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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

dimanche 29 octobre 2023

Chronique de novembre 2023.

 


Jean Sénac, le poète solaire.

 

Dans un texte inédit écrit pour le site de la revue Ballast en 2014, le poète, écrivain, journaliste et réalisateur de documentaires Éric Sarner, Français né à Alger en 1943, a choisi en épigraphe une phrase de Jean Renoir à propos de Pier Paolo Pasolini : «Ce qui fait scandale…c´est sa sincérité». Cette phrase, on s´en serait douté,  n´a pas été choisie au hasard, elle s´applique on ne peut mieux à l´écrivain sur lequel Eric Sarner brosse un portrait fouillé et émouvant. Cet écrivain dont on a signalé le 30 août le cinquantième anniversaire de son assassinat en des conditions mystérieuses, dans la cave qu´il occupait sans un sou et mis au ban en pleine Algérie indépendante, n´est autre que Jean Sénac. Nombre de lecteurs n´auront jamais entendu parler de cet immense poète –le poète de l´indépendance algérienne comme il est souvent présenté - dont les éditions du Seuil viennent de publier le journal intime inédit - carnets, notes et réflexions-écrit entre 1942 et 1973, l´année de sa mort tragique. Une édition, préfacée et établie par Guy Dugas (responsable des Archives Sénac), joliment intitulée Un cri que le soleil dévore.

Poète brillant, personnalité hors du commun qui avait comme frères en poésie Constantin Cavafis, Pier Paolo Pasolini, Federico García Lorca, Baudelaire, Verlaine, Genet, Ginsberg ou René Char, ami de Camus qu´il tenait pour son maître en écriture, mais dont il s´est éloigné lors de la  guerre d´Algérie, Jean Sénac était également socialiste d´humeur anarchiste, chrétien mécréant -ou chrétien anarchiste, selon l´écrivain Emmanuel Roblès -, homosexuel et un esprit en permanente ébullition qui écrivait sur tout ce qu´il trouvait –tickets d´autobus ou papier toilette – gueulait pour un rien et déclamait son amour sur les murs. Dans le texte cité plus haut, Éric Sarner écrit : «Jean Sénac poète dans la cité, dans la lumière exacte et brouillonne d´Alger, qui n´eut pas toujours raison et travailla dans la ferveur et une franchise toujours plus dangereuse. Il n´y eut pas, tout au long de la vie de cet homme-là, compagnon plus constant que le danger. Danger des solitudes et des enfers, danger des libertés et des ruptures, danger de la confusion, de «la guerre dans le cœur», et des lyrismes exorbitants».

Jean Sénac est né le 29 novembre 1926 à Beni- Saf en Oranie, Algérie. Beni –Saf était un petit port de pêche à l´entrée d´une petite baie où deux ravins côtiers débouchent sur la Méditerranée. Sa famille était d´extraction modeste. Son grand-père maternel, Juan Comma, était originaire de la Catalogne et travaillait à la mine de fer. Jean Sénac n´a pas connu son père, peut-être gitan, et jusqu´à l´âge de 5 ans il porte le nom de sa mère, Comma (sa mère s´appelait Jeanne Comma). C´est à cette époque-là que l´éphémère époux de sa mère et géniteur de sa sœur Laurette, Edmond Sénac, l´a reconnu comme son fils.

Jean Sénac a naturellement suivi la Seconde Guerre Mondiale depuis la colonie française d´Algérie où, en jeune innocent dont la personnalité était encore en train de se former, il fondait des espoirs sur le vieux Maréchal Philippe Pétain qui avait signé l´armistice avec l´occupant nazi, mais qui d´après le jeune Sénac, à l´ardeur nationaliste à toute épreuve, reprendrait le navire pour la résurrection de l´âme française comme il a écrit dans ses carnets le 16 octobre 1943, à l´âge de 16 ans: «Vers 18h15, nous avons parlé avec M. Davy de la politique actuelle : une bande de dépravés tiennent le navire !Des parvenus, des aventuriers. Sous le couvert «À mort le Boche !», ils veulent nous faire avaler leurs microbes mortels. Mais le jour viendra où le Boche et l´Anglais, le Soviet et le Franc-maçon, boutés hors de chez nous par des cœurs vaillants et purs, des âmes bien françaises, le bon droit reprendra le dessus. Notre vieux Maréchal, que Dieu et Jeanne voudront conserver jusque-là, reprendra le Navire. Avec ce pilote et ses matelots, nous toucherons au plus beau des ports. La Libération du Sol est proche ! Aux armes, Français, la résurrection des âmes est proche ! Aux armes, volontés pures et nobles ! La France aime le Maréchal ! L´Empire aime le Maréchal ! Le jour viendra où nous pourrons lire sous une modeste statue sculptée par un bras bien français : Philippe Pétain/ Maréchal de France/Rénovateur de la Patrie/Par deux fois l´a bien mérité/de son pays».         

