Le roman posthume d´un homme seul.
Quand, vers 1939, Stefan Mihaï Lazãr, un hooligan notoire proche de la
Garde de Fer- mouvement fasciste et philo-nazi qui sévissait en Roumanie dans
les années trente-, l´interpelle et lui pointe en pleine rue à Bucarest un
revolver sur la poitrine, Virgil Gheorghiu, jeune journaliste à l´époque et
futur écrivain, aura sûrement eu chaud. Les menaces proférées étaient à prendre
au sérieux : «Virgil Gheorghiu, l´heure du châtiment est arrivé pour vous.
Je vous tue, débarrassant la terre de votre présence inutile». Heureusement, il
est sauvé par l´intervention providentielle de son éditeur Emil Ocneanu qui,
bien que très menacé en tant que juif, avait pu acheter son salut et celui de
quelques proches. Ce qui avait déclenché l´ire de Stefan Mihaï Lazãr –que
Virgil Gheorghiu avait rencontré un jour chez Mircea Eliade - et des
légionnaires de la Garde de Fer à l´encontre du jeune journaliste c´est le
recueil en vers pour défendre la liberté qu´il avait publié en hommage à Armand
Calinescu, premier-ministre assassiné par des légionnaires. Virgil Gheorghiu a
donc vu la mort devant lui mais ce n´était point la première et ce ne serait
pas non plus la dernière fois de sa vie qu´il se trouvait sur la corde raide,
comme nous l´a rappelé en 2017 Thierry Gillyboeuf dans son court essai Virgil Gheorghiu
l´écrivain calomnié (Éditions de la Différence, 2017).
Virgil Gheorghiu est né à Valea Alba dans la commune de Razboieni en
Moldavie, dans le nord de la Roumanie, le 9 septembre 1916, mais il ne fut
déclaré né que le 15 septembre pour des raisons administratives. Son père,
Constantin Gheorghiu (1), était prêtre orthodoxe du Patriarcat de toute la
Roumanie à Petricani. Sa famille le destinait lui aussi au séminaire et à la
prêtrise, mais il a dû y renoncer faute d´argent. Ce n´est qu´en 1963 qu´il a
pu finalement embrasser le sacerdoce à Paris. Après des études à l´école
Militaire de Chisinau et le métier de journaliste dans la turbulence des années trente, Virgil
Gheorghiu - dont la femme Ecaterina, avocate, filait un mauvais coton en tant
que juive sous le régime fasciste d´Ion Antonescu, allié de l´Allemagne nazie-
a accepté de suivre une carrière diplomatique, d´abord au secrétariat de la
légation du ministère des Affaires Étrangères puis, l´année suivante, à
l´ambassade roumaine à Zagreb comme attaché culturel. Zagreb, il faut le
rappeler, était alors la capitale de l´Etat indépendant de Croatie, satellite
de l´Italie et du Troisième Reich, dirigé par les redoutables Oustachis d´Ante
Pavelic. Virgil Gheorghiu et sa femme ne soupçonnaient nullement à l´époque
qu´ils n´allaient plus jamais revoir leur patrie.
Humaniste chrétien au sens quasi mystique du terme, Virgil Gheorghiu était
férocement anti-communiste et antibolchevique et n´a pas supporté le régime qui
s´est instauré en Roumanie avec la victoire soviétique. Aussi a-t-il décidé
avec sa femme de demander l´asile politique dans n´importe quel pays de
l´Europe de l´Ouest. Néanmoins, sa condition d´ancien diplomate au service d´un
régime fasciste lui a taillé bien des croupières, à lui et à sa femme dont il
fut un moment séparé de force. Virgil Gheorghiu fut arrêté et puis emprisonné pendant
deux ans dans une prison américaine en Allemagne. C´est cette terrible expérience
qui lui a inspiré le roman à succès La 25e heure qu´il a rédigé à
Heidelberg après sa libération et qu´il a présenté, dès son arrivée avec sa femme
à Paris, à des éditeurs français avec l´aide des ses amis roumains –dont Mircea
Eliade- habitant la capitale française. Le livre est finalement paru en 1949
aux éditions Plon, traduit par Monique Saint-Côme –pseudonyme de l´écrivaine Monica
Lovinescu (2) qui peu après s´est fâchée contre l´auteur -, et préfacé par le
philosophe existentialiste chrétien Gabriel Marcel. Salué par Albert Camus, le
roman a connu un immense succès auprès de la critique et de deux ou trois
générations de lecteurs. Il a été vendu à plus d´un million d´exemplaires et
traduit en plus de trente langues. En
1967, il fut porté à l´écran par Henri Verneuil avec Anthony Quinn (dans le
rôle de Johann Moritz, le protagoniste), Virna Lisi et Serge Reggiani. Mircea
Eliade y a vu «la première œuvre importante de l´émigration roumaine». Pour sa
part, Thierry Gillyboeuf a écrit dans l´essai cité plus haut : «Le livre
est une dénonciation sans ménagement de la déshumanisation de la société
moderne qui correspond à une situation internationale précise (…) Virgil
Gheorghiu offre au monde occidental l´image terrible et implacable de l´horreur
et de la négation des droits de l´homme(…) Le roman dénonce un univers
déshumanisé où les valeurs morales ne comptent plus : seules la force et
la puissance des grandes machines politiques dominent le cours des événements.
