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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mercredi 29 novembre 2023

Chronique de décembre 2023.

 


 La valise et l´humour de Sergueï Dovlatov.

S´il n´étalait pas au grand jour ses origines juives, toujours est-il que Sergueï Dovlatov émaillait ses écrits d´un humour un brin corrosif et une autodérision qui le rapprochaient quelque peu du traditionnel humour juif qu´Adam Biro a si admirablement décrit dans son Dictionnaire amoureux de l´humour juif, paru en 2017 chez Plon.

Si aujourd´hui Sergueï Dovlatov, plus de trente ans après sa mort, est un auteur populaire dans le monde entier y compris dans son pays d´origine, la Russie, de son vivant il fut un auteur plutôt maudit ou du moins un auteur qui, victime des coups de boutoir de la censure soviétiques, n´a jamais pu voir ses livres publiés en Union Soviétique. Connu en ce temps-là surtout comme journaliste – il a travaillé dans divers journaux et magazines de Leningrad (nom de Saint-Pétersbourg pendant la période soviétique), puis comme correspondant à Tallinn du journal Estonie soviétique – ses tentatives de se faire publier en Union Soviétique ont toujours échoué. L´ensemble de son premier livre fut d´ailleurs détruit sur ordre du KGB. Mais l´échec le poursuivait dés sa jeunesse où, après avoir suivi des études de langue finnoise, il fut recalé à quatre reprises dans l´examen d´allemand à l´Institut de Philologie de l´Université de Leningrad, un institut qui constituait un passage obligé pour quiconque voulait devenir écrivain. C´est là qu´il a rencontré Asia Pekurovskaia, sa future femme et fréquenté les poètes Joseph Brodsky, Evgueni Rein, Anatoli Naiman et Andreï Ariev. À la suite de son bannissement de l´Université, survenu en 1961, Serguei Dovlatov a été mobilisé à l´Armée et affecté à la surveillance des camps de travail. En 1965, il fut démobilisé et a pu retourner à Leningrad.

 Si Leningrad semble omniprésente dans la vie de Serguei Dovlatov et peut-être considérée en quelque sorte comme sa ville natale, ce n´est pourtant pas dans l´ancienne capitale russe (sous le nom de Saint-Pétersbourg) qu´il est né le 3 septembre 1941, mais à Oufa, une ville de l´Ouest de la Russie. La raison en est que sa famille a dû être évacuée en République de Bachkirie pendant le siège de Leningrad. Serguei Dovlatov est né de parents d´origine juive et arménienne respectivement. Son père, Donat Isaakevitch Metchik a travaillé comme metteur en scène de théâtre et sa mère, Nora Dovlatova, fut d´abord actrice de théâtre avant de devenir correctrice pour des journaux et des maisons d´édition. Ses parents ont divorcé en 1949 et dès cette date Serguei a vécu avec sa mère. Il fut d´ailleurs rapidement inscrit sous son nom, Dovlatova, en partie en raison de la lutte contre le cosmopolitisme et les étrangers qui sévissait alors en Urss et qui a principalement visé les juifs comme son père.

Ses démêlées constantes avec les censeurs soviétiques ont mené à son expulsion de l´Union des journalistes de l´Urss. En 1976, il publiait essentiellement dans des magazines en langue russe d´Europe occidentale, surtout Continent et Temps et nous. En 1978, sa vie a pris un nouveau tournant. Le 18 juillet, il fut arrêté et emprisonné pendant quinze jours. La police a alors parlé de «dissidence mineure», de «rencontres avec des journalistes occidentaux» et l´a accusé de proxénétisme et de parasitisme social. L´arrestation est intervenue un mois après que Radio Liberty eut adapté Le livre invisible dans une version radiophonique. Le Kgb lui a proposé de quitter le pays et ce fut chose faite dès le 24 août 1978. Avec sa mère –sa femme Elena et sa fille Katia avaient déjà émigré aux États-Unis –il a pris l´avion pour Vienne où il a fréquenté la diaspora russe et d´autres candidats à l´émigration vers l´Occident. Il a alors fait parler de lui, l´une de ses nouvelles ayant été publiée dans l´importante revue La Pensée Russe. Il a également rencontré le dramaturge polonais Slawomir Mrozek qu´il tenait en haute estime.

