La lucidité et l´esprit critique de Julien Green.
Il y a une quinzaine d´années, en lisant le brillant Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig –que j´ai déjà cité à maintes reprises dans mes chroniques-, je n´ai pu m´empêcher de sourire devant les multiples ironies dont se tisse notre sort. Charles Dantzig y écrit qu´il a longtemps renâclé devant l´œuvre de Julien Green qu´il n´a vraiment découverte que sur le tard, en se décidant à lire un livre qui avait appartenu à sa grand-mère. Ce livre s´intitulait tout bonnement La fin d´un monde-juin 1940 où l´auteur retraçait la débâcle de la France, les premières heures de l´occupation allemande et son «exil» américain. À la différence près que mes grands-mères n´auront probablement jamais entendu parler de Julien Green, moi aussi, j´ ai longtemps rechigné à lire les œuvres de cet écrivain que j´avais pris pour un de ces académiciens poussiéreux et bigots, au style amidonné et plat. Et, tout comme Charles Dantzig, ma découverte de Green s´est également amorcée par la lecture de La fin d´un monde. Et, j´en ai conclu que je m´étais énormément trompé, regrettant on ne peut plus ma découverte tardive d´un écrivain aussi complet et au style concis, rigoureux et très classique.
Né le 6
septembre 1900 à Paris, de parents américains, Julian Hartridge Green (son nom
civil) a toujours gardé la citoyenneté américaine jusqu´à sa mort, le 13 août
1998, déclinant la proposition que lui avait faite Georges Pompidou en 1972
pour qu´il obtienne la nationalité française. Il a choisi le français pour
s´exprimer littérairement (1) pour la beauté et la musique de la langue, mais
sa sensibilité a toujours été anglo-saxonne. Romancier, dramaturge et
essayiste, Julien Green a traversé le vingtième siècle sans avoir jamais
appartenu à aucune des confréries littéraires qui ont essaimé le tout –Paris.
Ayant fréquenté Gide, Cocteau, Maritain, Mauriac, Jacques de Lacretelle ou Gabriel
Marcel, il s´est toujours singularisé par une indépendance d´esprit qui a forcé
l´admiration de ses pairs. Son œuvre témoigne d´une quête intérieure et des
déchirements d´une personnalité tiraillée entre ses aspirations religieuses et
son homosexualité. Parfois sombre et désespérée, elle étonne par son étrangeté
à notre monde, ce qui lui a souvent valu l´incompréhension de ses
contemporains. Lui-même a reconnu, un jour, s´être trompé de siècle «comme on
se trompe d´étage», comme nous le rappelait en 1998, l´année de la mort de
l´auteur, Philippe Derivière dans un article paru dans le magazine Lire(2). Moïra, Adrienne
Mesurat, Léviathan, Si
j´étais vous, Épaves,
Mont-Cinère ou Dixie sont quelques-uns des nombreux titres qui ont assis la réputation de cet
écrivain qui a su allier la sérénité à l´inquiétude. Élu à l´Académie Française
en 1971, il y a néanmoins renoncé en 1996. Son fauteuil est pourtant resté vacant
jusqu´à sa mort.
Ces
jours-ci, plus de vingt ans après sa mort, l´œuvre de Julien Green défraie à
nouveau la chronique avec la parution d´une nouvelle édition de ses Journaux
chez Bouquins. Commencé
en 1919, le Journal, qu´il a tenu
pratiquement jusqu´à sa mort, constitue une des parties les plus riches de son
œuvre. Toujours est-il qu´il n´avait jamais été publié dans sa version
intégrale et définitive, l´auteur en ayant délibérément écarté les pages les
plus intimes, celles qui avaient trait à l´évocation de sa vie amoureuse et à
certains portraits littéraires dans lesquels il livrait une opinion sans fard
sur quelques-uns de ses pairs.
De cette nouvelle édition du Journal Intégral,
Bouquins a déjà publié trois tomes. Le premier (1919-1940) est paru en
septembre 2019, le deuxième (1940-1945) et le troisième (1946-1950) en octobre
2021. Cette édition est organisée par
Guillaume Fau, conservateur en chef du Département de Manuscrits de la
Bibliothèque Nationale de France ; Alexandre de Vitry, agrégé de lettres
modernes et docteur en littérature française de l´Université Paris-Sorbonne, et
Tristan de Lafond, devenu, à la mort d´Éric, fils adoptif de Julien Green,
l´ayant droit de l´auteur.
Dans cette nouvelle édition, Julien Green livre,
parfois de façon assez crue, le récit de ses rencontres et aventures
homosexuelles, de ses rapports avec des amants de passage comme avec son
compagnon de l´époque Robert de Saint-Jean. Ces pages étaient difficilement
publiables du vivant de l´auteur. Il n´ignorait nullement qu´elles pourraient
scandaliser le jour où elles seraient révélées, mais comme on nous l´annonce
dans la présentation de cette édition, il tenait les exigences de la chair
indissociables de celles de l´esprit. Je vous précise que Julien Green, dès sa
conversion au catholicisme dans l´adolescence, a toujours vécu sa croyance
d´une façon très personnelle, dénonçant d´ordinaire l´hypocrisie d´une certaine
hiérarchie catholique, comme dans son livre paru en 1924 Pamphlet contre les
catholiques de France, publié sous le pseudonyme de Théophile Delaporte.
