Le rat Ferdinand,
en fin observateur.
Cette année 2014, on signale, on le sait, le centenaire de l´éclatement de
la première guerre mondiale. La mobilisation citoyenne et les conditions de vie
inhumaines des tranchées resteront à jamais dans la mémoire collective comme
les symboles du premier grand conflit à l´échelle mondiale du vingtième siècle,
mais aussi la «désolation absolue» selon les paroles de la romancière
américaine Edith Wharton qui, habitant Paris à l´époque et écrivant des
chroniques pour le Scribner´s Magazine, a suivi de près la guerre et en a livré
ses impressions dans son livre Fighting France. La «désolation absolue»
décrivait l´air que l´on respirait à Reims, toute la région de
Champagnes-Ardennes ayant été particulièrement touchée. Cette expérience
française d´Edith Warthon(qui a collaboré avec la Croix Rouge et s´est vu
décerner la Légion d´Honneur) fut récemment rappelée par l´intellectuel
espagnol César Antonio Molina, ancien ministre de la Culture d´ Espagne, dans
une tribune intitulée «1914 y los fantasmas del pasado» publiée le 15 décembre
par le quotidien El País.
Ce n´est donc pas une surprise si en France la parution(ou reparution, dans
certains cas) de livres-romans, essais, témoignages-allusifs au conflit s´intensifie,
des journaux y consacrant déjà un espace assez considérable à sa mémoire. Par
contre, au Portugal, où j´écris ces lignes, l´évocation du conflit est assez
ténue alors que le pays y a lui aussi participé, quoique seulement, à vrai dire, à partir de
1917*(contrairement à la seconde guerre mondiale où le gouvernement du dictateur
Salazar a opté –du moins officiellement-pour la neutralité jusqu´à la fin du
conflit). Je me rappelle bien ces jours de mon enfance où, à l´école, des
camarades de classe évoquaient encore les histoires racontées à la maison par
des aïeuls anciens combattants et transmises aux générations les plus jeunes.
Les raisons qui peuvent justifier ce relatif désintérêt c´est que le Portugal
n´a pas vécu la guerre sur son
territoire. Quoi qu´il en soit, la participation portugaise s´est quand même
soldée par un épisode traumatique, traduit par la cuisante déconvenue dans la
bataille de la Lys le 9 avril 1918 où ont péri autour de 2.000 combattants
portugais, le nombre de blessés, prisonniers ou disparus s´élevant à plus de
5.000. Le corps expéditionnaire portugais fut la principale force militaire que
le pays a envoyée à la guerre des tranchées en France (autour de 30.000
hommes), bien qu´une autre unité – plus petite- y eût aussi combattu, le Corps
d´artillerie lourde portugaise, sous le commandement de l´armée française.
Mais quand à la guerre tout court,
le hasard a voulu qu´il me fût
tombé entre les mains il y a peu un des livres les plus originaux concernant ce
premier grand conflit du vingtième siècle : Mémoires d´un rat, suivis de
Commentaires du rat Ferdinand, ancien rat de tranchées, reparu en 2008 et
réimprimé en 2012(collection Texto, éditions Tallandier), écrit par Pierre Chaine.
Pierre Chaine est né en à Tenay, dans l´Aine, en 1882. Dramaturge et romancier,
il s´est fait remarquer dès 1908, en publiant la pièce de théâtre Au rat mort,
cabinet 6. Cette année-là, il a fondé avec José de Bérys et Robert de Beauplan
la Revue du Temps Présent. Lorsque la Grande Guerre eut éclaté, en 1914, il fut
mobilisé au 158ème régiment d´infanterie de ligne. C´est cette
expérience de guerre qui lui a inspiré la fiction satyrique dont il est
question ici, une fiction qu´il a commencé à rédiger en 1915 alors qu´il était
lieutenant mitrailleur au 370ème régiment d´infanterie et qui fut
d´abord publiée en feuilleton dans L´Œuvre, un journal d´opposition de tendance
radicale -socialiste qui prônait une paix
rapide. Le livre de Pierre Chaîne épousait donc on ne peut mieux la ligne éditoriale du journal, en dénonçant
notamment la culture de guerre officielle.
