge orientale de l´empire des Habsbourg, dans la petite
ville de Drohobycz où se côtoient des Polonais catholiques, des Ukrainiens
orthodoxes, un petit nombre de fonctionnaires germaniques luthériens ou
catholiques et une très importante communauté juive à laquelle appartient sa
famille qu´est né, en 1892, Bruno Schulz, que l´on peut considérer comme un des
écrivains les plus novateurs des lettres polonaises du vingtième siècle.
Bruno Schulz a toujours mené une vie assez modeste de professeur de dessin
(il fut également un remarquable dessinateur graphique) et son premier livre Les
boutiques de cannelle, prêt dès 1931, n´a trouvé d´éditeur qu´en 1933
grâce aux beaux soins de Zofia Nalkowska, un écrivain à la mode dans les années
trente. Le livre a été salué par des noms importants de la gent littéraire
polonaise ce qui lui a permis d´entamer une correspondance régulière avec des
critiques et des écrivains comme Gombrowicz dont il est devenu l´ami. Dans ses
Souvenirs de Pologne, Gombrowicz évoque leur amitié et la personnalité de Bruno
Schulz, un artiste à la plume créatrice et immaculée, qu´il tenait pour le plus
européen et le plus digne de siéger dans le cercle de la plus haute
aristocratie intellectuelle : «Chose étrange- il m´est impossible de me
rappeler comment j´ai fait la connaissance de Bruno Schulz (…) Je garde en
revanche une image très précise de lui, tel que je le vis pour la première
fois : un tout petit bonhomme. Tout petit et apeuré, parlant très bas,
effacé, tranquille et doux, mais avec de la cruauté, de la sévérité cachée au
fond de ses yeux presque enfantins (...) Cependant, cette sévérité presque
douloureuse dont on ressentait la présence non pas tant en lui qu´autour de lui
–comme si elle guettait dans un coin -, me contraignait à prendre très au
sérieux son opinion sur mon écriture. Et je pus bientôt me convaincre que ce
n´étaient pas des lieux communs –personne ne m´a témoigné autant d´amitié
généreuse et ne m´a soutenu avec autant de ferveur».
L´œuvre de Schulz est composée de deux recueils de nouvelles (outre Les
boutiques de cannelle, Le sanatorium au croque-mort), de nombreux
essais critiques et d´une abondante correspondance.
Les nouvelles de Schulz sont imprégnées d´une atmosphère rare où la
transfiguration du réel-une caractéristique qui le rapproche un peu de
Felisberto Hernández, de Max Blecher, voire du poète portugais Cesário Verde-,
teintée parfois d´un subtil érotisme et d´une douce étrangeté, se mêle à une
puissante évocation de l´enfance. Dans la préface citée plus haut, Serge
Fauchereau rappelle, d´ailleurs, des propos que l´auteur a tenus, un jour, à un
critique littéraire, concernant l´importance de l´enfance : « Il me semble
que le type d´art qui me tient à cœur est justement une régression, une espèce
de retour à l´enfance (...). Mon idéal est d´être assez mûr pour retrouver
l´enfance. C´est en cela qu´à mon avis consiste la vraie maturité».
Pour en revenir à Gombrowicz, celui-ci tout en admirant l´œuvre de
Schulz-«aux phrases lourdes et somptueuses, se déployant lentement comme la
queue éblouissante d´un paon, un inépuisable créateur de métaphores, un poète
extrêmement sensible à la forme, à la nuance, déroulant comme un chant sa prose
ironiquement baroque»-y dénichait quand même deux défauts. D´abord, le fait
qu´il fût trop poète et uniquement poète
(en écrivant ces lignes, il nous vient à l´esprit l´essai de Gombrowicz Contre
les poètes), à telle enseigne que sa prose donnait l´impression d´une erreur
d´aiguillage. Puis, que, mis à part son talent pour les métaphores, il était
impuissant, à l´instar de tous les autres poètes polonais : «il était
incapable de venir à bout du monde, de l´assimiler, il s´était façonné une
forme, abyssale mais assez étroite, et il ne savait pas écrire autrement ni
sortir de sa problématique assez limitée». Gombrowicz ajoutait que Schulz
suivait les traces de Kafka et que, malgré son inventivité, son univers avait
été fécondé également par la vision de son aîné. Aussi pensait-il que l´œuvre
de Schulz aurait du mal à s´imposer, bien qu´elle fût admirée par plus d´un
lecteur éminent en France et en Angleterre. Il est vrai que Gombrowicz, aussi
génial fût-il, avait une vision très particulière de la littérature …Prenons, à
titre d´exemple, le rapprochement que fait Gombrowicz entre Bruno Schulz et
Franz Kafka. En quoi Gombrowicz s´appuyait-il pour dresser une comparaison
entre les deux, en dépit de l´admiration que Schulz vouait à son aîné ? Le
traducteur et essayiste belge Alain von Crugten, dans son essai «Pourquoi
retraduire Bruno Schulz» où il met en exergue les difficultés de traduire
l´auteur polonais et le besoin impérieux de le retraduire, rappelle les
différences entre Schulz et Kafka : «Bruno Schulz est l’un de ces écrivains dont l’originalité rend impossible
toute classification dans un genre ou un style donnés, c’est pourquoi les
critiques se sont successivement ou simultanément efforcés de l’assimiler à
l’expressionnisme ou au surréalisme, en soulignant les points communs avec
Kafka et avec la psychanalyse. On a évidemment comparé Schulz à Kafka (qu’il
admirait) en raison des origines juives, de certaines ressemblances dans la situation
familiale (le rapport au père), de l’influence supposée ou, en tout cas,
indirecte de la tradition religieuse juive, etc. Cependant, s’il est un
écrivain éloigné du style concis et objectif de Kafka, c’est bien Schulz, à
l’écriture tellement foisonnante qu’elle déborde parfois le lecteur».