Ce qui me
saisit en lisant ses Journaux c´est l´extrême lucidité intellectuelle dont Green
fait toujours preuve. Certes, je ne partage pas certaines vues qu´il exprime
sur les sujets les plus divers, mais l´important c´est que cet homme ne
reculait pas devant les écueils qui se présentaient sur son chemin, il refusait
tout conformisme et toute hypocrisie. Avant tout, il était un homme pour qui la
liberté de parole et celle qu´a tout un chacun de mener sa vie comme bon lui
semble étaient sacrées. Devant l´évolution du monde, Green portait un regard
parfois désabusé, mais sa lucidité et son esprit critique, il les a conservés
jusqu´à sa mort. En témoigne par exemple ce registre du 2 janvier 1923 (Tome I),
alors qu´il n´avait que vingt-deux ans : « La solitude est une région
inexplorée pleine de vallées où s´arrêtent et se reposent les méditations
humaines, et de sommets où la contemplation s´exalte. Le silence est une terre
inconnue au cœur de laquelle tonne la voix de Dieu ; plus on s´éloigne de
ce point central où si peu abordèrent et plus la voix du monde, qui est à
l´autre pôle, envahit notre âme et vibre dans notre cerveau ; et la
percussion de ce bruit détestable nous tue. Lorsque Dieu veut parler à une âme,
Il fait la solitude autour d´elle et le silence en elle, car il faut un désert
pour ce terrible et passionné colloque, quelque lieu ignoré des autres hommes.
La matérielle solitude de Moïse quand il se présenta devant Dieu n´est qu´une
figure de la solitude spirituelle, qui était nécessaire. Le charme infini de la
solitude matérielle n´est pas indispensable, pas plus que la figure n´est
indispensable à la vérité qu´elle représente et qui existe en dehors d´elle. À
preuve que certains ont trouvé, dans les foules et l´agitation d´un siècle
éperdu de néant, Dieu».
Ces lignes faisaient déjà partie de la version
tronquée publiée du vivant de l´auteur, mais on trouve dans les trois tomes
force passages que la pudeur de l´époque eût sans doute condamnés, non
seulement des passages où il exprime son amour pour Robert de Saint-Jean, son
amant, mais aussi où il évoque des rencontres fortuites, des rêves érotiques,
et où il livre des impressions sur des hommes voire des garçons qu´il a
retrouvés dans la rue, comme ce registre du 8 août 1929 (Tome I) : «Acheté
quelques photos passables chez Giraudon(Saint-Sébastien de Michel-Ange et
Caracci) et rue de Seine(jeunes garçons nus). Boulevard Saint-Germain, j´ai
croisé un marin basané, bien fait, mais petit, ce qui m´a empêché de le suivre
malgré un coup d´œil assez éloquent de sa part. Il portait un béret blanc et un
imperméable noir, serré à la taille par une ceinture ; ce vêtement luisait
dans la pluie et montrait admirablement le dessin des épaules, les omoplates et
les fesses. Marc Allégret en a un du même genre, mais plus luisant et plus
flottant. Ces imperméables noirs m´ont toujours beaucoup excité (il y en a un
dans Three Soldiers de Dos Passos qui m´a fait rêver souvent)».
Le tome II comprend les années où il est retourné
aux États-Unis –il y avait étudié dans sa jeunesse dont on peut trouver maintes
références dans le tome I -, c´étaient les années de la seconde guerre mondiale
où la France était sous occupation nazie. En 1941, il semblait désabusé et il
écrivait dans son journal le 23 mai des lignes inédites avant cette nouvelle
édition : «je ne comprends plus, je ne veux plus comprendre. Ce que je
reproche à l´état de choses actuel, c´est la quantité d´idées stupides qu´il
nous met en tête. Régler des différends à coups de canon est en soi tout à fait
absurde et tout ce qui découle de ce procédé n´est pas d´une qualité meilleure
du point de vue de l´intelligence. Ce qui réchappera de l´humanité va sortir de
cette épreuve dans un état d´abrutissement sans égal. Déjà ce que Malraux
appelait si bien le déferlement d´imbéciles atteint une ampleur considérable».