Sa passion pour l´écriture, la littérature, et particulièrement pour la poésie lui est venue assez tôt, son premier poème, datant de 1941, ayant été publié en novembre 1942. Néanmoins, il était aussi un bon dessinateur et sa sensibilité aux arts plastiques l´a fait envisager une formation aux Beaux -Arts. Il a fait des critiques d´art pour la presse écrite, en parlant des peintres natifs d´Algérie et en prenant parti pour l´art abstrait. De toute façon, la poésie a définitivement pris le dessus et en 1947 il n´avait aucun doute qu´il serait un poète qui ferait des mots l´espoir de sa vie, malgré les souffrances que l´art où il excellerait lui ferait endurer : «les exigences de la poésie me font plus souffrir que celle de l´existence», a-t-il écrit un jour. Homme à la santé fragile, c´est du sanatorium de Rivet où il soignait une pleurésie qu´il a écrit en juin 1947 à Albert Camus, déjà un écrivain reconnu à l´époque. Selon Éric Sarner, la première lettre de Sénac était celle «d´un admirateur ému, empêtré dans sa propre ferveur mais pleine de sa propre ambition. Bien sûr, Camus ne sait rien de Sénac à l´époque, mais les conseils qu´il lui donne en retour du courrier –conseil de vie davantage que d´écriture –sont éminemment fraternels».

En ce temps-là, Jean Sénac lisait avidement tout ce qu´on publiait et voulait prendre part à tous les débats politiques, littéraires et philosophiques. L´année précédant le début de sa correspondance avec Camus, il a décrit dans ses carnets sa rencontre avec Simone de Beauvoir le samedi 23 février à l´hôtel Aletti à Alger et son avis (à lui, pas à elle) sur  l´existentialisme : «L´existentialisme n´est pas une philosophie du désespoir. Ne pas croire en Dieu et faire craquer les barreaux de la morale établie n´est pas désespérant. Au contraire, l´existentialisme fait confiance à l´homme qui fait sa vie et agit comme bon lui semble sans souci de doctrines. Dieu ne crée pas le destin de l´homme, c´est l´homme lui-même qui crée sa vie et cherche sa joie où il la trouve. L´existentialisme peut donc être optimiste et bon – ce qu´il fait est tel pour lui et peut paraître contraire aux autres. Simone de Beauvoir n´arrive pas à me donner une définition de sa philosophie. Je lui déclare tout net que je suis chrétien et poète, pas philosophe pour un sou. Me questionne sur ma vie, mes projets. Elle aime l´enseignement et me conseille de continuer en Algérie À Paris, vie dure et pénible (ex-étudiante qu´elle connaît), le froid. Les journaux ont entièrement faussé notre philosophie etc.». Simone Beauvoir pense qu´ à Alger on peut mieux travailler qu´à Paris : «Ce beau soleil, ce ciel, cette mer. Alger est superbe. Vous vous lasserez vite de Paris». Simone de Beauvoir salue le talent poétique de Jean Sénac en lisant quelques vers qu´il lui a montrés : Vous êtes incontestablement poète, sensible et sincère. Il faut travailler, préciser votre pensée, les germes sont bons». À la fin, Jean Sénac a demandé à Simone de Beauvoir si l´existentialisme était vraiment une philosophie. Elle lui a répondu : «oui, mais non une école littéraire».              

Avec le temps, il est devenu assez proche de l´éditeur Edmond Charlot, d´Albert Camus, d´Emmanuel Roblès (qu´il avait connu dès 1946) et d´autres écrivains qui comptaient comme Jean Cayrol, Mohammed Dib ou Jules Roy. Ce dernier, il l´a interviewé début 1947 pour L´Africain, journal algérois, et le moins que l´on puisse dire c´est que cette rencontre l´a profondément marqué comme on peut s´en apercevoir en lisant l´entrée de ses carnets du 8 janvier 1947, un mercredi à 10 heures du matin : «Hier soir, chez Charlot, j´ai rencontré Jules Roy qui m´a dédicacé ses poèmes. Venu pour l´interviewer, je suis resté tout bête devant lui, incapable de prononcer une parole. Sa franchise, sa gentillesse ont refoulé mes instincts de journaliste et je n´ai pu –sous le coup de l´émotion – que me taire et aimer Roy en silence. J´ai dû paraître tellement gauche et gamin. Ma timidité –contrastant parfois avec une folle audace -, mes «crises» de mémoire m´effrayent. Je constate avec angoisse mon faible bagage intellectuel et mon manque d´élocution qui m´empêchent d´agir comme je le voudrais». 

