Catalin Mihuleac |
Enfer à Iasi ou la
mémoire dérangeante d´un pogrom roumain.
L´histoire des pays se tisse, on le sait, au gré des splendeurs qui rendent
les peuples fiers de leur passé, mais aussi à l´aune des misères qui les
poussent à oblitérer les zones d´ombre, souvent jonchées de cadavres, qui
ternissent leur mémoire. En Roumanie, outre les années sombres où le conducator
Nicolae Ceausescu, sa femme Elena et la redoutable Securitate –police politique du régime communiste
– ont sévi sans partage, il est une autre période de l´Histoire du vingtième
siècle encore plus dérangeante pour la mémoire roumaine : le pogrom de
Iasi en juin 1941 où plus de treize mille juifs ont péri sous les coups de
boutoir de l´armée et de la police du régime du général Ion Antonescu, allié
des nazis, mais aussi de civils de toutes les classes sociales pris d´une
hystérie collective contre les juifs, considérés comme des ennemis de la nation
et sympathisants communistes.
Malgré l´évocation qu´en font les historiens, la mémoire roumaine a encore
parfois du mal à digérer cette période ténébreuse de son histoire, peut-être
parce que s´il y eut des Roumains chrétiens et autres qui ont sauvé des juifs
au péril de leur vie, ils ont pourtant été nombreux à contribuer de bon gré à
leur lynchage et à leur extermination.
Si le travail de recherche et d´interprétation de l´historien est
fondamental pour la préservation de la mémoire, peut-être le romancier dans un
autre registre joue –t-il un rôle tout aussi important en ce sens que la
fiction permet parfois au lecteur, à travers les sentiments d´un personnage et
les techniques du récit littéraire, de s´identifier davantage et plus
facilement aux figures et aux moments de l´histoire.
La parution en 2014 chez Editura Polirom du roman America de peste pogrom où il est question justement du pogrom de Iasi fut un véritable événement en Roumanie et plus tard en Allemagne aussi. Partout, on a salué son énorme originalité et son indiscutable force narrative, d´autant plus que l´auteur a pondu un roman où le ton parfois grave est ici ou là remplacé par une narration à l´humour sarcastique, comme si, puisque les juifs sont à l´ordre du jour, l´auteur ne pourrait, tout en évoquant la souffrance, s´empêcher de penser, en écrivant un roman comme celui-ci, à la grande tradition de l´humour juif que l´on connaît par des auteurs comme, entre autres, Sholem Aleikem, Edgar Hilsenrath, ou d´une manière plus atypique et subreptice Kafka lui-même (on pourrait ajouter Woody Allen côté cinéma).
Toujours est-il que l´auteur de ce roman s´est attaqué de main de maître à
l´un des grands tabous de l´histoire roumaine contemporaine. Cet écrivain
répond au nom de Catalin Mihuleac et il a fallu six ans pour que la traduction
en français (par Marily Le Nir) eût vu le jour en septembre dernier grâce aux
éditions Noir sur Blanc sous le titre Les Oxenberg & Les Bernstein. Le
roman fut bien accueilli et a reçu en France le Prix Transfuge du meilleur
roman européen.
Né en 1960 à Iasi justement, Catalin Mihuleac a fait des études de
géologie, de biologie, de géographie et, à la fin, d´économie à l´Université
Alexandru Ioan Cuza. Il a travaillé une demi-douzaine d´années en tant que
géologue. À la chute du régime communiste, il a entamé une carrière de
journaliste tout en publiant ses premiers textes satiriques dans des revues
telles România Literara, Ziarul de Duminica, Orizont, Dacia Literara et
Cronica. Aujourd´hui, il est éditeur du magazine Timpul.
Deux histoires parallèles ont cours dans ce roman : celle des
Bernstein, une famille de Juifs américains qui réussit à Washington DC dans les
années 1990 grâce au commerce en gros de vêtements vintage, et celle, soixante
ans plus tôt, des Oxenberg, juifs aussi,
dans la ville roumaine de Iasi.
Le début de la narration commence en 2001 lorsque la riche Dora Bernstein
et son fils Ben se rendent à Iasi pendant l´été et font la connaissance de
Suzy, une jeune pragmatique et un brin insolente, qui a grandi dans la Roumanie
de Ceausescu où le mensonge, la misère et une nouvelle mouture du communisme,
un communisme aux accents ubuesques, ont transformé le pays en une fable
cauchemardesque. Suzy finit par épouser Ben et fait fructifier les affaires de
sa belle-famille. Les Bernstein, persuadés que tout, des habits aux idées, y
compris les sentiments, est plus ou moins de seconde main, ne voient dans le
passé qu´une valeur ajoutée.
L´autre histoire du roman se situe, on l´a vu, à Iasi où dans les années trente
le médecin juif Jacques Oxenberg se taille une bonne réputation après avoir vu
couver l´antisémitisme à la Faculté où il a étudié. Il a essuyé toutes sortes
d´humiliations et n´a pas rechigné devant les règlements absurdes mis en place
comme l´injonction faite aux étudiants juifs de ne disséquer que des cadavres
juifs faute de quoi ils seraient renvoyés. Dans une époque où l´antisémitisme
s´accentue donc au fil des jours, Jacques Oxenberg devient néanmoins un
obstétricien célèbre, le meilleur de la région, le maître des césariennes,
surnommé par les nationalistes – qui appellent à un
retour aux accouchements traditionnels à la maison- «le docteur vaginard». Roza, sa femme, élégante et
lettrée prépare la traduction en allemand d´une anthologie de nouvelles
roumaines. Leur fils Lev est un écolier espiègle qui a déjà, si jeune,
l´entregent pour bien mener ses affaires, ne serait-ce qu´auprès de ses
collègues à la cour de récréation. Enfin, Golda, leur fille, enfant à
l´imagination vive et pétillante, sait raconter des histoires et ce talent lui
vaudra d´échapper au pogrom. En raison de leur place dans la bonne société, les
Oxenberg se croyaient protégés. Or, il n´en fut rien.