La bureaucratie, le poids des structures politiques et la délation atteignent dans
cette fiction des sommets d´horreur. Il nous semble, après avoir refermé le
livre, qu´il n´y a pas de place pour l´homme juste, que le seul salut possible
est de collaborer avec le système de la répression. L´honnête homme, la
justice, l´humanisme m´ont plus droit de cité dans l´univers chaotique de la
Deuxième Guerre Mondiale. En choisissant de donner un mauvais rôle aux
Américains, Gheorghiu rappelle que la monstruosité n´est pas l´apanage d´un
seul camp, mais qu´elle est dans le fondement de chaque être humain».
Le succès a pourtant engendré des jalousies et une véritable cabale a été
montée contre lui par Les Lettres Françaises en 1953 sous la plume de Francis
Crémieux, accusant Virgil Gheorghiu d´imposteur, criminel de guerre, militant
hitlérien, apologiste du crime de génocide, informateur de la police roumaine
ou antisémite (lui dont la femme était juive). Ces imputations s´appuyaient sur
des écrits de guerre où Virgil Gheorghiu s´est certes laissé emporté par la
flamme de sa jeunesse et de son nationalisme et a écrit des assertions fort
condamnables contre les juifs et prônant la «bravoure» des soldats allemands de
la Wehrmacht alliés de l´Armée roumaine. Néanmoins, nulle part ailleurs dans
son œuvre on ne trouve ne serait-ce que des bribes probantes d´idées aussi
exécrables. Il ne s´est pourtant jamais défendu des philippiques qui lui ont
été adressées –hormis un aveu très général dans ses Mémoires (Le témoin de la
vingt-cinquième heure, éditions Plon, 1986)- et si par la suite il a écrit
d´autres livres remarqués soit en roumain– La Seconde Chance, Les Sacrifiés du
Danube, La vie de Mahomet, Les immortels d´Agapia -soit en français, langue qu´il a adoptée vers le
milieu des années soixante –La tunique de peau, Le Grand Exterminateur, Les
amazones du Danube, Les inconnus de Heidelberg -, la sombre réputation qu´on
lui a collée à la peau dans les années cinquante ne l´a jamais vraiment quitté.
Dans les dernières années de sa vie – il est décédé le 22 juin 1992 à Paris
–, son acharnement contre le pouvoir politique roumain s´est accentué, mais il
n´est jamais retourné en Roumaine ni même après la mort de Nicolae Ceausescu et
la chute du régime communiste.
En février dernier, une trentaine d´années après la mort de Virgil
Gheorghiu, les éditions du Canoë nous ont surpris avec la publication d´un
inédit de l´écrivain roumain : Dracula dans les Carpates, vingt-troisième
roman de l´auteur, texte établi, annoté et préfacé par Thierry Gillyboeuf. .
Écrit donc directement en français en 1982, ce manuscrit a été retrouvé
quinze ans après sa mort. Un peu à l´instar de ses grandes œuvres comme La 25e heure, La seconde chance ou Les sacrifiés du Danube, dans
Dracula dans les Carpates Virgil Gheorghiu confronte la Roumanie de son
enfance, une Roumanie à la fois traditionnelle et éternelle de petites gens,
avec la violence de l´Histoire incarnée par les despotes successifs et le
dernier envahisseur, l´empire soviétique.
Le point de départ est la venue dans les Carpates d´un Irlandais, Baldwin
Brendan, diplômé en vampirologie par l´Université de Chicago. Chez Gheorghiu
rien n´est jamais le fruit du hasard. Tous ses romans sont émaillés de symboles
qui doivent se déchiffrer. Le fait que ce personnage soit un Irlandais et qu´il
vienne rechercher les traces de Dracula- le comte hématophage du roman homonyme
de l´écrivain irlandais Bram Stoker - en dit long sur les vraies intentions de
Gheorghiu. Ce personnage est nourri des légendes du coin, surtout celle courant
autour du voïvode sanguinaire Vlad Tepes, l´Empaleur, surnommé Draculea (petit Dragon).