 Il a passé deux années en France métropolitaine, surtout à Paris,  avant de se fixer à Alger en 1952 où il s´est lié d´amitié avec des figures majeures du mouvement nationaliste et en 1955 il est reparti à Paris où il a rejoint la cause de l´indépendance algérienne. En dehors de quelques voyages en Espagne et en Italie, Jean Sénac est demeuré en France pendant toute la guerre.

Au fur et à mesure du déroulement de la guerre, les relations entre Jean Sénac et Albert Camus se sont compliquées. Tantôt publiquement, tantôt dans ses carnets intimes, probablement aussi dans une correspondance encore inédite aujourd´hui, Jean Sénac a condamné Albert Camus pour des positions qu´il jugeait trop humanistes. La rupture s´est consommée début 1957, mais Sénac, de son propre aveu,  n´a jamais retiré à son maître en écriture une profonde et dramatique affection.

En décembre 1961, quelques mois avant l´indépendance, Jean Sénac s´insurgeait contre l´exaspération des Européens d´Algérie et prônait une solution radicale : «Dans l´horreur jusqu´au cou. Les Européens d´Algérie sont malades, traumatisés, mentalement détraqués. Seul un électro –choc pourrait les récupérer, les sauver : la prise immédiate du pouvoir par le FLN. Mais c´est encore un rêve. Nous allons donc assister, impuissants, désemparés, à cet atroce phénomène d´aliénation de toute une population aux réflexes infantiles, utilisée, exploitée par les fascistes de l´OAS qui ne voient en elle qu´une masse de manœuvre utile pour prendre le pouvoir en France. Même si les Européens arrivaient à constituer des enclaves, à créer une république française d´Algérie, ils seraient tôt ou tard vaincus par la République algérienne fortement armée et soutenue par le monde entier : j´imagine/dans 10 ans/l´entrée des troupes arabes à Oran, la détresse des Pieds-Noirs vaincus sans nul recours. Tristesse !».

Après l´indépendance, Jean Sénac a mené une vie très intense - tissée d´essais, poèmes, articles, conférences, voyages, rencontres – mais financièrement précaire. En 1969, ne pouvant plus payer les arriérés du loyer du morceau de villa qu´il occupait au-dessus de la petite plage de la Pointe Pescade, à trente kilomètres d´Alger, il a déménagé dans ce qu´il appelait sa «cave –vigie», deux pièces en sous-sol Rue Élisée- Reclus, dans la capitale algérienne. Jean Sénac vivait dans un dénuement presque total. Éric Sarner nous rappelle qu´il poursuivait ses chasses nocturnes qui le laissaient seul et saccagé moralement et parfois physiquement lorsqu´à plusieurs reprises il fut agressé. Depuis 1971, il a dit à ses proches : «ils me tueront ou bien ils me feront assassiner. Ils feront croire que c´est une affaire de mœurs. Mais je ne quitterai jamais en lâche ce pays où j´ai tant donné de moi-même. Ils feront de moi un nouveau García Lorca». On ne peut s´empêcher de penser aux vers prémonitoires de Jean Sénac : «L´heure est venue pour vous de m´abattre, de tuer en moi votre propre liberté, de nier la fête qui vous obsède».

Le 30 août 1973, Jean Sénac fut assassiné dans sa «cave-vigie». Le meurtre n´a jamais été élucidé. Un délinquant fut arrêté quelques jours plus tard, mais il a fini par être libéré faute de preuves concluantes. Le médecin –légiste a constaté le décès suite à une blessure au crâne suivie de cinq coups de couteau portés à la poitrine. Parmi les journaux, seuls El Moudjahid a annoncé la nouvelle, quasiment une semaine plus tard, le 5 septembre. Beaucoup ont rapproché ce meurtre de celui - survenu à Rome deux ans plus tard- de Pier Paolo Pasolini (voir la chronique d´août 2022), dont l´écrivain  Michel del Castillo dans son essai de 2002, Algérie, l´extase et le sang (éditions Stock) qui, lui, accentue ce rapprochement en mettant en exergue la nostalgie spirituelle, la tentation voluptueuse de la salissure, de la violence et donc de l´expiation.

Après l´édition de ses Oeuvres Poétiques complètes (Actes Sud, 2020) et sa biographie par Bernard Mazo (Jean Sénac, poète et martyr, Le Seuil, 2013), Un cri que le soleil dévore est une étape de plus dans la redécouverte de l´œuvre d´un homme qui a payé de sa vie le courage de ses positions et sa volonté de vérité.  

Jean Sénac, Un cri que le soleil dévore (1942-1973, Carnets, notes et réflexions), édition établie, présentée et annotée par Guy Dugas, éditions du Seuil (en partenariat avec El Kalima, Algérie), Paris, septembre 2023.

               

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