En février 1979, il est parti aux États-Unis où il a pu publier ses écrits –d´abord dans des revues prestigieuses comme The New Yorker et Panorama, puis sous forme de livre. Il a alors entamé une véritable carrière littéraire jusqu´à son décès le 24 août 1990 –douze ans jour pour jour après avoir quitté l´Union Soviétique – à la suite d´une crise cardiaque dans l´ambulance qui l´emmenait à l´hôpital.

Le grand poète et essayiste Joseph Brodsky, Prix Nobel de Littérature en 1988, a dit de Dovlatov : «Il est le seul écrivain russe dont les œuvres seront lues jusqu´au bout» et «Ce qui est décisif c´est le ton que chaque membre d´une société démocratique peut reconnaître : l´individu qui ne se laisse pas enfermer dans le rôle de la victime, qui n´est pas obsédé par ce qui le rend différent».

Dovlatov et Brodsky sont contemporains. Leur destin, en général, est similaire à bien des égards et tous deux se sont retrouvés aux États-Unis. Le succès de Dovlatov, bien sûr, ne peut pas se mesurer à celui de Brodsky à l'échelle mondiale, mais la réussite de Dovlatov est extraordinaire si l´on teint compte du fait qu´il a gardé l´essence russe de ses écrits et connaissait plutôt mal la langue anglaise, contrairement à Brodsky qui était toujours axé sur la poésie anglophone et, à un moment donné, a même commencé à écrire en anglais. Et pourtant, une fois aux États-Unis, dans un pays étranger, Dovlatov a publié dans le prestigieux The New Yorker  et cela lui a apporté sa renommée auprès des Américains..  

Dovlatov s´est éteint au moment où le rideau de fer venait de tomber et où l´Union Soviétique était près de l´agonie. Elle allait s´écrouler l´année suivante. Comment Serguei Dovlatov, s´il était encore en vie, aurait –il vécu la chute du communisme et le démembrement de l´Union Soviétique ? On pourrait dire que la sobriété de Dovlatov était en quelque sorte contraire à la volonté de la classe moyenne russe, dans l'ère post –soviétique et post -communiste des années 1990, de se développer économiquement. Or c'est curieusement et paradoxalement à cette époque que la popularité de Dovlatov et de ses œuvres ont connu une ascension fulgurante. Néanmoins, selon son ami, le poète Andreï Arev, Dovlatov n'était pas un être politique, mais il était tout autant difficile de dire qu'il était apolitique. Pour Dovlatov, l'homme ne vivait qu'avec des passions simples : amour, haine, n'importe quoi, mais pas dans une entreprise collectiviste. La conscience de Dovlatov était absolument anti-collectiviste, donc il n'a jamais fait de déclarations politiques, sauf seulement pour défendre un ami qui était en difficulté.

En français, les œuvres de Serguei Dovlatov sont en cours de publication chez l´éditeur suisse La Baconnière. Les livres de celui qui est devenu l´écrivain russe d´après-guerre le plus lu en Russie depuis la fin du communisme, sont en grande partie autobiographiques. Le livre invisible suivi de Le journal invisible est une des œuvres les plus emblématiques de l´auteur et qui ont contribué à asseoir et consolider sa réputation. Le livre invisible retrace ses tentatives éditoriales en Urss et conte l´absurdité qui s´empare des dernières décennies post- staliniennes. L´impossibilité de publier dans son pays sera l´une des causes principales de son émigration aux États-Unis. Dans une prose teintée d´humour et d´autodérision, il met en scène ses propres échecs, s´interrogeant même sur les raisons qui pourraient pousser les lecteurs à lire ses livres, comme il l´affirme dès l´avant-propos : «C’est avec inquiétude que je prends la plume. Qui va s’intéresser aux confessions d’un raté ès lettres ? Et quelles leçons tirer de son récit ? D’ailleurs ma vie manque d’attributs tragiques. Ma santé est florissante. Ma famille m’aime. Et je sais que je trouverai toujours un travail qui me permettra d’assurer normalement mon existence sur le plan biologique. Comme si ce n’était pas suffisant, je bénéficie d’un certain nombre d’avantages. Je parviens sans peine à prédisposer les gens en ma faveur. J’ai commis plusieurs dizaines d’actes sanctionnés par le code pénal et qui sont demeurés impunis. Je me suis marié deux fois, et ces deux unions ont été heureuses. Et pour couronner le tout, j’ai un chien. Ce qui est vraiment un luxe superflu. Mais pourquoi dans ce cas ai-je l’impression de me trouver au bord d’une catastrophe? D’où me vient le sentiment d’être totalement inadapté à cette vie? Quelle est la cause de mon abattement ? Je veux essayer d’y voir clair. J’y pense sans cesse. Je rêve d’invoquer le spectre du bonheur… Je regrette d’avoir écrit ce mot. Les images qui y sont associées tendent de l’infini vers zéro. Quelqu’un de ma connaissance affirmait sérieusement que son bonheur serait parfait si la gérance de son immeuble changeait le tuyau de canalisation… ». Dans Le journal invisible, Dovlatov et ses amis, journalistes russes fraîchement immigrés, se confrontent à la réalité de la gestion d’une entreprise dans un marché libéral férocement concurrentiel alors qu’ils tentent de fonder un journal russophone à New York.

