Jean Sénac, le poète solaire.
Dans un texte inédit écrit pour le site de la revue Ballast en 2014, le
poète, écrivain, journaliste et réalisateur de documentaires Éric Sarner,
Français né à Alger en 1943, a choisi en épigraphe une phrase de Jean Renoir à
propos de Pier Paolo Pasolini : «Ce qui fait scandale…c´est sa sincérité».
Cette phrase, on s´en serait douté, n´a
pas été choisie au hasard, elle s´applique on ne peut mieux à l´écrivain sur
lequel Eric Sarner brosse un portrait fouillé et émouvant. Cet écrivain dont on
a signalé le 30 août le cinquantième anniversaire de son assassinat en des
conditions mystérieuses, dans la cave qu´il occupait sans un sou et mis au ban
en pleine Algérie indépendante, n´est autre que Jean Sénac. Nombre de lecteurs
n´auront jamais entendu parler de cet immense poète –le poète de l´indépendance
algérienne comme il est souvent présenté - dont les éditions du Seuil viennent
de publier le journal intime inédit - carnets, notes et réflexions-écrit entre
1942 et 1973, l´année de sa mort tragique. Une édition, préfacée et établie par
Guy Dugas (responsable des Archives Sénac), joliment intitulée Un cri que le
soleil dévore.
Poète brillant, personnalité hors du commun qui avait comme frères en
poésie Constantin Cavafis, Pier Paolo Pasolini, Federico García Lorca,
Baudelaire, Verlaine, Genet, Ginsberg ou René Char, ami de Camus qu´il tenait
pour son maître en écriture, mais dont il s´est éloigné lors de la guerre d´Algérie, Jean Sénac était également
socialiste d´humeur anarchiste, chrétien mécréant -ou chrétien anarchiste,
selon l´écrivain Emmanuel Roblès -, homosexuel et un esprit en permanente
ébullition qui écrivait sur tout ce qu´il trouvait –tickets d´autobus ou papier
toilette – gueulait pour un rien et déclamait son amour sur les murs. Dans le
texte cité plus haut, Éric Sarner écrit : «Jean Sénac poète dans la cité,
dans la lumière exacte et brouillonne d´Alger, qui n´eut pas toujours raison et
travailla dans la ferveur et une franchise toujours plus dangereuse. Il n´y eut
pas, tout au long de la vie de cet homme-là, compagnon plus constant que le
danger. Danger des solitudes et des enfers, danger des libertés et des
ruptures, danger de la confusion, de «la guerre dans le cœur», et des lyrismes
exorbitants».
Jean Sénac est né le 29 novembre 1926 à Beni- Saf en Oranie, Algérie. Beni
–Saf était un petit port de pêche à l´entrée d´une petite baie où deux ravins
côtiers débouchent sur la Méditerranée. Sa famille était d´extraction modeste.
Son grand-père maternel, Juan Comma, était originaire de la Catalogne et
travaillait à la mine de fer. Jean Sénac n´a pas connu son père, peut-être
gitan, et jusqu´à l´âge de 5 ans il porte le nom de sa mère, Comma (sa mère
s´appelait Jeanne Comma). C´est à cette époque-là que l´éphémère époux de sa
mère et géniteur de sa sœur Laurette, Edmond Sénac, l´a reconnu comme son fils.
Jean Sénac a naturellement suivi la Seconde Guerre Mondiale depuis la
colonie française d´Algérie où, en jeune innocent dont la personnalité était
encore en train de se former, il fondait des espoirs sur le vieux Maréchal
Philippe Pétain qui avait signé l´armistice avec l´occupant nazi, mais qui
d´après le jeune Sénac, à l´ardeur nationaliste à toute épreuve, reprendrait le
navire pour la résurrection de l´âme française comme il a écrit dans ses
carnets le 16 octobre 1943, à l´âge de 16 ans: «Vers 18h15, nous avons parlé
avec M. Davy de la politique actuelle : une bande de dépravés tiennent le
navire !Des parvenus, des aventuriers. Sous le couvert «À mort le
Boche !», ils veulent nous faire avaler leurs microbes mortels. Mais le
jour viendra où le Boche et l´Anglais, le Soviet et le Franc-maçon, boutés hors
de chez nous par des cœurs vaillants et purs, des âmes bien françaises, le bon
droit reprendra le dessus. Notre vieux Maréchal, que Dieu et Jeanne voudront
conserver jusque-là, reprendra le Navire. Avec ce pilote et ses matelots, nous
toucherons au plus beau des ports. La Libération du Sol est proche ! Aux
armes, Français, la résurrection des âmes est proche ! Aux armes, volontés
pures et nobles ! La France aime le Maréchal ! L´Empire aime le
Maréchal ! Le jour viendra où nous pourrons lire sous une modeste statue
sculptée par un bras bien français : Philippe Pétain/ Maréchal de
France/Rénovateur de la Patrie/Par deux fois l´a bien mérité/de son pays».
