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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

jeudi 29 avril 2021

Chronique de mai 2021.

 






Peut-on effacer l´Histoire?

La question est au centre de ce roman : le passé peut-il passer ? Il y a deux manières d´embrasser la grande Histoire pour poser la question centrale de l´équation coloniale : ou bien on rappelle, on raconte, on dissèque ce qui s´est vraiment produit, on fait en quelque sorte un long travail de mémoire pour que justement cette mémoire puisse panser les plaies et éviter que l´Histoire ne se reproduise, ou, en alternative, on trempe dans le ressentiment et l´on remue le couteau dans la plaie. Il n´est certes pas question de promouvoir une quelconque sorte d´oubli, mais le contraire de l´oubli n´est pas pour autant le ressassement à outrance, la hargne contre les fils des anciens colonialistes. La réconciliation historique se fait contre l´oubli, mais aussi contre tout esprit de revanche. La vengeance ne doit pas succéder à la souffrance et à l´humiliation.

Le passé colonial belge –comme celui d´autres anciennes puissances coloniales comme la France, l´Angleterre, l´Espagne, le Portugal ou Les Pays –Bas- est toujours sur la sellette, surtout pour ce qui est du Congo. On vous rappelle d´ailleurs que dans les toutes premières années de la colonisation de l´ancien Congo belge, puis Zaïre après l´indépendance, puis encore République démocratique du Congo, le territoire-appelé tout d´abord État Indépendant du Congo- fut pendant vingt-trois ans un domaine personnel du roi Léopold II où l´on a commis des atrocités inouïes. Ce n´est que le 15 novembre 1908 que le Congo est véritablement devenu une colonie belge. Les humiliations et la violence ne se sont pas pour autant arrêtées.

Le passé colonial ne cesse de nourrir les fictions des écrivains d´Afrique, continent meurtri par l´esclavage, les génocides, les guerres tribales ou l´affairisme. Le passé colonial belge en particulier est au cœur d´un très beau roman paru en janvier aux éditions du Seuil, un roman intitulé Dans le ventre du Congo, écrit par Blaise Ndala.

Né en 1972, en République Démocratique du Congo (Zaïre à l´époque), Blaise Ndala a fait des études de droit en Belgique avant de s´installer au Canada en 2007. Il a publié deux romans fort remarqués : J´irai danser sur la tombe de Senghor (L´Interligne, 2014), récompensé par le prix du livre d´Ottawa, et Sans capote ni kalachnikov (Mémoire d´encrier, 2017), lauréat du Combat national des livres de Radio -Canada et du prix AAOF (Association des auteures et auteurs de l´Ontario français).  

Comme l´a écrit à juste titre Mabrouck Rachedi dans un article publié le 12 février dans le magazine Jeune Afrique, Blaise Ndala se révèle –à l´instar de ses romans précédents-comme un formidable passeur de mémoire et de littérature.

L´histoire du roman débute en avril 1958 au moment de l´Exposition Universelle de Bruxelles. Robert Dumont, responsable de l´événement –peut-être le plus important à l´échelle internationale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale –a dû céder aux pressions du Palais Royal qui persiste dans l´idée d´un «village congolais» dans l´un des sept pavillons consacrés aux colonies (déjà en 1897, lors d´une première Exposition Universelle à Bruxelles, 267 Congolais arrachés à leur pays ont été exhibés devant plus d’un million de visiteurs).      

Parmi les onze recrues mobilisées au pied de l´Atomium pour se donner en spectacle, figure la jeune Tshala, fille de l´intraitable roi des Bakuba. On suit donc le chemin, semé d´embûches, de la princesse Tshala de son Congo natal jusqu´en Belgique.

La vie de Tshala- étudiante appliquée en pension à l´école Sainte-Marie-de-la-Miséricorde tenue par des religieuses-  bascule le jour où, se trouvant dans la chapelle Notre-Dame, le pensionnat reçoit la visite de René Comhaire, administrateur du district.

Ce dignitaire belge, trentenaire et beau, adresse à la jeune princesse des mots qui ne peuvent que la faire rougir : «Je t´ai aperçue pour la première fois voilà une semaine. Je passais devant l´école et tu étais assise au pied du grand portail avec ton amie ici présente. Je viens tout juste de me faire dire que ton nom est Tshala. Plutôt mélodieux. Mère supérieure m´a dit grand bien de toi. Pour ma part, je n´avais jamais vu dans les yeux d´une seule femme de ce pays autant de joyaux, de promesses de sensualité et d´intelligence que ce que je découvre à cet instant». Tshala, troublée, ne peut s´empêcher les jours suivants de rêver de cet homme tout en sachant que les préjugés et l´organisation de la société coloniale rendent très difficile toute relation entre un blanc et une noire. Tout au plus, pourrait-on imaginer là –dessus une simple fantaisie, une amourette, ou pire encore, une de ces relations occasionnelles où le blanc ne pense qu´à assouvir son désir sexuel au détriment d´une jeune noire bien roulée.