Quant à La Zone, c´est le premier livre de Dovlatov qui retrace l´année (1962) où il prend ses fonctions de garde dans le camp à régime spécial d´Oust –Vinsk, au Kazakhstan, un camp de prisonniers de droit commun. Dans une atmosphère multiethnique où les rôles principaux se redistribuent entre simples soldats, gradés et prisonniers en tout genre, l´auteur relate les événements qui accompagnent la vie du camp, sous la forme d´épisodes singuliers. La Zone, comme on nous l´annonce dans la quatrième de couverture, est un témoignage romancé du monde concentrationnaire, de son langage et de ses lois propres. Dans ce texte, Dovlatov manie on ne peut mieux l´ironie, qu´il élèvera au fil du temps à la catégorie d´un art, et relate la violence et l´amour, l´absurdité et la loi dans un monde où la parole demeure le seul moyen de transformer la réalité du camp.

Dans La valise -la valise est celle qu´il emporte lorsqu´il quitte la Russie -, l´auteur, à travers huit objets, ressuscite les souvenirs de la vie passée en Russie et sont le prétexte à autant d´histoires du quotidien, pleines de malice. Il prend le parti de l´absurdité de la vie par le biais du rire, sans jamais tomber dans le pathétique.

Dans Le compromis, l´écrivain raconte les coulisses de douze articles publiés dans des journaux estoniens de langue russe. Les récits de ce livre témoignent du bras de fer permanent auquel le journaliste a dû se livrer face à la censure soviétique. Face aux injonctions du Parti, d´aucuns ont ployé, d´autres se sont rebellés et beaucoup d´entre eux se sont abîmés dans la vodka.

Dans Le domaine Pouchkine, Dovlatov met en scène Boris Alikhanov –peut-être son alter ego –un jeune auteur impubliable de Leningrad qui se fait embaucher le temps d´un été comme guide au domaine Pouchkine, à Pskov. Sur place, il se confronte aux grands questionnements qui ont été également ceux de Pouchkine en son temps, comme son œuvre, sa relation au pouvoir, sa vie familiale et ses problèmes financiers. Pourtant, dans les coulisses de ce divertissement, l´histoire personnelle du narrateur s´assombrit…

Enfin, La Filiale raconte l´histoire de Dalmatov, l’alter ego de Dovlatov, journaliste qui doit rendre compte de l’événement et va se confronter au désespoir tragicomique de cette diaspora russe; ainsi qu’à une apparition: son premier grand amour, la fatale Tassia. La Filiale est d’abord un grand roman sur l’amour, où le narrateur se laisse porter par ses souvenirs. Ceux de l’humiliation et du doute, des transports et des joies. Néanmoins, la censure et les obstacles à la liberté de parole des écrivains est naturellement à l´ordre du jour, comme à la page 72 où, aux États-Unis,  le spécialiste de littérature Erdman, au moment de l´agonie de l´Union Soviétique, répond avec une certaine dose d´irritation quand on lui demande quelle est la différence entre la Russie et l´Amérique, alors qu´aucune de deux ne peut se prévaloir de vivre en liberté : «Il y en a une, qui n´a rien de négligeable. Ici, après une remarque de ce genre, tu vas tranquillement monter dans ta voiture et rentrer chez toi. Tandis qu´un habitant de Moscou ou de Leningrad, tout récemment encore, aurait été emmené par une voiture de police. Et, au lieu de regagner son domicile, il se serait retrouvé dans une cellule, en détention provisoire».

Tout en se servant de l´ironie et de l´autodérision, comme on l´a vu tout au long de cette chronique, Serguei Dovlatov comme tous les écrivains qui été victimes de la censure, a fait, à sa guise,  de la littérature un outil de résistance.

 

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