Ce personnage est une manière d´ironiser sur la méconnaissance et la curiosité
anecdotique et dévoyée de l´Occident pour la Roumanie. C´est d´ailleurs cette
Roumanie, dont l´identité s´est maintenue malgré un millénaire d´occupation
ottomane, que Gheorghiu réhabilite en quelque sorte en cherchant à supplanter
les clichés qui entourent son pays que l´on retrouve dans la figure du «paysan
du Danube» chez La Fontaine et que quelques années avant le roman de Bram
Stoker on pouvait apercevoir dans le roman Le Château des Carpates de Jules
Verne dont l´intrigue se situe en Valachie.
Baldwin Brendan fait d´abord la rencontre d´un groupe de bandits, une
rencontre qui va déclencher l´intrigue de ce roman haletant et grinçant. Or,
ces bandits sont une sorte de robins des bois au grand cœur qui résistent au
pouvoir politique et à l´autorité depuis leurs refuges montagnards. Ils
répondent au nom de haïdouks qui ont leur pendant féminin dans la figure des
amazones (voir Les amazones du Danube), ces femmes fortes qui sont d´ordinaire
associées aux chevaux, comme le personnage Armina Decebal, mère du jeune héros
Décebal, à la tête d´un haras dans Dracula dans les Carpates. Figure classique
du folklore roumain, le haïdouk –qu´un autre écrivain roumain de langue
française, Panaït Istrati (1884-1935) a popularisé dans ses romans-est un
bandit justicier d´un peuple pauvre et exploité qui incarne la justice, la
vérité, le courage ou l´humanisme, mais il est aussi en quelque sorte le
représentant d´un monde qui n´existe plus, comme nous le rappelle si bien
Thierry Gillyboeuf dans la préface du roman : «D´une certaine manière les
haïdouks sont également les représentants d´un monde disparu, immortalisé par
une Roumanie dont Gheorghiu idéalise la nostalgie qu´il nourrit pour elle. Avec
cet art consommé de l´absurde propre aux écrivains roumains, il confronte
l´attachement invincible, séculaire et ancré dans un rapport direct à la nature,
du peuple roumain à son calendrier, à ses fêtes religieuses et païennes, avec
la décision arbitraire prise par le roi de le modifier par décret, comme
l´avait fait par la bulle Inter gravissimus le pape Grégoire XIII, quand il
s´était agi de passer du calendrier julien au calendrier grégorien, au mois
d´octobre 1582. La résistance qu´oppose le peuple à cette décision, en
invoquant le calendrier immuable de la terre et de Dieu, se heurte à une
répression tout aussi implacable. À aucun moment Gheorghiu ne remet en cause
l´idéalisme inflexible de ses héros, qui jamais ne cèdent sur la question de
l´honneur et de la droiture, quel qu´en soit le prix à payer».
Thierry Gillyboeuf met aussi en exergue dans sa préface une caractéristique
fort intéressante de ce roman. C´est que Virgil Gheorghiu déplace l´atmosphère propre
aux contes d´Istrati dans les romans d´Ismail Kadaré. Comme chez l´écrivain
albanais, le roman de Gheorghiu dépasse le récit historique pour lui donner une
valeur plus universelle, comme l´affirme Thierry Gillyboeuf qui ajoute qu´en
s´inscrivant dans un contexte qui sert de décor, il prend valeur de parabole,
en interrogeant une nouvelle fois le rapport complexe de l´homme au pouvoir.
Dans Dracula dans les Carpates, Virgil Gheorghiu brouille les frontières
entre le réel et le fantastique dans une intrigue où des morts -vivants
viennent souvent semer la discorde conférant une note d´humour à un roman où
l´absurde se double d´une dénonciation de la mécanique du totalitarisme.
Contrairement à une idée qui court selon laquelle Virgil Gheorghiu ne
serait que l´auteur d´un seul grand livre –La 25e heure – et que le
reste de son œuvre se réduirait à «de trop nombreux romans assez médiocres aux
intrigues policières peu convaincantes», Dracula dans les Carpates, roman d´une
prodigieuse inventivité, prouve sans l´ombre d´un doute le talent de cet
admirable écrivain roumain naturalisé français. On ne peut que saluer la
parution de ce roman inédit, en espérant qu´il sera un premier pas –en France,
en Roumanie, où que ce soit-vers la réhabilitation d´un écrivain injustement
oublié.
(2)Figure de proue des intellectuels roumains réfugiés en France, Monica
Lovinescu (1923-2008), qui a publié des ouvrages sous les pseudonymes de
Monique Saint-Côme ou Claude Pascal, était fille de l´homme de lettres Eugen
Lovinescu(1881-1943), et épouse du philosophe et poète Virgil Ierunca
(1920-2006). Curieusement, son nom d´état civil était Virgil Untaru :
ierunca signifie en roumain «gélinotte des bois» et Untaru signifie «le
crémier».
Virgil Gheorghiu, Dracula dans les Carpates, texte établi, annoté et
préfacé par Thierry Gillyboeuf, éditions du Canoë, Paris, février 2023.
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