Toujours est-il que l´impensable se produit. Un jour, René Comhaire  frappe à la porte de la Mère Supérieure en sollicitant «deux filles de bonne famille, pétries de bonnes manières, propres sur elles, pas voleuses et s´exprimant assez correctement en français». Elles auraient pour mission de s´occuper des fleurs qu´il tentait désespérément de faire pousser dans son jardin. Le choix –par hasard ou pas –se porte sur Tshala et son amie Kisita. Elles devaient se rendre tous les samedis à  la résidence  de l´administrateur pour s´occuper du jardin du dignitaire belge, sous la supervision de son boy, un jeune homme timide à peine plus âgé que Tshala. Or, pendant que Kisita s´occupe en fait du jardin et de la montagne d´objets de la maison, Tshala et René Comhaire passent une partie du temps à faire l´amour. René Comhaire semble ignorer que sa concubine est fille de Kena Kwete III, roi des Bakuba…

Tshala avait bravé un important interdit. Elle s´attire les foudres de son père qui avait fini par apprendre le déshonneur dans lequel l´avait plongé sa fille : «J´avais foulé aux pieds l´interdit suprême en offrant ma virginité à un homme autre que celui qu´avait choisi mon père cinq ans auparavant. L´alliance tant espérée entre les Bakuba et les Balunda avait fait long feu. L´homme par qui la débâcle arrivait n´était pas issu d´une royauté avec laquelle la dynastie des Nyimi aurait pu avoir quelque accointance. Le seul fait qu´il ne partageât pas nos us et coutumes l´eût disqualifié sans autre forme de procès, mais la réalité était des plus abominables : il était payé à combattre ce que nous étions aux yeux de l´occupant».    

 Flétrie pour avoir dérogé aux traditions de sa tribu, Tshala cherche refuge auprès de René Comhaire. Celui-ci la confie aux bons soins de Mark de Groof, un ami habitant Léopoldville, la capitale, sous la promesse que, dans la quinzaine, il la rejoindrait et lui ferait partie des projets les concernant. Pourtant, un jour Mark de Groof  apprend à Tshala que le désir de vengeance du roi des Bakuba avait amené les autorités belges à muter René Comhaire dans une autre région pour sa protection. Pendant le séjour de Tshala dans la capitale –où l´on voit défiler Patrice Lumumba et Joseph-Désiré Mobutu –la jeune princesse, ne voulant pas succomber aux avances de Mark de Groof, tombe en disgrâce et échoue à Bruxelles dans l´Exposition Universelle où l´on perd sa trace. En 2004, Nyota Kwete, nièce de Tshala, débarque en Belgique et croise la route d´un homme hanté par le fantôme du père. Cet homme n´est autre que Francis Dumont, professeur de droit à l´université de Bruxelles et fils du sous-commissaire de l´Exposition Universelle de 1958. Une succession d´évènements finit par leur dévoiler le secret emporté dans sa tombe par Robert Dumont…

Dans l´article du magazine Jeune Afrique cité plus haut, on reproduit des affirmations de Blaise Ndala où il évoque la genèse de ce roman : «« Tout part de la visite que j’ai faite au lendemain de mon arrivée en Belgique, en 2003, lorsqu’une amie me propose d’aller à la découverte du Musée royal de l’Afrique centrale, à Tervuren. C’est en découvrant les tombes de sept Congolais morts après avoir été exhibés dans le parc de Tervuren lors de l’Exposition universelle de Bruxelles de 1897 – un événement qui me hantera pendant des mois – que me vint l’idée de raviver la mémoire de ces hommes et femmes oubliés de l’Histoire, oubliés des deux côtés de la Méditerranée. Eux qui ont payé de leur vie la barbarie née du système de déshumanisation lancé par le roi des Belges Léopold II, tout en demeurant, au cœur même de la capitale de l’Europe moderne, l’incarnation posthume de « l’ensauvagement » du Blanc dans son projet colonial, pour reprendre le mot d’Aimé Césaire. Quinze ans plus tard, je bouclais la période de recherches entre le Congo, la Belgique et la France, pour coucher sur le papier les premières lignes de ce qui allait devenir Dans le ventre du Congo. ».

Lorsqu´il est question de passé colonial, quels qu´en soient les protagonistes, on remet toujours sur le tapis le problème de l´amnésie. Donc, comme toutes les autres anciennes puissances coloniales, la Belgique a elle aussi du mal à réfléchir sur les atrocités commises sous son administration pendant longtemps, comme si en voulant ignorer ce passé, l´histoire s´effacerait. Blaise Ndala affirme là-dessus : «« Mon livre est un cri du cœur pour que la Belgique du début du XXIème siècle sorte de sa léthargie et de son amnésie longtemps entretenues. Je parle de cette Belgique dont les filles et fils nés après 1960 clament – à raison – que les crimes commis sous Léopold II pendant la période de l’État indépendant du Congo (1885 – 1908), comme ceux qui se sont poursuivis sous le Congo belge ne pourraient leur être imputés. Après des décennies d’atermoiements, durant lesquelles « la question congolaise » a vogué entre tabous et déni, bisbilles et rendez-vous manqués, il est plus que temps que des signaux forts soient envoyés aux jeunes générations. Qu’on leur dise que leur pays, à l’image de l’Allemagne post-nazie, est prêt à affronter ses vieux démons, que ni le temps ni le silence n’ont réussi à expurger, pour écrire avec les peuples d’Afrique centrale (Congo, Rwanda et Burundi) une nouvelle page d’histoire dans un monde qui n’est plus celui de 1958. ».

Si la fiction peut, elle aussi, aider à refermer les plaies, Dans le ventre du Congo fera date comme une merveilleuse leçon d´Histoire et de mémoire.

Blaise Ndala, Dans le ventre du Congo, éditions du Seuil, Paris, janvier 2021.

 

 

    

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