Comme mes chers lecteurs se seront déjà rendu compte, le narrateur est bel
et bien un rat des tranchées, le rat Ferdinand, qui raconte les tribulations de
la guerre en tant que témoin privilégié de la vie des tranchées. Il vit ses
années de rat combattant sous la
protection d´un poilu, le soldat Juvenet, qui l´a pris sous sa protection. Le
ton est d´ordinaire narquois et nourri de réflexions sur la guerre, ses
absurdités et son horreur.
Le rat se présente naturellement dans les toutes premières lignes. De son
propre aveu, il n´est ni un rat d´opéra («n´attendez pas de moi des récits
polissons ni des contes égrillards») ni un rat de cave «dont les lumières
pourraient être utiles aux amateurs de pinard». Son rôle dans la guerre, comme
celui de tous les autres rats des tranchées, revêt une importance primordiale
que l´histoire impartiale sera forcée de reconnaître un jour. Les soldats- qui,
pour la plupart, se seraient laissé surprendre par l´ennemi si l´activité
nocturne des rats n´avait stimulé leur vigilance- étaient on ne peut plus
ingrats, oubliant jusqu´aux services que les rats leur rendaient en fournissant
un prétexte pour le renouvellement constant des vivres de réserve !
Par contre, le haut commandement reconnaît mieux le mérite des rats,
puisque les chefs n´ont eu qu´à imiter leurs travaux pour porter à la
perfection ce qu´on dénommait «la guerre des taupes», les chiens ratiers
n´étant qu´une satisfaction accordée à l´opinion publique.
Le rat Ferdinand- je l´ai écrit plus haut- a un protecteur, le soldat Juvenet, figure
centrale de l´histoire. Ferdinand suit de près les humeurs de Juvenet pour
lequel il finit par éprouver une certaine tendresse. Juvenet qui au début
voulait le noyer, finit par suivre les conseils du colonel, le garde- comme
avertisseur en cas d´attaque par les gaz--et lui procure même une nouvelle
cage. Son attachement au rat pousse Juvenet à le baptiser (Ferdinand) et, alors
qu´il est permissionnaire, à l´emporter à la maison. Si dans le métro
Ferdinand, à moitié dissimulé par la capote de son maître, passe plutôt
inaperçu, dans le wagon de première, par contre, sa présence provoque un barouf
du diable ! Deux «pimbêches» montent debout dans leur banquette en
poussant des cris d´épouvante. Juvenet a beau insister que Ferdinand est
apprivoisé, le scandale ne s´amenuise pas pour autant, bien au contraire, les
cris fusent, des «mijaurées» se trouvent mal ou s´écroulent, l´indignation est
à son comble et Juvenet, sa femme qui l´avait rejoint et Ferdinand sont sommés
par le chef de station d´abandonner le train.
En guise de conclusion à cette première partie-Mémoires d´un rat-Pierre
Chaine met dans la bouche de Ferdinand des considérations sur la différence
entre les hommes et les rats qui sont à vrai dire des remarques critiques sur
la guerre : «La grande différence entre les hommes et les rats, c´est que
ces derniers ne se battent jamais que volontairement et par goût, tandis que je
n´ai rencontré aucun homme qui fît la guerre pour son plaisir. Chacun d´eux
paraissait céder à la nécessité, aussi bien parmi les agresseurs que chez les
autres. Il faut donc supposer que ceux qui veulent la guerre ne sont pas ceux
qui la font. Le chef d´œuvre de l´organisation consiste alors à faire accomplir
par la collectivité ce à quoi chacun de ses membres en particulier répugne le
plus» Et il poursuit : «C´est pourquoi il est nécessaire qu´il y ait dans
une nation une certaine masse d´individus qui soient dispensés d´exposer leur
vie, afin qu´ils soient mieux excités à poursuivre la victoire par l´assurance
d´en risquer seulement le profit. Ils gardent ainsi l´esprit libre pour
suggérer les mesures les plus sanglantes et pour en exiger l´exécution. Trop
près du danger, ils pourraient être enclins à moins d´énergie. La force
principale des armées, c´est le réseau des forces protégées qui attendent
derrière elles et qui sont prêtes à leur demander des comptes» (page 108).