Sa passion pour l´écriture, la littérature, et particulièrement pour la
poésie lui est venue assez tôt, son premier poème, datant de 1941, ayant été
publié en novembre 1942. Néanmoins, il était aussi un bon dessinateur et sa
sensibilité aux arts plastiques l´a fait envisager une formation aux Beaux
-Arts. Il a fait des critiques d´art pour la presse écrite, en parlant des
peintres natifs d´Algérie et en prenant parti pour l´art abstrait. De toute
façon, la poésie a définitivement pris le dessus et en 1947 il n´avait aucun
doute qu´il serait un poète qui ferait des mots l´espoir de sa vie, malgré les
souffrances que l´art où il excellerait lui ferait endurer : «les
exigences de la poésie me font plus souffrir que celle de l´existence», a-t-il
écrit un jour. Homme à la santé fragile, c´est du sanatorium de Rivet où il
soignait une pleurésie qu´il a écrit en juin 1947 à Albert Camus, déjà un
écrivain reconnu à l´époque. Selon Éric Sarner, la première lettre de Sénac
était celle «d´un admirateur ému, empêtré dans sa propre ferveur mais pleine de
sa propre ambition. Bien sûr, Camus ne sait rien de Sénac à l´époque, mais les
conseils qu´il lui donne en retour du courrier –conseil de vie davantage que
d´écriture –sont éminemment fraternels».
En ce temps-là, Jean Sénac lisait avidement tout ce qu´on publiait et
voulait prendre part à tous les débats politiques, littéraires et
philosophiques. L´année précédant le début de sa correspondance avec Camus, il
a décrit dans ses carnets sa rencontre avec Simone de Beauvoir le samedi 23
février à l´hôtel Aletti à Alger et son avis (à lui, pas à elle) sur l´existentialisme : «L´existentialisme
n´est pas une philosophie du désespoir. Ne pas croire en Dieu et faire craquer
les barreaux de la morale établie n´est pas désespérant. Au contraire,
l´existentialisme fait confiance à l´homme qui fait sa vie et agit comme bon
lui semble sans souci de doctrines. Dieu ne crée pas le destin de l´homme,
c´est l´homme lui-même qui crée sa vie et cherche sa joie où il la trouve.
L´existentialisme peut donc être optimiste et bon – ce qu´il fait est tel pour
lui et peut paraître contraire aux autres. Simone de Beauvoir n´arrive pas à me
donner une définition de sa philosophie. Je lui déclare tout net que je suis
chrétien et poète, pas philosophe pour un sou. Me questionne sur ma vie, mes
projets. Elle aime l´enseignement et me conseille de continuer en Algérie À
Paris, vie dure et pénible (ex-étudiante qu´elle connaît), le froid. Les
journaux ont entièrement faussé notre philosophie etc.». Simone Beauvoir pense
qu´ à Alger on peut mieux travailler qu´à Paris : «Ce beau soleil, ce
ciel, cette mer. Alger est superbe. Vous vous lasserez vite de Paris». Simone
de Beauvoir salue le talent poétique de Jean Sénac en lisant quelques vers
qu´il lui a montrés : Vous êtes incontestablement poète, sensible et
sincère. Il faut travailler, préciser votre pensée, les germes sont bons». À la
fin, Jean Sénac a demandé à Simone de Beauvoir si l´existentialisme était vraiment
une philosophie. Elle lui a répondu : «oui, mais non une école
littéraire».
Avec le temps, il est devenu assez proche de l´éditeur Edmond Charlot, d´Albert
Camus, d´Emmanuel Roblès (qu´il avait connu dès 1946) et d´autres écrivains qui
comptaient comme Jean Cayrol, Mohammed Dib ou Jules Roy. Ce dernier, il l´a
interviewé début 1947 pour L´Africain, journal algérois, et le moins que l´on
puisse dire c´est que cette rencontre l´a profondément marqué comme on peut
s´en apercevoir en lisant l´entrée de ses carnets du 8 janvier 1947, un
mercredi à 10 heures du matin : «Hier soir, chez Charlot, j´ai rencontré
Jules Roy qui m´a dédicacé ses poèmes. Venu pour l´interviewer, je suis resté
tout bête devant lui, incapable de prononcer une parole. Sa franchise, sa
gentillesse ont refoulé mes instincts de journaliste et je n´ai pu –sous le
coup de l´émotion – que me taire et aimer Roy en silence. J´ai dû paraître
tellement gauche et gamin. Ma timidité –contrastant parfois avec une folle
audace -, mes «crises» de mémoire m´effrayent. Je constate avec angoisse mon
faible bagage intellectuel et mon manque d´élocution qui m´empêchent d´agir
comme je le voudrais».