Néanmoins, il est une caractéristique des écrits de Bruno Schulz qui n´a
pas échappé à Gombrowicz- qui en fait
mention dans son Journal - mais à laquelle n´ont pas été particulièrement
sensibles nombre de critiques français de l´œuvre schulzienne alors que les
exégètes polonais s´y sont penchés : l´ironie. Dans son essai «Témoignage
ambigu de la modernité : Bruno Schulz
et ses stratégies autoironiques», Marek Tomaszewski, de l´Université
Charles de Gaulle Lille-III, réfléchit sur cette caractéristique très
particulière de l´œuvre de l´écrivain polonais. Marek Tomaszewski nous rappelle
que dans une lettre adressée à Stanislaw Witkiewicz, écrivain connu justement
pour l´ironie de ses écrits et auteur du magnifique roman L´inassouvissement, Bruno Schulz insistait sur son penchant vers
le persiflage, la bouffonnerie et l´auto-ironie, caractéristiques qu´il croyait
partager avec son confrère. Or, chez Schulz, ce terme ne surgit pas de façon
autonome, mais plutôt comme synonyme d´autres catégories esthétiques, comme le
signalent les auteurs du Dictionnaire Schulzien, publié en 2006 en Pologne et
organisé par Włodzimierz Bolecki, Jerzy Jarzębski, Stanisław Rosiek. D´après
ces auteurs, cités par Marek Tomaszewski, le mot ironie dans le vocabulaire de
Schulz se rapproche sur le plan sémantique de notions telles que l´illusion,
l´apparence trompeuse, la comédie, l´auto parodie ou la mystification. Toujours selon Marek
Tomaszewski, chez Schulz, «l’ironie lance ponctuellement ses feux d’artifice
dans la direction du lecteur sans qu’elle mette en mouvement une quelconque rhétorique.
Notons que l’ironie schulzienne n’est point l’instrument de la malice et encore
moins celui de l’arrogance (satirique ou pamphlétaire). Elle ne met pas non
plus à son actif sarcasme ni cynisme. La tournure auto-ironique est surtout
celle qui permet à l’auteur de s’interroger au plus profond de son être». Plus
loin, il écrit : «Pour Schulz, l’ironie s’éloigne d’un simple détour rhétorique
pour devenir un mode de conscience, une réponse donnée au monde sans unité et
cohésion, ce monde qui consigne à tout bout de champ la défaite de l’Esprit
face à la matière effrénée et polymorphe». Quant à la question abondamment
discutée de la dimension mythique de la réalité, Marek Tomaszewski
relève : «Si Schulz met ironiquement à l’épreuve la dimension mythique de
la réalité, c’est surtout pour établir avec le lecteur un pacte d’ambiguïté qui
consiste à conférer à son texte une valeur polysémique. Dans son univers
romanesque, rien n’est définitif, nous pourrions même dire que tout y est équivoque.
Mauvais élève de la stabilité, il s’arrange pour que ces récits suscitent de
multiples interprétations sans en privilégier aucune. Notons que sa préférence
pour la camelote et la pacotille est, elle aussi, emblématique de la modernité
ironique, car elle renverse les habitudes du regard, du goût et des catégories
esthétiques en vigueur. Les métamorphoses du père transformé en cafard, en
scorpion, en écrevisse ou en mouche relèvent toujours du même concept artistique,
celui de marquer une rupture avec la perception logique des événements. Les
oiseaux génétiquement modifiés dégénèrent en fantastique, le gros chien-loup du
sanatorium exhibe sa face humaine. Le personnage schulzien, tel Protée ne cesse
de se métamorphoser pour se refuser à répondre de sa véritable consistance».
Bruno Schulz, ce créateur secret à l´art d´un raffinement et d´une
subtilité comme on en voit rarement, a connu une fin tragique : il a été abattu,
en 1942, d´une balle dans la nuque par le SS Karl Güntker dans une rue du
ghetto de Dobrobycz, sa ville natale occupée par les Allemands. Il nous a
pourtant laissé une œuvre originale qui reste à découvrir.
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