Ces lucides réflexions sur la
guerre, teintées d´ironie, ouvrent la deuxième partie du livre intitulée
Commentaires de Ferdinand (ancien rat de tranchées), dédiée à Anatole France.
Le rat Ferdinand questionne derechef les fondements de la guerre, notamment
pour ce qui est des différentes sortes de fuites, qui selon le cas-ou peut-être
au gré des humeurs de certains observateurs- peuvent être vues soit comme une
retraite stratégique, donc comme un signe de prudence, soit comme une retraite
tactique et, à ce moment, il s´agirait d´une lâcheté : «La retraite
tactique n´est pas admise pour les isolés et l´on fusille un soldat qui lâche
pied sur un champ de bataille. Mais la retraite stratégique, celle qui n´attend
pas l´ennemi et qu´on exécute par principe, celle-là ln´a jamais empêché un
militaire d´être décoré». La frontière est assez mince comme on affirme plus
loin : «On peut reculer avant le
danger mais pas devant, et il ne
manque à la lâcheté pour devenir prudence qu´un plus grand intervalle entre le
péril et la fuite». À quel point précis la prudence devient-elle lâcheté ?
s´interroge Ferdinand. Il avance lui-même la réponse : «Attendre la veille
d´un engagement pour se faire évacuer à l´occasion d´une entorse ou d´un mal de
dent serait s´exposer au mépris de ceux qui restent et à la réprobation tacite
des médecins. Mais un rappel régulier à l´arrière pendant une période de repos
n´excite que la jalousie des camarades» (pages 118-119).
Le livre est émaillé d´autres histoires cocasses comme celle du train que
j´ai citée plus haut, la plus hilarante étant peut-être celle où Mme Juvenet
use d´un stratagème (un déguisement) pour rejoindre son mari devenu
cuistot. Un mari qui entre-temps en
pince pour une certaine Marie-Louise et, en guise de confidence, philosophe un
peu devant Ferdinand : «(…) l´habitude et l´accoutumance ont fini par
engourdir en moi cette conscience du néant ; l´espoir de revenir s´est
enraciné dans mon cœur ; et j´ai connu alors seulement l´impatience du
temps perdu et la rancœur des années que la guerre m´aura volées. Oui,
volées !...mes jours consumés dans la solitude des cantonnements ou dans
le désert des tranchées sont les plus précieux de ma vie, les derniers de ma
jeunesse et je ne les retrouverai jamais plus.»(page 190).
Au fond, à coup de mots d´ordre sur l´héroïsme, l´honneur de servir
l´armée, la gloire de la nation, l´espoir faisait vivre les militaires. Si
d´aucuns néanmoins se rendaient compte plus tard qu´ils avaient perdu à tort ou
à raison les meilleurs années de leur vie, il leur restait le sentiment du
devoir accompli. Aujourd´hui, où le temps de la conscription est révolu
(heureusement, à mon avis) dans plusieurs pays, où l´armée est professionnelle et où les
nouvelles générations ont une autre approche de la guerre, les sentiments
souvent exprimés par les anciens conscrits et a fortiori par les anciens
combattants relèvent d´un certain romantisme. Et pourtant, la guerre est encore
présente dans de nombreux pays où l´on devient soldat dès l´enfance, une triste
réalité qui nous arrache le cœur. Malgré notre colère devant cette situation
honteuse, il y a quand même au bout du tunnel l´espoir qui nous fait vivre
comme naguère il faisait vivre les
conscrits. Et par-dessus le marché, pour nous combler de joie, des livres qui
racontent la guerre d´une façon singulière comme celui écrit il y a quasiment
un siècle par Pierre Chaine à qui je rends hommage en rédigeant cette
chronique.
Pierre Chaine, Mémoires d´un rat suivis de Commentaires de Ferdinand,
ancien rat de tranchées, collection Texto, éditions Tallandier, Paris,
2008(réimpression 2012).
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