Il a passé deux années en France
métropolitaine, surtout à Paris, avant
de se fixer à Alger en 1952 où il s´est lié d´amitié avec des figures majeures
du mouvement nationaliste et en 1955 il est reparti à Paris où il a rejoint la
cause de l´indépendance algérienne. En dehors de quelques voyages en Espagne et
en Italie, Jean Sénac est demeuré en France pendant toute la guerre.
Au fur et à mesure du déroulement de la guerre, les relations entre Jean
Sénac et Albert Camus se sont compliquées. Tantôt publiquement, tantôt dans ses
carnets intimes, probablement aussi dans une correspondance encore inédite
aujourd´hui, Jean Sénac a condamné Albert Camus pour des positions qu´il jugeait
trop humanistes. La rupture s´est consommée début 1957, mais Sénac, de son
propre aveu, n´a jamais retiré à son
maître en écriture une profonde et dramatique affection.
En décembre 1961, quelques mois avant l´indépendance, Jean Sénac
s´insurgeait contre l´exaspération des Européens d´Algérie et prônait une
solution radicale : «Dans l´horreur jusqu´au cou. Les Européens d´Algérie
sont malades, traumatisés, mentalement détraqués. Seul un électro –choc
pourrait les récupérer, les sauver : la prise immédiate du pouvoir par le
FLN. Mais c´est encore un rêve. Nous allons donc assister, impuissants,
désemparés, à cet atroce phénomène d´aliénation de toute une population aux
réflexes infantiles, utilisée, exploitée par les fascistes de l´OAS qui ne
voient en elle qu´une masse de manœuvre utile pour prendre le pouvoir en
France. Même si les Européens arrivaient à constituer des enclaves, à créer une
république française d´Algérie, ils seraient tôt ou tard vaincus par la
République algérienne fortement armée et soutenue par le monde entier :
j´imagine/dans 10 ans/l´entrée des troupes arabes à Oran, la détresse des
Pieds-Noirs vaincus sans nul recours. Tristesse !».
Après l´indépendance, Jean Sénac a mené une vie très intense - tissée
d´essais, poèmes, articles, conférences, voyages, rencontres – mais
financièrement précaire. En 1969, ne pouvant plus payer les arriérés du loyer
du morceau de villa qu´il occupait au-dessus de la petite plage de la Pointe
Pescade, à trente kilomètres d´Alger, il a déménagé dans ce qu´il appelait sa
«cave –vigie», deux pièces en sous-sol Rue Élisée- Reclus, dans la capitale
algérienne. Jean Sénac vivait dans un dénuement presque total. Éric Sarner nous
rappelle qu´il poursuivait ses chasses nocturnes qui le laissaient seul et
saccagé moralement et parfois physiquement lorsqu´à plusieurs reprises il fut
agressé. Depuis 1971, il a dit à ses proches : «ils me tueront ou bien ils
me feront assassiner. Ils feront croire que c´est une affaire de mœurs. Mais je
ne quitterai jamais en lâche ce pays où j´ai tant donné de moi-même. Ils feront
de moi un nouveau García Lorca». On ne peut s´empêcher de penser aux vers
prémonitoires de Jean Sénac : «L´heure est venue pour vous de m´abattre,
de tuer en moi votre propre liberté, de nier la fête qui vous obsède».
Le 30 août 1973, Jean Sénac fut assassiné dans sa «cave-vigie». Le meurtre
n´a jamais été élucidé. Un délinquant fut arrêté quelques jours plus tard, mais
il a fini par être libéré faute de preuves concluantes. Le médecin –légiste a
constaté le décès suite à une blessure au crâne suivie de cinq coups de couteau
portés à la poitrine. Parmi les journaux, seuls El Moudjahid a annoncé la
nouvelle, quasiment une semaine plus tard, le 5 septembre. Beaucoup ont
rapproché ce meurtre de celui - survenu à Rome deux ans plus tard- de Pier
Paolo Pasolini (voir la chronique d´août 2022), dont l´écrivain Michel del Castillo dans son essai de 2002, Algérie,
l´extase et le sang (éditions Stock) qui, lui, accentue ce rapprochement en
mettant en exergue la nostalgie spirituelle, la tentation voluptueuse de la
salissure, de la violence et donc de l´expiation.
Après l´édition de ses Oeuvres Poétiques complètes (Actes Sud, 2020) et sa
biographie par Bernard Mazo (Jean Sénac, poète et martyr, Le Seuil, 2013), Un
cri que le soleil dévore est une étape de plus dans la redécouverte de l´œuvre
d´un homme qui a payé de sa vie le courage de ses positions et sa volonté de
vérité.
Jean Sénac, Un cri que le soleil dévore (1942-1973, Carnets, notes et
réflexions), édition établie, présentée et annotée par Guy Dugas, éditions du
Seuil (en partenariat avec El Kalima, Algérie), Paris, septembre 2023.
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