Pendant ce séjour en Amérique, la France lui manquait, mais elle lui était
rendue par son imagination, comme on peut s´en apercevoir par ces lignes du 5
octobre de la même année : «Chaleur étrange tous ces jours-ci. J´ai tiré
mes volets et ma chambre est plongée dans une demi-obscurité que traverse un
rayon oblique. Ces volets fermés derrière lesquels je me plais à imaginer qu´il
y a un paysage de France, l´île d´Andrésy, par exemple, ou simplement la petite
allée du Champ -de –Mars, où jouaient les enfants, il me semble, à certains
jours, qu´ils m´aident à souffrir un peu moins. Je rentre en moi-même et je
trouve la France». Plus loin, il est un
extrait du lendemain qui traduit on ne peut mieux que le catholicisme de Green
était celui des évangiles et non pas celui de l´hypocrisie bigote : «Pensé
ce matin à ce passage de l´Évangile dans lequel le Christ nous dit qu´un verre
d´eau donné à celui qui a soif est en réalité donné au Christ. Par ces paroles,
il s´identifie à tout ce qui souffre sur cette terre. Il est le pauvre, le
prisonnier, le malade ; et celui que les Allemands enferment dans un camp
derrière du fil barbelé, c´est le Christ».
Le 9 du
même mois, nous avons droit à un jugement plutôt sévère de Julien Green
vis-à-vis d´Oscar Wilde et du Portrait de Dorian Gray : «J´ai feuilleté
ces jours-ci Dorian Gray avec le désir d´y trouver de bonnes pages, mais je n´y
ai guère trouvé que de bons mots. L´histoire en elle-même est admirable, aussi
riche, aussi profonde qu´un mythe grec, mais l´action est des plus faibles et
se désagrège entre les mains de ces brillants causeurs que sont les
personnages. On ne croit pas à l´assassinat du peintre, ni au suicide de Sybil
Vane, ni aux mortelles angoisses du héros. Tout est faux, mais à un tel point
que ce faux même finit par atteindre à une sorte de vérité âpre et cruelle. On
a beau jucher ce joli garçon sur un socle comme un Antinoüs, il n´en demeure
pas moins la pauvre tapette aux gestes exquis et à la voix
aiguë ; et n´y font rien ces concerts étranges donnés dans des salons de
laque, cette bijouterie rare, ce bric-à-brac Moyen Âge dont il amusa sa
solitude quand il ne court pas les bouges de marins (…) À vingt ans, j´admirais
le livre de Wilde. Il était fait pour éblouir de jeunes nigauds, comme moi, et
tout ce clinquant de style et de fausse érudition m´agrandissait les yeux
d´étonnement. L´œuvre de Wilde diminue d´importance avec les années (exception
faite pour De Profundis et The Balad of Reading Gaol). La guerre de 1914 a
déferlé comme une vague sur cette époque de
pourriture et d´oaristys ; la guerre de 1939 ne peut que l´enfouir un
peu plus profondément dans la grande fosse commune de l´oubli». La postérité ne
semble pas avoir donné raison à Julien Green concernant l´œuvre d´Oscar Wilde.
À noter encore, à propos de cet extrait, que l´expression «pauvre tapette aux gestes
exquis» et le mot« pourriture» sont
en italique puisqu´ils ne figuraient pas dans la première édition.
Du tome III, celui du retour en France après la
fin de la guerre, on pourrait dire que l´on y trouve Julien Green, approchant
la cinquantaine, au sommet de son art. Très émouvant entre autres un extrait,
inclus dans cette nouvelle édition et daté du 30 août 1946, sur le visage de sa
mère sur le lit de mort : «Beaucoup pensé au visage de maman sur son lit
de mort. Deux fois, j´étais allé la regarder. Seul avec elle. Elle m´a paru si
loin de moi, de nous tous. Elle avait l´air d´avancer vers des régions
inconnues, d´avoir reçu un secret en dépôt. Son extraordinaire gravité, sa
grandeur inexprimable en langage humain firent sur moi une impression que je
n´ai jamais oubliée et qui m´a marqué à tout jamais. Je crois que c´est à ce
moment-là qu´elle m´a vraiment appris ce qu´elle savait de tout l´invisible, de
toute la religion, beaucoup plus qu´en m´enseignant mon catéchisme. Ce visage
était d´une très grande noblesse, le front surtout, haut et un peu bombé (les
cheveux en désordre, écartés du front), la bouche un peu mystérieuse, souriant,
semblait-il parfois, mais pas toujours. Elle ne me faisait pas peur, mais il y
avait autour d´elle un silence énorme. Elle m´a instruit sur son lit de mort».
Ces trois premiers tomes (il en manque trois
autres) du Journal Intégral de Julien Green, écrits dans un style impeccable,
sont non seulement le témoignage de tout un siècle, mais aussi les réflexions
clairvoyantes et profondes d´un grand écrivain de langue française.
Julien Green, Journal Intégral, (tomes I, II et
III) édition établie par Guillaume Fau, Carole Auroy, Alexandre de Vitry et
Tristan de Lafond, Bouquins, Paris, septembre 2019(tome I) et octobre
2021(tomes II et III). Trois autres tomes paraîtront prochainement.
(1)Il a quand même écrit trois romans en anglais
dont The Apprentice Psychiatrist.
(2) édition de juillet-août 1998
1 commentaire:
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