Le virus de la haine gronde à Iasi à chaque coin de rue en l´année 1941 et
le 29 juin la barbarie se déchaîne emportant quasiment tous les juifs sur son
passage. Contrairement à une idée répandue à la Libération selon laquelle le
pogrom ne serait imputable qu´aux officiers et soldats nazis –une version que
même les communistes n´ont pas contestée -, le crime eut la coordination des
autorités roumaines et des civils y ont joyeusement participé, en détroussant
des cadavres, en pillant, en massacrant ceux qui avaient été des voisins. Le
crime fut d´autant plus prémédité que les autorités roumaines avaient fait
creuser deux immenses fosses communes dans le cimetière juif sur les hauteurs
de Pacurari.
Catalin Mihuleac raconte la violence inouïe qui s´est emparée des Roumains
avec un talent rare où le grotesque côtoie l´épouvante la plus sordide et
abjecte. On tabasse à la Questure, on pousse les survivants à la gare vers les
trains de la mort, pour Calarasi et Podu Iloaiei. Le docteur Jacques Oxenberg
et son fils Lev vont connaître le sort funeste des autres juifs. Toutes les
supplications du docteur pour qu´au moins son fils eût la vie sauve sont
restées lettre morte. Le colonel Chirilovici, auquel il fait appel par le biais
d´un policier, lui transmet une réponse aussi catégorique que honteuse :
«je ne connais pas ce youpin». D´autres pontes l´ont traité avec le même
mépris, eux dont les épouses avaient été patientes du «docteur vaginard».
C´était une forme ignominieuse de nationalisme : «Le médecin apprend –trop
tard et, hélas, à ses propres dépens –la forme gynécologique de nationalisme,
entrelacée avec la jalousie aveugle du mâle roumain. Un Roumain avec une paire
de roubignoles qui savent ce que c´est que l´honneur ne peut vivre longtemps
avec l´idée qu´un autre a regardé ce qu´il y avait dans les culottes de sa
femme. Si cet «autre» existe, il faut le supprimer chirurgicalement, comme un
furoncle qui affecte la beauté d´un cul de femme. Et surtout si cet autre est
de plus un «Judas perfide». Donc,
poursuit le narrateur se mettant dans la peau d´un nationaliste roumain, un
médecin juif qui a souillé tant de parturientes roumaines n´a pas le droit de
vivre une seconde de plus, fût-il Itzic Esculape, et il n´y a pas de raison non
plus pour que son fils quoique mineur eût la vie sauve. L´enfant n´en est pas
moins un youpin lui aussi…
Pour ce qui est de Golda, la jeune fille des Oxenberg, qui n´avait jamais
vu d´autre nu masculin que les statues grecques des livres d´art, elle observe
sans vraiment comprendre, comment sa mère est violée, sodomisée, humiliée, non
seulement par des officiers nazis, mais également par d´autres hommes comme
Ilie, le fiancé de Tincoutza, la bonne de la famille. En la pénétrant, Ilie se
sent pousser des ailes encouragé par des cris scandés par ses comparses se
trouvant derrière la porte : «Encore un petit coup, coup, coup/ et le zizi
sera dans l´trou, trou, trou/y a rien de plus doux, doux, doux/que d´êt´au
chaud dans l´trou». Golda finit par partir à l´extérieur et au fur et à mesure
du déroulement de l intrigue, on découvre qu´elle est le trait d´union entre
les Oxenberg et les Bernstein…
Les nazis, lors de la seconde guerre mondiale, ont été responsables de
l´innommable, de la solution finale, de l´Holocauste. Néanmoins, même si rien ne peut égaler l´horreur de la Shoah, tous n´ont
pas été résistants dans les pays sous occupation ou influence nazie. En France sous
le régime de Vichy, en Roumanie à Iasi et ailleurs, en Croatie sous l´impulsion
des oustachis, en Slovaquie sous la baguette de la Garde de Hlinka, les
exemples sont nombreux où des régimes jouant le rôle de laquais des Allemands ont
mis en place des mesures antisémites et ont participé à des crimes contre les
populations juives. Ces mesures ont souvent été appliquées grâce au zèle des
fonctionnaires administratifs et à une cohorte de collaborationnistes civils.
Si les historiens font un travail remarquable de préservation de la
mémoire, la littérature n´est-elle pas le témoignage de l´Histoire par d´autres moyens et d´autres
chemins ? Dans l´art de la fiction, Catalin Mihuleac a su immortaliser on
ne peut mieux un des épisodes les plus cruels et traumatiques de l´histoire
roumaine du vingtième siècle.
Catalin Mihuleac, Les Oxenberg & les Berstein, traduit du roumain par
Marily Le Nir, éditions Noir sur Blanc, Paris/ Lausanne, septembre 2020.
Ce roman a reçu le Prix Transfuge du meilleur roman européen.
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